Vivre de sa passion ou vivre pour sa passion. Si l’on devait classer les auteurs de bandes dessinées dans l’une de ces catégories, Kris Arnal ferait partie de la seconde. Véritable passionné du 9ème Art, il a adopté le principe du « Pourquoi pas moi ? » et s’est lancé dans le scénario il y a déjà quelques années. Sa série Moustik compte déjà trois albums au compteur. En exclusivité pour BD Best, Laurent Lafourcade a rencontré Kris Arnal pour un entretien empreint de sincérité.
Bonjour Kris. Peux-tu nous dire qui est Moustik ?
C’est un adolescent, plutôt maladroit, naïf. Il se laisse un peu faire. Il est très attachant. Il subit pas mal de moqueries à l’école et c’est assez compliqué pour lui. Je pense que c’est le cas de beaucoup actuellement.
Tu montres comment à cause d’une situation de moquerie et de harcèlement un adolescent va tenter un dépassement de soi. Est-ce que tu penses que c’est quand on touche le fond qu’on peut remonter ?
Alors, je ne suis pas spécialiste, mais je pense que oui malheureusement. On a toujours la force mentale qui nous permet de rebondir. Au début, quand j’ai inventé ce personnage, je ne pensais pas que ça toucherait autant le public. Je m'aperçois que je reçois beaucoup de messages des lecteurs qui ont subi des moqueries et qui en subissent encore. Harcelés, ils se retrouvent un peu dans Moustik. Comme il a des super pouvoirs, cela les rassure et leur remonte le moral. Alors, rien que pour cela, ça me fait énormément plaisir, même si à la base je n’avais pas vraiment visé ce thème. Moi, je voulais tourner la situation autour d’un personnage basique, ordinaire.
Avec le personnage de la mère de Moustik, tu ajoutes une touche d’humour. Est-ce pour apporter une respiration dans une histoire au fond sérieux ?
Oui, mais j’avoue je voulais faire juste la mère un peu trop possessive. Après, elle le lâche un peu dans les épisodes suivants. Je voulais insister sur le fait que s’il était appelé Moustik, c’était à cause ou grâce à sa mère. Elle l’a un peu trop couvé étant adolescent et ça ne lui apporte que des ennuis.
Les jeunes sont assez cruels entre eux. Est-ce un phénomène contemporain ou bien est-ce que ça dure depuis que l’école existe ?
Depuis que l’école existe, je ne sais pas, mais je pense que c’est récurrent. Tout le temps, on entend des histoires qui se sont passées. On en entend souvent à la télé, dans l’entourage aussi. Ce sont des problèmes qui nous touchent tous. Malheureusement, j’ai bien peur qu’avec les réseaux sociaux le phénomène ne fasse qu’augmenter.
Tu apportes aussi des touches que l’on croit au départ être du fantastique mais qui sont en fait des situations qu’imagine Moustik. Tu fais marcher le lecteur sur un fil tout en restant toujours dans la réalité.
En fait, je voulais apporter une touche de magique car si c’est parler d’un gamin qui est un ado ordinaire avec une vie ordinaire cela ne va pas toucher les gens. Tout le monde ne peut pas voir ce qui se passe et lui-même ne peut pas se contrôler quand il est transformé. Il ne sait pas en quoi il se transforme, il ne sait pas ce que cela va lui apporter ou résoudre comme problème. Dans toutes les histoires, j'essaie d’apporter un peu de magie, car la réalité est assez dure. Si en plus, je fais un album qui reste réalité sans un soupçon de rêve ou de magie ça ne sert à rien.
Ne peut-on quand même pas qualifier Moustik de super-héros ?
Moustik est loin de sauver le monde. S’il arrive à sauver son adolescence, ce ne sera déjà pas mal. Peut-être est-il un super-ado, oui plus super-ado que super-héros. J’ai envi que ce personnage ne reste pas basique. Oui, on peut dire super-ado, ça me va ça, j’aime bien.
Dans son voyage initiatique aux Etats-Unis dans le tome 2, on fait la connaissance de Nelson qui le coache. As-tu pensé à Mickey Goldmill qui entraîne Rocky Balboa ?
Comme tout le monde, j’ai regardé tous les Rocky. C’est une histoire que j’aurais aimé écrire. Je ne voulais pas faire un copié collé, mais j’ai eu envie de mettre un coach. Moustik avait besoin d’être secoué. Il avait besoin d’aller voir ailleurs. Ce type l’a aidé. Il a pu partir avec lui aux Etats-Unis. J’ai trouvé que c’était un bon plan pour décoller pour New-York. C’est une ville que j’aimerais visiter plus tard.
Moustik revient d’Amérique, très sûr de lui, prétentieux. Tu affiches les défauts de ton personnage. C’est rare.
Justement, on m’a fait une critique là-dessus. On m’a dit qu’à chaque fois qu’il se transformait en super-héros, il lui arrivait toujours une bêtise. On m’a reproché de le descendre. Mais je pense, et là les adolescents vont me tomber dessus, que chacun d’eux a, ou bien a eu, moi y compris, le côté prétentieux et arrogant de se croire le plus fort du monde. Je veux continuer à montrer que Moustik reste un ado, même si c’est un super-ado, qui veut faire le mec fort mais à qui il reste des failles.
Comment as-tu rencontré Alexandre Chair ?
Je l’ai rencontré en discutant avec lui par internet. Mes rencontres avec les dessinateurs se passent par les réseaux. C’est là qu'il y a une vie, impressionnante de talents. Alex est de Paris. On a fait des albums et on a eu la chance de se rencontrer il y a deux ans sur le festival de BD de Cajarc où on a été invités tous les deux. J’ai donc pu voir mon complice. On a bien sympathisé. A l'époque, on n’avait fait qu’un album. Nous voilà à trois et le tome 4 de Moustik est prévu pour fin 2021. Ça marche bien.
Quand je rencontre virtuellement un dessinateur, il faut que ça accroche bien avec la personne. Pour la couverture du tome 1, avec le dessin de la tête de Moustik, je lui ai demandé comment tu vas il allait dessiner le personnage. Je le lui ai décrit et c’est le premier dessin qu’il m’a sorti. Lorsque je l’ai vu, je me suis dit qu’il était le bon dessinateur. Je marche au coup de cœur, qu’importe si la personne est un pro ou un amateur. Alexandre Chair n’avait jamais publié mais voilà j’ai flashé. Maintenant, on a d’autres projets ensemble en plus de la suite de Moustik.
A-t-il adapté son graphisme à ton récit ou bien est-ce son trait qui a orienté le cours de ton histoire ?
Lui est plus dans le manga. On nous a dit une fois dans une critique qu’on flirtait avec le manga. Ça c’est bien parce que ça ne fait que flirter. Pour le côté magique, je trouve que ça colle très bien au visuel.
L’originalité de ses décors est qu’ils sont faits à partir de photographies travaillées et colorisées. C’est surprenant au début, mais le procédé s’avère original et efficace. As-tu été toi-même surpris la première fois que tu as vu ça ?
Oui, franchement agréablement surpris. Les pros ne se sont pas faits avoir. Ils ont remarqué que c’était tiré d’une photographie. C’est original, ça reste efficace et ça fait son effet. J’ai laissé faire Alex. Au niveau texte, c’est moi qui donne mon avis final. On travaille en collaboration. Pour ses cadrages, ses couleurs, ses mises en pages qui sont assez explosives par moment, il est fabuleux. J’adore travailler avec lui.
Tu adores le cinéma américain à grand spectacle, preuves en sont les allusions à Spiderman ou autres James Bond. Quelles sont tes références en matière de cinéma ?
Malgré que Moustik se soit transformé une fois en lui, je n’accroche pas trop à James Bond. C’est le clin d'œil au style. Je suis plus Spiderman que Superman. J’aime bien aussi Batman. J’aime bien ce côté charismatique du héros que je voulais donner à mon personnage. Je voulais, disons, que Moustik ait 30% de charisme.
Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi. » Pourrais-tu dire « Théodore de Guerville dit Moustik, c’est moi. » ?
Moi ? Non, je ne pense pas. Quand j’étais gamin, je n’étais pas meneur de bande, plutôt le solitaire qui avait un calepin et un crayon dans son coin. Je n’étais pas un artiste, je ne me considère toujours pas comme tel.
Si j’ai choisi ce nom, Théodore de Guerville, c’est parce que j’ai pensé que, le pauvre étant déjà naïf et malchanceux, il valait mieux éviter de lui donner un nom accentuant son côté perdant.
Tu rêvais d’être dessinateur. As-tu pensé dessiner Moustik toi-même ?
Quand j’étais adolescent, je dessinais, je me rêvais dessinateur. Je savais reproduire des photos, comme je sais reproduire Moustik pour une dédicace parce que ça fait trop plaisir aux gamins d’avoir une dédicace, même si ce n’est pas celle du dessinateur. Je m’applique avec plaisir à faire le mieux possible.
Quand tu veux être dessinateur et que tu te rends compte un jour que tu n’as pas le niveau, ça ne sert à rien d’insister. Par contre, on va dire que j’assouvis mon rêve quand même à travers d’autres artistes et à travers mes histoires. Je suis aussi heureux maintenant d’être scénariste BD jeunesse que si j’avais été dessinateur.
A un moment, je me disais que j’avais des rêves mais que ça n’intéressait personne. J’avais des histoires dans mes tiroirs et j’avais laissé tomber. Et puis j’ai rencontré ma femme (qui l’est toujours), je lui ai raconté, montré mes histoires, raconté ce dont je rêvais. Un jour elle m’a dit que si au lieu de parler j’agissais ce serait bien. Je l’ai écoutée. J’ai pris confiance en moi.
En 2011, avant même d’avoir écrit les histoires, j’avais aussi un rêve qui était d’organiser un festival de BD. Je l’ai fait dans un tout petit village à Saint-Félix (46), avec une quinzaine de dessinateurs invités. Le président du festival était William Maury, le dessinateur des Sisters, devenu un ami maintenant. J’ai parlé avec des auteurs sur place comme Garréra ou Jean-Christophe Vergne qui m’ont encouragé à me lancer. Et c’est parti de là. Depuis, j’ai arrêté l’organisation du festival parce que ça prend beaucoup de temps.
En 2012, j’ai fait le premier album et ça a enchaîné. Maintenant, je n’ai plus envie d’arrêter. J’ai fait des albums qui ont plu moins que d’autres. Moustik, j’avoue, au début, ça a été un peu lent pour se faire connaître. Maintenant, je m'aperçois que j’ai des commandes d’albums qui n'avaient pas eu lieu dans l’année et que les gens me réclament pour Noël.
Tes lecteurs te sont donc fidèles.
C’est ça. Ils cherchent à se procurer la suite de Moustik qui n’arrive pas toujours aussi vite qu’ils le voudraient. Mais j’ai aussi cinq projets de livres jeunesse en cours. Je négociais tout à l’heure avec un dessinateur. J’ai une espèce de boulimie de projets. J’ai l’impression d’avoir du retard dans mon côté artiste. Je n’ai pas de frein dans mon imagination.
Revenons au thème général du harcèlement scolaire. C’est une cause dans laquelle tu es engagé.
Je m’y suis retrouvé engagé malgré moi. Je vais être honnête, quand j’ai fait Moustik, j’étais sur le côté ado, pas méchant… C’est quand mes lecteurs m’ont écrit et m’ont raconté que leur fils ou leur fille se faisait harceler, que ça n’allait pas, que je me suis dit que Moustik pouvait devenir un porte-parole ou une aide pour ces gamins. Je le souligne dans mes dédicaces. Je me mets une pression positive. Je ne peux pas décevoir.
Les éditions Bamboo sont aussi engagées avec l’album Seule à la récré. L’as-tu lu et si oui qu’en as-tu pensé ?
Oui, je l’ai vu. Maintenant, le harcèlement n’est plus tabou. Avant on disait que c’était des querelles de gamins, que ce n’était rien. Si un grand éditeur comme Bamboo prend l’initiative de sortir cet album qui est très réussi sur ce sujet, c’est formidable. Je l’ai lu et j’ai adoré.
On a entendu parler d’une collaboration avec Steffel Palitta. Qui est-ce ? Et qu’allez-vous faire ensemble ?
Steffel Palitta est un youtubeur. C’est un mec qui est parti de rien. Il a fait sa propre marque de fringues. On a sympathisé par l’intermédiaire de ma fille qui le connaissait. On a discuté et on va faire une BD “publicitaire” avec Moustik qui va tourner autour de chez Steffel. Ça va se dérouler dans une salle de sport. Alex l’a dessinée. Ça va permettre de donner à Moustik un autre public que le public actuel. Je pense que Moustik peut toucher toutes les jeunesses.
Tu as dit : « Les enfants ne mentent pas. Leurs sourires, leur regard révèlent ce qu’ils pensent. Et ça me fait chaud au cœur ». Ne seraient-ce pas eux qui auraient les solutions aux problèmes de la société ?
Effectivement, un enfant, ça ne ment pas. Je ne sais pas s'ils pourraient la changer mais actuellement on ne leur laisse pas une société au top.
A ses débuts et jusqu’au milieu des années 80, le festival d’Angoulême accueillait pléthore de ces jeunes auteurs aux styles imparfaits mais ô combien amoureux de la bande dessinée et respectueux du média. Avec Alexandre Chair, vous entrez dans cette catégorie. Votre série respire la sincérité et la passion. Dans la surproduction actuelle, y a-t-il encore en 2020 une place pour ce style de bande-dessinées ?
Je vais dire oui, il reste une place. Mais en même temps, il y a tellement de talents que je rencontre dans les festivals, que je me dis que c’est un miracle que j’ai pu trouver mon public. On peut me faire le reproche que je ne suis qu’un amateur, ce que je conçois car j’ai un autre métier à côté. Je le fais car ça me fait plaisir et je le fais avec passion. Je ne cherche pas à devenir professionnel. Pour moi, ça me fait plaisir quand tu me dis que mes albums respirent la sincérité et la passion. Quand je fais un livre, je ne me dis pas combien je vais en vendre. Je suis simplement content d’en vendre. Mais en premier lieu, je me demande si ça va plaire, si ça va plaire à mes lecteurs, s’ils vont m’écrire pour me donner leur avis. Je ne refuse pas les critiques négatives, parce que la plupart du temps ce sont celles qui font avancer.
Avant de te lancer dans la bande dessinée, tu as publié des albums jeunesse. Il y a d’abord eu Le mal du bocal en 2012.
C’est l’histoire de Lilou et Elliott. Un petit poisson qui s’appelle Elliott, un peu téméraire, veut refaire le monde parce qu’il se sent plus fort que les autres. Un jour, il rencontre l’hameçon de Lilou et de son grand-père qui étaient en train de pêcher. Elliott se fait attraper par Lilou. L’histoire commence là, c’est l’amitié entre Lilou et le petit poisson. Le grand-père veut le manger et la petite fille demande à le mettre dans un aquarium, pensant le rendre heureux. Lilou et Elliott parlent tous les deux et la fillette se rend compte qu’il est triste. Elle le relâche. Le mal du bocal est un titre qui a été trouvé par Laurent Pinaud. C’est lui qui a fait les très beaux dessins. Malheureusement, l’album n’est plus disponible. J’en ai vendu beaucoup en festivals. Ce n’est pas le même public que pour la bande dessinée.
Tu poursuis avec Mattéo et la machine infernale.
Alors là c’est plus intimiste. Je ne pense pas que j’aurais pu toucher le prix Goncourt avec ça. Mattéo, c’est mon fils quand il était petit. Il a seize ans aujourd’hui. La machine infernale, c’est le tracteur conduit par mon propre grand-père qui s’appelait Roger maintenant décédé. Mon grand-père était quelqu’un d’ordinaire pour les gens mais extraordinaire pour moi. J’ai voulu lui rendre hommage, ainsi qu’à mon fils. Ce n’est pas une histoire qui n’est pas vraie. C’est vraiment un livre intimiste. Quand je l’ai fait, je n’ai pas pensé aux ventes. Mon grand-père était encore parmi nous quand je l’ai publié. Il l’a lu et en a été très ému.
Tu passes ensuite à un livre plutôt décalé : Les zani’mots.
En fait, mon fils Mattéo était à l’âge ou l’on pose des millions de questions. On était en voiture et il me dit : “Papa, ça tremble dans mes pieds, ça pique, qu’est-ce qu’il se passe ?”. Je lui réponds : “Ce n’est rien, tu as des fourmis dans les pieds.”. Il a commencé à flipper. “Papa, Papa, j’ai des fourmis !”. Je lui ai alors expliqué l’expression « Avoir des fourmis dans les pieds ». Et c’est de là que tout est parti. Je me suis donc amusé à expliquer des expressions comme ça dont les gamins ne connaissaient pas le sens. Dans ce livre, on trouve d’un côté l’expression avec sa définition, de l’autre une illustration de Patrick Nater, dessinateur suisse très talentueux. Rien qu'en regardant le dessin, tu comprenais l’expression. J’ai un autre projet dans le même genre.
Pourquoi as-tu dévié vers la BD ?
J’avais assouvi mes rêves de faire un festival BD et un livre jeunesse, il me restait à faire de la BD. Je me suis donc lancé. Ce projet, je l’avais depuis longtemps. Je sais aussi que tôt ou tard je ferais un roman, parce que j’ai ce besoin d’écrire sans visuel. J’ai un ami écrivain qui me donne des conseils. Je veux toucher à tout en fait, à tout ce qui est livre. Je ne me mets plus aucun frein, je joue à « Cap ou pas cap ». Si je me plante parce qu’il n’y a pas de succès, tant pis, mais je l’aurai fait.
Comment un auteur inconnu se fait-il éditer la première fois ?
Alors là, c’est du bol. Avec mon complice, on mettait des photos par ci par là sur internet. Un jour, j’ai la chance d’avoir un éditeur numérique canadien qui me contacte. J’adore l’édition du livre. C’est bien le numérique. Il y a des gamins qui aiment lire sur ce support. Moi, je suis encore à l’ancienne : le papier, le touché, sentir l’encre de la BD,… Mais j’ai quand même accepté, et heureusement, parce qu’un jour, un éditeur papier, quinze mois après, m’a dit qu’il aimerait publier ce livre en version papier. .
Les éditions YIL qui publient Moustik, est-ce que c’est une forme d’autoédition ?
C’est un imprimeur-éditeur. C’est un imprimeur qui a été malin. Il fait un travail de qualité, et qui très réceptif. Il peut tout gérer. Lorsqu’il m’a manqué des exemplaires du tome 1 de Moustik, il me les a envoyés en quelques jours. Ça reste un petit éditeur. Ce n’est pas péjoratif. Heureusement qu’on en a. Ça permet d’assouvir nos rêves. Je sais très bien que les gros éditeurs comme Casterman ou Bamboo ne vont pas s’intéresser à moi.
As-tu déjà pensé à te lancer dans le financement participatif comme Ulule ?
J’y ai pensé. J’y pense encore d’ailleurs, mais ça dépendra car je veux publier d’une façon ou d’une autre. Alors, si je le fais par Yil je le ferai, si je passe par Ulule ou autre, je le ferai aussi. Honnêtement, je ne l'exclue pas. Sans le financement participatif, beaucoup de projets ne verraient pas le jour.
Est-ce que tu vis de ta passion pour la BD ?
A quinze ans, j’avais espoir d’en vivre, d’être dessinateur. J’ai un métier alimentaire à côté dans la grande distribution parce que j’ai une famille. C’est un boulot qui n’a pas de rapport avec le milieu artistique. J'aurais aimé avoir un travail qui touche le milieu du livre. Je n’ai pas cette chance. Mais je ne cherche pas. J’ai des tas de copains pros, mais ce n’est pas mon but. Mon but est de publier.
Dans tes projets, il y a un quatrième tome de Moustik ainsi qu’un autre album avec Alexandre Chair. Peux-tu nous en dire plus ?
C’est un livre qui m’est cher aussi. J’ai deux enfants et j’avais promis à ma fille Morgane qu’un jour je ferais un livre dont elle serait l'héroïne. On en a parlé avec Alex, ça y est on est dessus. Ça va s’appeler “Le chat maléfique”. C’est l'histoire de Morgane qui a un frère et deux amis. Ce sont des ados dans un petit village où ils mettent un peu la pagaille… même beaucoup. Un jour, malgré les recommandations de Morgane, ils vont se retrouver en pleine forêt pendant un orage. Un chat maléfique va leur jeter un sort et ils vont se retrouver transformés. Je n’en dis pas plus. Ce ne sera pas une série comme Moustik mais un one shot.
Tu cherches aussi un dessinateur qui sait faire des petits monstres.
Oui, j’ai lancé un appel sur Facebook et j’ai eu plus de soixante-dix réponses. Moi qui suis quelqu’un qui n’aime pas vexer… Je ne peux pas non plus dire oui à tout le monde. Ce sera pour un livre jeunesse. A part « Le chat maléfique » qui est une BD, mes autres nouveaux projets sont dans le livre jeunesse.
Merci Kris !
Propos recueillis par Laurent Lafourcade
Toutes les images de Moustik sont
© Kris Arnal, Alexandre Chair – YIL Editions
Gilson est connu pour avoir collaboré à plusieurs albums collectifs avec et autour de François Walthéry. Sa carrière est loin de se limiter à ça. Dans la plus pure tradition d’un graphisme franco-belge, il nous revient cette année avec Tatanka, un petit sioux qui a tout pour prendre une grande place dans le cœur des enfants…et de leurs parents.
Bonjour Gilson. Tatanka, une journée extraordinaire, est un album jeunesse qui vient de paraître aux éditions La surprise du chef. Peux-tu nous présenter ce personnage ?
Bonjour Laurent. Il s'agit d'un jeune Sioux, d'à peu près 8 ans. Il est de l'ethnie des Lakotas.
© Gilson – La surprise du chef
Tatanka a l’air de te tenir particulièrement à cœur. En 2011, il s’est d’abord appelé Wichita et c’était un petit navajo.
En effet, la première version se nommait Wichita sur base d'un scénario de Jacques Devos (Génial Olivier chez Dupuis) qui était destiné, 30 ans plus tôt à Salvérius. Ce dernier, malheureusement n'eut pas l'occasion de mener à bien cette histoire dédiée à la collection Carrousel car il décéda avant de mener à bien ce projet. Je me basais cette année-là (2009) sur quelques études de personnages afin de garder l'esprit de l'époque. Mais j'insiste sur le fait qu'il ne s'agit en aucun cas d'un quelconque plagiat. En réalité, une véritable volonté de faire honneur au scénario et au graphisme de ces chers disparus.
Comment t’es-tu retrouvé à travailler avec l’un des piliers de l’âge d’or de Spirou ?
Complètement par hasard et avec une amitié qui s'est tissée au fil des festivals. Dans les années 2000, j’avais tout autre chose à présenter dans ces manifestations et, au fil de nos échanges, j’ai eu la gentille proposition du fils de Jacques Devos à créer ce petit personnage. Ce fut une belle collaboration et de beaux souvenirs persistent encore.
© Gilson – La surprise du chef
En 2018, on retrouve Wichita sous le nom de Tatanka, et il revient aujourd’hui. C’est un peu ton sparadrap du Capitaine Haddock dans L’affaire Tournesol ?
Pas du tout. Depuis une dizaine d'années et ce via de nombreux salons BD, on me posait très souvent la question de savoir quand il y aurait une nouvelle aventure de ce petit indien. Comme il n'y avait qu'un seul scénario disponible, il m'était donc difficile de promettre une suite. J'y ai donc réfléchi très longuement et pris donc la décision de lui donner une renaissance sous un autre nom et d'écrire mes propres histoires. Voici, par conséquent, l'explication du changement de direction de ce personnage qui était je le rappelle à l'origine, un Navajo. Je ne m'autorisais pas à reprendre le nom original et ce pour une raison évidente de respect et une certaine volonté de proposer au public quelque chose de totalement nouveau et plus actuel par rapport au jeune public de notre époque.
Pourquoi avoir choisi le format album jeunesse plutôt que d’en faire une bande dessinée ?
Je peux me tromper mais je pense que la tendance va vers le livre d'illustration et le roman graphique de nos jours. J'aime la bande dessinée, évidement ! Mais je me considère plutôt comme un illustrateur. Si je devais être obligé de ne dessiner QUE de la bande dessinée, je pense que j'en réaliserais comme le fameux Paul Gillon qui produisait ses planches dans un format XXL si je puis dire, soit la taille d'une case comme approchant au minima, un format A4. Là, oui j'y prendrais un plaisir immense. Mais enfermer mes personnages dans un petit cadre de quelques centimètres, j'y éprouve beaucoup de difficultés. Et cependant j'admire tous ces auteurs qui y parviennent sans mal je dirais. Ce n'est pas mon cas (rires).
© Gilson – La surprise du chef
Le livre ne se contente pas de raconter une histoire, mais propose une recette de cuisine sioux, un cahier de jeux, des dessins hommages, et une conclusion didactique expliquant comment la petite histoire rejoint la grande. Plus qu’un album, tu as réalisé un bel objet. As-tu voulu faire un livre qu’on lit aux enfants et qu’ils liront eux-mêmes à leurs enfants quand ils seront grands ?
Oui mais c'est surtout dans le but que parents et enfants partagent un bon moment ensemble. Je m'explique : J'ai moi-même trois petites filles de 7 à 11 ans. Je bannis (enfin presque, je ne suis pas un monstre) les tablettes, YouTube et tutti quanti. Avec elles, nous jouons à bricoler, peindre, dessiner, inventer des jeux de sociétés, nous jouons dans les plaines de jeux, balades en forêt à la découverte de la faune, etc. Je pense qu'il est très important que parents et enfants partagent une foule de choses. A une époque qui visiblement privilégie le repli sur soi, j'estime qu'il est grand temps de revenir à ces partages que nous, vieille génération si j'ose dire, avons vécu avec nos pères, mères et grand parents. Je parle de cette époque où un tire-bouchon nous servait de vaisseau spatial dans notre imaginaire, où une caisse de bananes devenait un bolide de course. Voilà l'essence de ce livre, que petits et grands s'y retrouvent tous et surtout s'y amusent ensemble.
Parlons de l’histoire. Comment écrit-on une histoire de petit indien en se démarquant de Yakari que tout le monde connaît ?
Yakari est un univers totalement différent bien qu'étant Sioux lui aussi. Veux-tu que je te raconte un paradoxe, cher Laurent ? J'ai rencontré dans ma carrière Job (le scénariste) et Derib (le dessinateur). A aucun moment je ne leur ai demandé quoique ce soit sur leur série. Et le plus drôle, je ne connais rien de Yakari, je n'ai jamais lu aucun album. Donc il me serait bien fastidieux d'y trouver quelconque référence (rires).
© Gilson – La surprise du chef
Il y a aussi l’influence des albums où Lucky Luke rencontre des personnages historiques. Ça fait partie de ton Panthéon ?
Pas du tout, au même titre que ma réponse plus haut. Certes, j'ai rencontré quasiment tous les auteurs mais au grand dam ou fureur des aficionados je n'ai lu aucune ces séries, oui... étant petit... mais j'ai oublié (rires) et encore une fois je respecte avec humilité et respect leur immense et incroyable travail et talent. Mais non, aucune influence à ce niveau. J'en ai d'autres évidement mais pas dans ce registre. Je peux simplement remercier Eric Maltaite qui m'a conseillé d’observer de très près Jijé pour les chevaux par exemple.
Tatanka a tout pour réjouir les enfants d’aujourd’hui et les nostalgiques de l’âge d’or du journal Spirou et des éditions Dupuis. C’est un grand écart délibéré ?
Ce n'est pas faux ce que tu dis, en effet je voulais réunir les deux générations extrêmes. Réjouir les « anciens » (dont je suis) et faire découvrir à la jeunesse, ces trésors d'antan qui finalement, continuent de faire rêver n'est-ce pas ?
© Gilson – La surprise du chef
Tu rebondis sur le côté réaliste avec un cahier instructif en fin d’album. Est-ce que rentrer dans la grande Histoire par des petites est un moyen de la retenir ?
Je trouve qu'il est important et même indispensable de redonner le goût de l'histoire aux enfants. Comme l'adage le dit, oublier l'histoire c'est se condamner à la répéter. Et modestement, j'espère que ce premier album de Tatanka donnera cette petite étincelle d'intérêt. Je n'ai pas la prétention de dire que Tatanka leur donnera cette envie, mais s’il est ce petit souffle, ce petit murmure qui leur évoque cette intention, j'en serais ravi.
Venons-en au cahier jeu. C’est un concept osé de faire un si beau livre dans lequel on peut écrire dedans. Tu n’as pas peur de te faire pourrir par des parents dont les bambins vont aller gribouiller dans n’importe quel album de leur bibliothèque ? Corto Maltese colorié par le petit Kévin, ça ne serait pas mal.
Au contraire, il n'y a qu'à voir la lumière dans les yeux des enfants lors des séances de dédicaces. Quand je leur annonce : « Tu sais, dans ce livre, tu peux colorier et y écrire sans que papa et maman n'en soient fâchés ou ne te punissent ! ». Le sourire qui s'imprime sur le visage de l'enfant ensuite vaut de l'or et crois moi, les parents eux-mêmes en sont ravis, c'est comme une espèce de complicité nouvelle, vois-tu ?
© Gilson – La surprise du chef
Un des autres points forts de l’album est le recueil d’hommages signés de tout un tas d’auteurs, des plus célèbres aux moins connus. Il y a entre autres Hermann, Wasterlain,… Le plus drôle, les lecteurs iront le lire, est signé Hugues Hausman. Qui est-il, que fait-il ?
Hugues ? C'est le fils de René (Hausman). Un homme à l'instar de son père, d'une gentillesse incroyable et aux multiples talents. Il excelle aussi bien en tant qu'acteur, auteur, sculpteur, écrivain... Je te conseille d'ailleurs ses Calembredaines qu'il publie pour le moment à foison sur Facebook et qui seront fort probablement éditées en 2021 sous forme d'album. Cerise sur le gâteau, Hugues est un ami de longue date
Non, il ne travaille pas pour la croix rouge, j’ai tout simplement proposé ma participation à cette action humanitaire parrainée par Jean Van Hamme, voilà tout.
© Gilson – La surprise du chef
Haa, je l'espère Laurent, je l'espère. J'avoue que la crise actuelle en 2020 à énormément freiné la créativité. Le climat anxiogène, la frilosité d'achat du public que je comprends parfaitement, les festivals qui s'annulent les uns après les autres, les librairies qui disparaissent à un rythme effrayant et d'autres tragédies de ce genre ne me donnent pas beaucoup d’espoirs en l'avenir mais bon, nous nous devons de nous y accrocher à cet espoir et donc pour répondre à ta question oui...un large univers existe déjà. De là à le développer se pose la question au moment où j'écris ces phrases. Le doute est bien présent oui, immanquablement.
© Gilson
Gilson, dans le monde de la BD, c’est une family. Il y a François qui a entre autres scénarisé Mélusine, David, l’auteur de Bichon, et toi Bruno. Génétiquement, vous avez des accointances ?
Aucune, à moins de test ADN pour détecter un cousinage...(rires).
Quand on tape Bruno Gilson sur le net. On trouve un chanteur. C’est honteux d’avoir piqué ton nom. Tu lui as réclamé des droits d’auteur ?
Non, je chante comme une casserole et un Gilson n'attaque jamais un Gilson. Nous sommes une tribu solidaire, UGH !
© Gilson
Tu admires Walthéry avec lequel, parmi quelques autres grands noms de la BD, tu as participé à de nombreux albums hommages ou parodiques. Que représente pour toi ce dessinateur qui est l’un des derniers dinosaures de l’âge d’or ?
Si je parle de François, il faudra consacrer une autre interview. Je dirais simplement que j'ai eu une chance incroyable de le rencontrer, de réaliser quelques trucs machins choses avec lui et qu'il a été avec moi adorable, conciliant et très patient (rires).
© Gilson, De Lazare – Bardaf
A part ces albums collectifs, as-tu déjà travaillé avec François Walthéry ? Es-tu déjà intervenu sur des albums de Natacha ?
Non du tout, c'est une légende urbaine et jamais je n'ai travaillé sur l'ombre d'une planche de Natacha... et si un jour on me proposait de reprendre la série, je pense que je demanderais à cette personne si elle saine d'esprit (rires). Sérieusement, je considère que j'ai encore 50 ans de pratique à effectuer avant d'oser prétendre à une quelconque reprise de ce merveilleux personnage.
© Gilson
L’un de tes principaux camarades de parodies est Dragan de Lazare. Vous avez tous les deux un style de dessin proche, issu justement de l’école Walthéry. Aurais-tu pu reprendre Rubine après son départ ?
Non, pour la même raison évoquée plus haut.
Tu es aussi un grand amateur de Franquin dont tu vénères les monstres. Un Artbook monstrueux, ça ne serait pas une bonne idée ?
J'en rêve mais j'aimerais que le public le demande ou m'en donne l'autorisation, je n'ai pas l'outrecuidance et le culot de l'imposer. On parle de toucher l'Everest, L'Olympe, je me demande si je suis juste capable d'atteindre le seuil de la montagne.
© Gilson
Quels sont tes projets pour le futur proche et moins proche ? N’as-tu pas envie de te lancer dans une série de BD rien qu’à toi ?
Une BD non. Comme je le disais en début d'interview, je suis plus illustrateur qu'auteur de bande dessinée. J'ai un projet fou en tête mais en parler serait trop téméraire ici et je pourrais me faire souffler l'idée mais crois moi c’est un travail qui me prendrait pas mal de temps et d'énergie mais oui, bon sang qu'est-ce que j'aimerais pourvoir y arriver... seul le temps le dira... mais ça c'est une autre histoire...
Merci Gilson !
Propos recueillis par Laurent Lafourcade, en exclusivité pour BD-Best
Série : Tatanka
Titre : Une journée extraordinaire
Genre : Aventure indienne
Scénario, Dessins & Couleurs : Gilson
Mise en page : Studio Archibald and co
Éditeur : La surprise du chef
Nombre de pages : 68
Prix : 20 €
ISBN : 9782807500198
On l'a découvert en tant que premier dessinateur de Rubine dans les années 90. Sa carrière est loin de se résumer à cela. Dragan de Lazare raconte toute sa carrière, de ses origines à nos jours, dans un grand entretien réalisé par Laurent Lafourcade pour BD-Best.
Bonjour Dragan, on vous a connu dans les années 90 avec Rubine au Lombard, puis hormis quelques productions un peu en marge dont nous reparlerons, vous avez aux yeux du grand public, disparu de la circulation. Où êtes-vous passé?
J’ai travaillé sur Rubine pendant huit albums. Pour les derniers, j’étais rentré en Serbie à Belgrade. Mais en 1999, il y a eu les bombardements de la Serbie. A ce moment-là, j’ai décidé d’arrêter la bande dessinée laissant le flambeau à Boyan qui a repris la série avec Mythic et François Walthéry. Moi, personnellement, je me suis occupé à faire du design. J’ai créé ma maison d’édition de cartes de vœux, ça a duré pendant une quinzaine d’années.
Revenons-en à vos débuts. Macherot, Deliège, Tillieux, Hermann et Franquin font partie de votre “ Panthéon ”. Comment le fils de diplomates yougoslaves né à Rio en 1964 est-il devenu fan de bande dessinée?
Justement, dans des écoles françaises où j’étais élève pendant ces séjours à l’étranger car mes parents étaient diplomates. Je me suis ainsi retrouvé à l’école, d’abord à Strasbourg, ensuite à Caracas au collège français où j’ai découvert les bandes dessinées franco-Belges dont je suis tombé amoureux tout de suite.
Pourtant, ce ne sont pas les études que vous avez décidé de suivre puisque vous devenez architecte d’intérieur à Paris. Pourquoi ce choix et comment vous êtes-vous retrouvé à faire ça en France?
Voulant faire de la bande dessinée, j’ai décidé de me rapprocher de la France et de la Belgique. Mes parents qui ne croyaient pas trop dans ce métier de bande dessinée m’ont demandé de faire des études “ sérieuses ” si je puis dire. Je me suis donc décidé pour l’architecture d’intérieur. C’était assez proche de ce que je savais déjà faire. Je savais dessiner des intérieurs, je le faisais avec plaisir pour mes bandes dessinées. Je me suis dit autant faire des études d’architecture et de design en même temps. Cela calmait mes parents qui voulaient avoir un fils qui a, quand même, un diplôme. Entre temps, je dessinais des bandes dessinées que je proposais à des éditeurs en essayant de me faire publier.
Vous commencez la BD avec des séries dans la presse yougoslave. Il y a eu "X-Ion", "Zhar" et "Bozar", des personnages enthousiasmant les jeunes bédéphiles yougoslaves qui les découvrent dans "Strip Zabavnik", "Val Strip" et autres magazines. Quel type de BD était-ce? Etait-on déjà dans ce qui pourrait se rapprocher du franco-belge?
Oui, tout à fait. Depuis toujours, c’était l’école Spirou qui me plaisait beaucoup, certains personnages de chez Tintin aussi, mais surtout pour les personnages humoristiques comme Cubitus, Robin Dubois etc... Chez Dupuis il y avait beaucoup plus d’auteurs qui m’attiraient comme Franquin, Tillieux, Roba ou Deliège qui eux me fascinaient. Dès le départ j’étais bien décidé de faire ce genre de BD. J’aimais également beaucoup Astérix, mais ce qui m’a fait dessiner, surtout Gaston Lagaffe. Ce genre de bande dessinée n’était pas très présent en Serbie, je veux dire, les auteurs Serbes étaient plutôt des dessinateurs réalistes. J’étais un des rares qui faisait de la BD humoristique, donc, dès que j’ai commencé, je me suis fait, presque tout de suite, publié... je n’avais que 17 ans. Il n’y avait pas beaucoup de monde qui faisait ce genre de BD sur le marché.
Votre premier album en France, c’était Une aventure de Yves Rokatansky. Il y a eu un seul album, Le témoin, scénarisé par Lazzaro, paru aux éditions Sorg en 1989. Etait-ce une production destinée au marché francophone ou l’édition en français d’une histoire parue en Yougoslavie?
Ça a été fait en Yougoslavie et publié en Yougoslavie, à l’époque, parce que c’était encore un pays uni, mais c’était tout à fait dans l’esprit Franco-Belge que je voulais faire. C’était assez proche de la bande dessinée que j’aimais, qui était inspirée par cette école de Spirou. Donc une fois que j’étais en France, j’ai assez facilement trouvé un éditeur pour la publier.
Dès la couverture, on y voit votre passion pour Tillieux.
Tout à fait. J’aime beaucoup les histoires humoristiques, mais, policières. J’ai toujours aimé ce que faisait Tillieux au niveau scénario et au niveau dessins aussi. J’aimais beaucoup les Tif et Tondu lorsque Tillieux écrivait le scénario, et surtout les Natacha qu’il faisait. Ce genre de bandes dessinées un peu grotesques mais avec une histoire policière bien ficelée était le genre de bandes dessinées que je voulais faire. Par la suite, le choix de Rubine a donc été logique et normal pour moi.
Annoncé comme une série, Yves Rokatansky n’a connu qu’un seul album. Aviez-vous commencé le deuxième épisode quand l’aventure s’est arrêtée?
Je voulais en faire. C’était à l’époque où je suis venu faire mes études à Paris et je n’avais pas vraiment de temps pour faire deux bandes dessinées. J’avais X-ion qui me tentait beaucoup plus que Yves Rokatansky à ce moment-là, c’était une histoire un peu plus fantastique. J’avais fini l’album de X-ion en attendant de refaire un album de Rokatansky, mais malheureusement l’éditeur Sorg et un peu en même temps les éditeurs Yougoslaves et Serbes ont arrêté de publier. Il y avait une crise éditoriale à l’époque déjà dans mon pays. Sorg a de son côté fait faillite. N’ayant plus d’éditeur, j’ai essayé de faire autre chose. J’avais rencontré Mythic à cette époque-là. On a essayé de faire d’autres séries comme Gus Daïe, Georges et Washington, Le Showffeur,… Presque rien n’a été publié. C’était des projets pour Spirou ou Tintin qui n’ont pas été acceptés.
Il faudra attendre 1993 pour vous retrouver avec Rubine. Comment un jeune auteur quasi-inconnu se retrouve-t-il à travailler aux côtés de François Walthéry?
Justement grâce à cette rencontre avec Mythic, qui était déjà un scénariste connu et qui travaillait dans les années 70 pour les journaux de Spirou et de Tintin. J’avais quelques projets en cours avec lui. Mythic avait, avec Thierry Martens, créé un personnage féminin, genre Natacha, mais pas tout à fait, c’était dans un esprit plus réaliste. Il devait être réalisé avec François Walthéry, et cette série s’appelait Rubine. Mais cela faisait déjà des années que ce projet traînait. A un moment donné, François avait changé de maison d’édition. Il s’est retrouvé chez Marsu productions. Je sais qu’il y a eu un problème avec Dupuis parce qu’il était parti de chez eux. Dupuis ne réapprovisionnait pas beaucoup Natacha en librairies dont les ventes avaient chuté un petit peu. Il a pensé que c’était le moment d’activer cette autre série, pour faire des rentrées d’argent. C'est comme ça qu’il a réactive l’idée Rubine. Il a dit tout de suite à Mythic qu’il ne pouvait pas faire ça tout seul et qu’il lui fallait quelqu’un pour l’aider. Walthéry avait déjà l’habitude des assistants sur ses décors de Natacha comme par exemple Will, Jidéhem ou Wasterlain. Mythic, étant en contact avec moi, m’a proposé de faire un essai d’une planche. Le sujet me plaisait. On a été plusieurs auteurs à faire ces essais. C’était sur la deuxième planche du premier album de Rubine. L’héroïne est dans sa salle de bain, le téléphone sonne... J’ai fait ma planche. Il fallait faire juste les décors. Je trouvais ça assez bête de m’en tenir à ça. Je me suis dit que j’allais dessiner une fille genre Walthéry. J’ai suivi le scénario et j’ai fait tout le dessin. Walthéry a flashé et demandé à Mythic si je savais encrer une planche. A l'époque, je ne savais pas qu’en Belgique “Est-ce qu’il sait?” voulait dire “Est-ce qu’il peut?”. Un peu vexé j’ai dit à Mythic: “Bien sûr que je sais!”. Une fois encrée, Walthéry a voulu me voir tout de suite chez lui à Cheratte, et il m’a dit: “Voilà, tu vas tout faire.”
La série Rubine était scénarisée par Mythic. Quelle était la part de travail de Walthéry sur les planches de Rubine?
Je faisais les crayonnés. François les corrigeait et me les renvoyait à Paris. Ensuite, je les encrais. C’est comme ça que l’on a travaillé pendant trois ou quatre albums. Sur les albums suivants, même s’il ne les corrigeait plus, je lui envoyais toujours les planches pour qu’il les approuve. Je remercie Walthéry car il m’a laissé faire à ma façon les dessins et l’encrage. Je me suis émancipé de son trait. J’ai fait évoluer Rubine à ma façon. Elle est vraiment devenue mon personnage.
Vous est-il arrivé d’intervenir sur le scénario?
Non, jamais. Je le regrette un peu. Je n’en ai jamais eu l’occasion car Mythic était toujours très en avance dans son travail. Je n’avais pas fini un album qu’il m’envoyait déjà le scénario du suivant. Je n’avais donc pas tellement l’occasion de lui dire ce que j’aimerais faire. C’était lui qui imposait le rythme et qui décidait des histoires. Je ne voyais pas trop une collaboration à ce niveau-là. J’étais juste l'exécuteur d’un scénario et ça a fini par me fatiguer. Avant, avec Lazzaro, sur la série X-ion et toutes ces séries que je faisais, j’étais très actif dans le scénario. J’aimais apporter mon grain de sel, faire des changements pour améliorer l’histoire, la rendre plus intéressante afin de me motiver à la dessiner.
Après huit albums, en 2002, vous laissez la série dans les mains de Boyan, votre coloriste. Pourquoi avoir quitté le navire?
C’était à l’époque des bombardements de la Serbie et j’étais assez révolté par cette attaque contre mon pays qui était montée de toute pièce. C’était vraiment de la propagande contre mon peuple qui se défendait contre un extrémisme musulman qui nous attaquait dans le sud du pays. On s’est retrouvé bombardé par l’Europe, soit disant civilisée, alors qu’on se défendait. Je trouvais ça ahurissant. J’étais vraiment très, mais très révolté. J’ai arrêté tous mes contacts avec les pays de l’ouest pendant une quinzaine d’années. A ce moment-là, Boyan n’avait pas vraiment de travail. Il m’aidait déjà sur Rubine. Ça lui rapportait l’argent dont il avait besoin pour vivre. Comme je quittais le navire, il m’a demandé que je propose son nom pour me succéder. Dans le huitième album il avait déjà fait les décors, les couleurs et les personnages secondaires. Il était donc capable de continuer. Le Lombard a accepté et voilà comment Rubine s’est retrouvée dans ses mains. Il a très bien repris le personnage. Aujourd’hui, il travaille avec beaucoup de succès chez Delcourt.
Il faudra attendre 2016 pour vous retrouver avec Acidités de couleur noire, un album que vous signez avec Bam, chez YIL édition, hommage aux grands maîtres de la BD franco-belge et en particulier Gotlib et les idées noires de Franquin.
Cet album-là est un album que j’ai, pour ainsi dire, commencé même avant Yves Rokatansky. C’était des planches d’humour noir. Je suis un très grand fan de Franquin, de ses “Idées Noires”, et bien sûr de “Gaston”. C’est un petit mélange de tout ça avec des gags que je faisais. Le scénariste Lazzaro écrivait des gags d’humour noir. Bozidar Milojkovic - BAM et moi en faisions chacun certains. A un moment donné, il y en eut assez pour un album. C’est resté dans un tiroir durant des années. J’ai juste terminé une petite histoire avec des généraux pour compléter l’album et j’ai repris tout ça dans un livre qui s’appelle “Absurdités noires” pour avoir la connotation des “Idées Noires”.
Comment un auteur comme vous se trouve-t-il chez un micro-éditeur. C’est même de l’auto-édition presque?
Je n’étais pas sur le marché depuis très longtemps en France. J’ai un ami qui commençait à y travailler en tant qu’éditeur et qui m’a proposé de venir chez lui. Publier un "grand auteur" était bon pour sa promotion. Je me suis rendu compte après que c’était un imprimeur et non pas un éditeur. Il n’avait aucune réelle diffusion, aucune promo, aucune vente.
En 2017 et 2018, “La Vache qui Médite” met vos travaux à l’honneur avec “Morceaux choisis”. Ce sont des recueils de croquis ou y a-t-il aussi des histoires courtes?
Oui, il y a une dizaine de pages de BD. “Morceaux choisis” était une collection avec des dessins inédits de François Walthéry. L’éditeur m’avait contacté pour que je fasse la même chose avec mes dessins. Comme à l’époque j’étais revenu sur le marché, j’avais beaucoup de dessins sur commande. Il y avait de quoi faire un recueil. C’est ainsi qu’on a fait les deux tomes de “Morceaux choisis”.
En 2019, vous renouez avec Rubine dans “Hommage collatéral”, album de fausses couvertures de Natacha et Rubine, que vous signez avec Bruno Gilson. Qu’elle est la genèse de ce livre?
Il y avait beaucoup de dessins que je faisais sur commande. Je dessinais des hommages à Natacha, et c’était toujours avec Rubine. Il y avait donc déjà un paquet de fausses couvertures. Gilson qui en avait aussi m’a proposé que l’on fasse un album ensemble. J’ai vraiment aimé faire cet album. J’ai mis les dessins que j’avais déjà en couleurs, j’ai inventé des titres. Ça m’a fait très plaisir de faire ce vrai livre de fausses couvertures. Il a été très bien accepté et s’est assez bien vendu.
Vous est-il arrivé d’intervenir sur une même couverture avec Gilson?
Non, chacun a fait les siennes de son côté.
Comment François Walthéry a-t-il accueilli cet hommage?
Il était très content. Il s’est bien marré. Il m’a dit que c’était vraiment très bien mais qu’il ne fallait pas trop “tirer sur la ficelle”. C’est à dire que les hommages c’est sympa, mais il ne faut pas en faire trop.
Pourrait-on vous retrouver un jour au dessin d’une nouvelle aventure de Rubine?
Non, pas vraiment parce que Rubine a été finalement reprise par Bruno Di Sano. S’il y a un nouvel album de Rubine, ce sera un album fait par lui. (Ndlr: cet album est annoncé pour 2021 aux éditions du Tiroir) Je ne pense pas que je ferai un nouvel album de BD en tant que dessinateur. C’est quelque chose qui est derrière moi.
“Le crayon dans l’encrier” est un artbook grand format, paru en 2019 à seulement 75 exemplaires chez “Coup de Noir”. Reste-t-il des exemplaires disponibles ?
Il en reste encore quelques-uns. Il y en a trois ou quatre chez un ami en Belgique si quelqu’un veut en acheter. Ils sont à vendre avec des dessins originaux en noir et blanc à l’intérieur et sont dédicacés. C’est même plus que des dédicaces. Ce sont vraiment des dessins de Rubine à l’encre.
Sur votre page Facebook Dragan Lazarevic – de Lazare / ART, on peut admirer des acryliques et des œuvres au crayon. Ce sont des portraits de femmes. Quelles sont vos inspirations?
J’ai toujours eu envie de peindre. J’ai peint quand je faisais des pauses dans la BD ou quand j’en avais marre de la BD qui finit par me fatiguer à un moment. Je peignais pour moi. Maintenant, avec la facilité de présenter ses travaux à d’autres avec Facebook, j’ai recommencé à peindre en début d’année. J’ai voulu montrer un peu ce que je faisais.
Est-ce que les confinements qu’on a vécus et qu’on vit encore changent la donne dans l’esprit d’un artiste?
Oui, ça change beaucoup. Il y a une très grosse crise économique évidente en marche. J’espère que la BD et d’autres arts vont y survivre… bien que j’ai de gros doutes…
Mais c’est un autre sujet...
Quels sont vos projets?
Pour l’instant, je vis surtout des commissions, un peu comme les artistes Ricains. Des fans de Rubine me commandent des dessins. Sinon, je ne vends pas mes tableaux pour l’instant sauf quelques-uns avec Rubine. Pour les commissions, les dessins que je fais sont des dessins à l’encre de chine, formats A3 ou A4 de Rubine et d’autres personnages que l’on me demande.
Merci Dragan.
Propos recueillis par Laurent Lafourcade
Toutes les images sont © Dragan de Lazare
Huitième et dernière partie de l’entretien avec Christian Godard par Laurent Lafourcade. On retrouve Godard, scénariste d’une série concept, d’une reprise de Charlier et de guides humoristiques. Christian jette un regard sur l’ensemble de sa carrière. Et des projets, il en a encore…
Avec Une folie très ordinaire en 2002, vous êtes le maître d’œuvre d’une série concept avec plusieurs dessinateurs : Bonnet, Rossi, Mounier, Jarbinet, Moynot, Malès, Plumail. Comment est-elle née et quel est ?
Alors là, sa naissance… Je suis incapable de me souvenir de ce qui s’est passé avant que ça existe. C’est impossible. Je ne peux pas me souvenir de ce que je pensais avant que j’ai fait les choses. C’est comme si vous demandiez à une mère de douze enfants ce qu’elle pensait avant qu’elle ait fait le premier. J’arrive à penser après que j’ai fait les choses ; je pense après coup. Pourquoi ? Parce que ce métier est un métier de création. Il fait que, quand on commence à créer quelque chose, on le découvre en le faisant. On ne sait pas avant de l’avoir fait.
Quel est le concept de cette série hors du commun ?
Le concept de cette série a été initié par Henri Filippini. Ce serait bien de lui poser la question. C’était dans la collection Bulle noire, dont on a déjà parlé. Cela donne une idée de ce que ça allait être. On y découvre l’histoire par les points de vue différents de 7 personnages.
Henri Filippini
Vous réussissez à garder le suspense jusqu’à la dernière page du dernier album.
Oui. Je me suis intégré à la cervelle d’un tueur et de m’exprimer comme si je pouvais penser comme un vrai. Je ne sais pas si j’ai réussi. C’est à vous de me le dire. C’était en tout cas très intéressant à conceptualiser.
Cette série était une manière de faire un album choral pour la première fois. Mais je me souviens que ce qui m’attirait dans tout ça, c’était de travailler avec Alain Mounier que j’aime beaucoup. Il faisait un travail tout à fait exceptionnellement bon. J’étais aussi ravi de travailler avec Jarbinet, Plumail et les autres.
A-t-il été complexe de faire avancer le récit sans se répéter et en restant cohérent ?
C’est un souci constant. La problématique de ne pas se répéter est effectivement quelque chose qui m'habite en permanence, depuis toujours. Raconter quelque chose que je n’avais pas encore raconté a toujours été mon but. Vous touchez là à un point intéressant, quelque chose qui m’a toujours préoccupé par rapport à mes confrères. Je vais vous livrer ce qui me différencie de mes amis qui font le même métier que moi. Je me suis toujours posé la question de faire en sorte de ne pas fonctionner comme eux. Quand vous regardez un album de Tintin, vous savez d’avance que les deux abrutis qui disent toujours la même phrase vont intervenir dans le récit. J’ai toujours eu le souci à la fois de ne pas me répéter et à chaque fois de découvrir des trucs sur ce que j’ai en tête, ce qui fait que j’ai toujours eu beaucoup de plaisir à faire ce métier. C’est un métier dans lequel je souhaitais ne pas me répéter. Je pense que, dans une certaine mesure, j’y suis en partie parvenu. Si, par exemple, vous prenez ma série la plus représentative Martin Milan, il n’y a pas de personnages récurrents. C’est volontaire, Martin change d’endroit en permanence et, en permanence, le décor change aussi. Les personnages changent également à chaque fois et sont nouveaux dans chaque histoire. J’ai volontairement essayé de faire de ce métier quelque chose qui ne soit pas installé sur des rails, de telle manière que je sois en situation de découvrir à chaque fois une histoire qui ne soit pas la répétition morne d’un système déjà établi. Je pense que je serais tombé raide mort s’il avait fallu que je sois l’auteur des Schtroumpfs, pour prendre un exemple… J’ai essayé de travailler avec Peyo une fois pour qui j’avais fait des gags des Schtroumpfs. Il les a trouvés trop méchants.
Le début de ces années 2000 aura vu le succès de plusieurs de ces séries concept avec Le triangle secret et Le décalogue. Etait-ce un phénomène de mode ?
Quand on découvre un filon, si je puis dire, c’est un peu comme les chercheurs d’or qui creusent un peu partout avant de trouver un endroit qui mérite qu’on se démolisse le dos. La BD, c’est un peu la même chose. Il faut trouver des sujets nouveaux en permanence. Une voie a été ouverte et donc il y a eu pas mal de tentatives dans ce registre.
Votre dernier album inédit paru date de décembre 2018. Il s’agit d’une aventure de Michel Brazier, suite d’une histoire créée par Chéret et Charlier en 1979 dans Spirou. Comment vous êtes-vous trouvé embarqué dans cette aventure ?
C’était une nouveauté. Charlier avait écrit un scénario pour un feuilleton télévisé Les diamants du président, en 1977. Sur une commande de l’hebdomadaire TéléStar, il l’a adapté en bande dessiné en 1978. C’est finalement passé dans Spirou, avec des dessins de Chéret, l’auteur de Rahan étant alors en procès avec les éditions Vaillant.
Charlier était quelqu’un de très proche. Il a orienté mes possibilités de dessinateur à un certain moment. C’est lui par exemple qui m’a commandé Norbert et Kari alors que je balbutiais dans Pilote où j’avais illustré des textes de Goscinny. C’est Charlier qui le premier m’a dit un jour, j’étais tout jeune à l’époque, « Christian, et si vous passiez aux choses sérieuses ? ». C’est lui qui m’a ouvert la porte et m’a permis de faire ma première série dans Pilote. Et, très naturellement, quand il est parti, on s’est adressé à moi. En 2015, Chéret avait été contacté pour faire la suite de Brazier et on m’a demandé si je voulais prendre le relais avec lui. Je le connaissais bien et il m’a semblé tout à fait naturel de travailler pour Chéret. En plus, ça me plaisait bien.
Les choses se sont très mal passées avec l’éditeur. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé entre eux, mais l’éditeur a demandé à Chéret de refaire plusieurs fois des planches. Au bout d’un moment, Chéret l’a envoyé se faire voir chez les grecs. J’avais accepté de travailler avec Chéret et brusquement je me suis retrouvé à devoir collaborer avec quelqu’un que je ne connaissais pas. C’est la raison pour laquelle ça a tourné très vite au vinaigre. Etant donné que j’avais accepté de reprendre la série en 2015 et que c’était quelque chose qui émanait initialement de Charlier, je ne devais pas le trahir. C’était pour moi essentiel. Je lui devais tout. Je me retrouvais en situation de faire quelque chose pour que si Charlier avait été là, il m’aurait dit “Oui c’est exactement comme ça qu’il fallait faire”. J’ai eu cette idée en tête du début jusqu'à la fin. Le problème est que je travaillais avec Mankho, un dessinateur que je ne connaissais pas. Il n’avait pas une antériorité dans le métier qui fasse que je tienne compte de ce qu’il avait déjà réalisé. A un certain moment, il s’est mis à tout changer, en plein milieu de l’album, inventant des passages entiers à sa manière pour que ce soit paraît-il plus vivant. Il ne s’était pas aperçu qu’il y avait des bas de pages destinés à créer un certain suspens incitant à continuer la lecture. Il décalait les cases. Je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu. J’avais écrit le scénario en restant fidèle à l’idée de Charlier. Je pense qu’il n’avait pas la moindre idée de la situation. Il a pris possession en quelque sorte du travail initial de Charlier qui avait été fait pour la télé. J’ai piqué une colère noire et demandé que l’on retire mon nom de la série. C’est comme ça que ça s’est arrêté.
Vous avez également scénarisé de nombreux guides en BD.
J’en ai fait une douzaine. Il s’agissait de faire quelque chose de différent à chaque fois. Je me suis bien amusé. Je pensais à mon plaisir à moi. Je m’y suis mis grâce à Goupil. Je changeais à chaque fois de sujet. Il y en a qui m’ont amusé, intéressé (le guide du mariage, le guide du ras-le-bol, le guide des sportifs, le guide des femmes, ...). C’était une occasion de changer de thème tout en restant dans la même position narrative. J’aurais bien aimé continué à en écrire mais le directeur de collection de l’époque est parti. Un autre est arrivé. Goupil est parti s’exprimer ailleurs, il me semble dans le domaine du théâtre. Son remplaçant est venu avec sa propre équipe et ne m’a pas sollicité.
On peut remarquer dans votre carrière exceptionnelle que vous avez travaillé dans tout un tas de journaux et magazines : Charlie Mensuel, Circus, Gomme, Fluide Glacial, Hop !, Intrépide, Pilote, Record, Spirou, Pif,… Même à l’époque, une telle diversité était rare.
Oui, peut être bien. Je ne pense pas que ce soit exceptionnel de multiplier les collaborations, surtout dans notre métier ou l’on se fait plaisir en permanence. Le fait de changer de partenaire, c’est intéressant au possible. Le fait de changer de volonté narrative en fonction des endroits dans lesquels on se trouve, ça aussi, c’est quelque chose de tout à fait intéressant à vivre. Ce sont des endroits où, tout simplement, on me demandait de passer Je ne vois pas pourquoi j’aurais refusé. C’est vrai que c’est un côté de mon parcours qui ne ressemble pas à celui des copains. C’est vrai qu'à chaque fois que se présentait de faire quelque chose de nouveau, ça m’intéressait parce que, justement, c’était quelque chose de nouveau.
Les auteurs d’aujourd’hui n’ont plus la chance de bénéficier de magazines pour « se faire la main » ou tout simplement se faire connaître. Pensez-vous que la presse BD connaîtra un jour un nouvel essor ?
C’est une question extrêmement complexe, parce qu’elle ne met pas en cause que les auteurs, scénaristes, dessinateurs, etc… La situation est complétement à revoir par rapport à l’époque bénie des dieux que j’ai bien connue, où il y avait deux ou trois journaux où l’on avait envie d’être et de produire. Aujourd’hui, on n’est plus du tout dans la même situation. Le paysage a complètement changé. Il y a tous les ans des centaines d’auteurs qui ont travaillé chacun de leur côté pour un album. Il y a une multitude de prétentions dans le métier que la situation des éditeurs a complètement changé.
Ces dernières années, il y a plus de 5000 parutions par an, ce qui correspond à peu près à seize nouveautés par jour.
La situation dans laquelle, je me suis plu, moi, à travailler, je ne la retrouve pas du tout. On est plus du tout en face des mêmes éditeurs, des mêmes directeurs de collection, ... Ça ne ressemble plus à rien. Il y avait à une certaine époque trois ou quatre hommes qui décidaient de l’année qu’il convenait d’occuper. Henri Filippini, par exemple, jouait un rôle très important chez Glénat. Guy Vidal, c’est la moitié de ma vie, tenait ce rôle chez Dargaud. Quand vous connaissiez ces individus qui faisaient la BD de l’année et que vous aviez envie de faire quelque chose, vous saviez que vous aviez trois ou quatre interlocuteurs qui étaient toujours les mêmes. Aujourd’hui, cette situation a totalement disparu. Ça ne ressemble plus du tout à la profession telle que moi je l’ai pratiquée pendant très longtemps.
Guy Vidal
Avez-vous une nostalgie particulière dans votre carrière ?
J’en ai plusieurs. Je regrette l’arrêt de Toupet dans Spirou par exemple.
On a déjà parlé de cela précédemment dans cet entretien, mais je ne vous ai pas demandé pourquoi vous n’êtes pas allé voir un autre éditeur lors de cette interruption ?
Nous étions tellement étonnés… Blesteau était réduit en cendres. Il était ma première préoccupation. On a travaillé sur un autre projet, une série qui devait se passer dans un square, avec ses habitués, le jardinier, les passants qui le traversent, … On l’a proposée à droite et à gauche, mais elle est restée en rade. Blesteau a été littéralement pulvérisé. Il est rentré chez lui et n’en est plus ressorti.
Je n’ai pas démarché d’autres éditeurs non plus parce que j’avais une grosse production à cette époque-là. Je faisais Les postiers chez Bamboo, Shamira chez Glénat, … Je sortais un album sur Attila avec Christian Gine dans la collection BDVD chez Seven Sept. J’en avais un autre en projet avec Moëbius, qui était très heureux de travailler avec moi, mais auquel il a dû finalement renoncer à cause de la récidive de son cancer. C’était l’occasion de travailler ensemble alors que nous nous étions croisés tout au long de nos carrières respectives.
Les cahiers de la BD vous ont mis deux fois à la une, en 1972 et en 1984. C’était un honneur exceptionnel.
Initialement, c’était une idée de Numa Sadoul qui avait été mon co-équipier.
Quand on vient vers moi et que l’on souhaite me consacrer une interview, je n’y échappe pas et je fais ce que je peux pour y répondre, comme ici.
Durant toute votre carrière, vous avez essentiellement travaillé pour la BD. On a parlé de littérature, de théâtre et de télévision. Vous n’avez jamais été tenté ou approché par le cinéma ?
Il s’en est fallu de très peu. J’ai écrit un polar qui s’appelle “Pavane pour un catcheur défunt”. Ce polar était écrit d’une manière tout à fait réaliste. J’ai eu dans le temps un ami très très cher avec lequel je faisais de l’entretien physique dans une salle de sport. Cet ami était devenu par la suite catcheur. Le fait qu’il ait pris cette voie m’avait incité à écrire l’histoire d’un catcheur. J’ai donc écrit un polar qui a été publié aux Presses de la cité. Puis le temps a passé. Je m’entrainais dans une salle de culture physique où j’avais fait la connaissance de l’acteur Mario David. Il jouait systématiquement dans les films de Louis de Funès, ce qui m’a amené à penser que je pourrais faire une adaptation de « Pavane pour un catcheur défunt », non pas de manière réaliste, mais humoristique, qui irait parfaitement à Louis de Funès. Je raconte à Mario David que j’ai écrit une continuité dialoguée dans laquelle Louis de Funès deviendrait ce qu’on appelle un match maker. Je le voyais très bien prendre la direction d’une équipe de catcheurs tous trois fois plus gros que lui, mais qui auraient filé doux en face d’un Louis de Funès devenu le dirigeant de leur équipe. Je demande donc à Mario David s’il peut faire parvenir cette continuité dialoguée à Louis de Funès. Il accepte et la lui fait passer. Louis de Funès lui dit que je dois prendre contact avec Audiard dont il me donne le numéro de téléphone. Je téléphone à Audiard, je lui explique mon projet et nous prenons rendez-vous chez son producteur. N’ayant pas de bureau assez grand, nous étions reçus dans la salle à manger. Nous nous sommes vus deux ou trois fois. A sa demande, je lui écris une continuité complète, rapidement parce que Louis était disponible en septembre pour tourner. Je l’ai écrite au galop. Il fallait qu’Audiard ait le temps d’écrire ses dialogues derrière. Il m’a dit : “Ok, on y va ! “. Et je n’en ai plus jamais entendu parler. J’ai appris plus tard par l’intermédiaire de son fils qu’Audiard était en procès avec son producteur. C’était au début des années 80.
Vous nous avez révélé ne pas être lecteur de bandes dessinées.
Si j’avais lu des bandes dessinées, je me serais rendu compte que je n’en faisais pas. Quand j’écris pour mon compte, je fonctionne à partir d’éléments qui me sont personnels. J’essaye de ne jamais raconter deux fois la même chose. Si un lecteur tente de prouver que je l’ai fait, qu’il me le démontre. Je cherche toujours un sujet que je n’ai pas traité. C’est la seule chose que j’ai trouvée pour m’intéresser à ce que je fais. Qu’est-ce je me serais ennuyé à dessiner les Schtroumpfs ! Ils se ressemblent tous. Il ne se passe rien qui ne soit prévisible. Il faut que chaque album ressemble au précédent. C’est insupportable à faire… sauf pour gagner sa vie, peut-être plus que nécessaire.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je ne suis pas très malin. Des confrères beaucoup plus futés que moi utilisent des méthodes commerciales. Quand je fais le calcul de mes moyens, je m’aperçois que parmi les préoccupations qui sont les miennes, ne figure jamais la question : comment vais-je faire pour gagner du fric ? Ce n’est pas un motif de fierté. Je le constate. C’est un défaut dont je n’ai pas su me défaire.
C’est tout à votre honneur.
Je ne sais pas. Ça été la seule façon pour moi de faire ce métier. Evoluer en continuant à m’intéresser à ce que je faisais. Mais c’était commercialement mortel. Je n’ai pas gagné une fortune comme mes confrères, les bons. Les comiques sur scène ne changent pas de style. Quand il en a un, il le garde. Moi, j’en change. Vous trouvez que c’est intelligent ?
Avec une telle carrière, on ne s’imagine pas que vous puissiez vous arrêter. Quels sont vos projets ?
En ce moment, je suis en train de faire de grandes illustrations qui sont en format demi raisin. Je n’ai jamais eu le temps de faire ça au long de ma vie car j’avais trop de choses à faire. Je me donne le temps. Je n’essaie pas de monter un projet et de le faire à droite ou à gauche, ou bien de reprendre La jungle en folie ou la suite du Vagabond des limbes.
Pour le Vagabond, je me suis posé la question après tout d’écrire la suite car il s’est arrêté le jour où Julio a eu l’idée saugrenue de casser sa pipe, et non parce que l’histoire était finie. Dans ma tête, il y a la suite. Alors, si je trouve un partenaire pour la faire, et si je trouve un éditeur pour la publier, j’ai en réserve tout un tas de suites potentielles.
Claude Plumail ne serait-il pas l’homme idéal pour cette reprise ?
C’est un bon. Il a pris une direction différente. Il enseigne le dessin à Paris. On s’est vu. Mais j’avais le sentiment que le feu chez lui s’était éteint. Il serait très capable de reprendre le Vagabond, mais je ne l’ai pas interrogé là-dessus. On est toujours resté en très bon termes. Il pourrait être un « client ». La question se pose avec évidence pour moi.
Claude Plumail
Quand on a une œuvre aussi conséquente que la vôtre, pense-t-on à sa pérennité ?
J’avais pensé à faire un site de lecture en ligne. C’était autour de 2014-2015. J’ai travaillé là-dessus pendant pas mal de temps avec Mircea Arapu, qui œuvrait entre autres à Pif Gadget et qui a fait les couleurs des Nouvelles aventures de la jungle en folie. Ça m’a demandé deux ans de travail intensif, et puis il y a eu une panne informatique qui m’a obligé à repartir à zéro. Cette idée de mettre tout un catalogue en ligne, ce qui aurait été une belle manière de finir le travail, a été réduite à néant et je n’ai pas eu le courage de tout recommencer.
Mircea Arapu
Vous êtes à la tête d’un site https://www.godard-christian.org et d’un blog http://christiangodard.canalblog.com. D’une part, c’est une mine d’informations sur votre carrière, d’autre part, on peut voir sur le blog des dessins que vous inspire l’actualité. Est-ce que le monde moderne vous inspire au quotidien ?
Je ne regarde pas la télévision. Je n’achète pas de journaux. Par contre, vous avez remarqué que je suis l’actualité de très près sur le net. C’est vrai qu’il y aurait à dire. Est-ce que ça m’inspire ? Oui, ça m’inspire. Par exemple, ça m’a inspiré un projet qu’on essaye de monter avec Curd Ridel, qui s’appelle « Les Robots sexuels ». Vous savez qu’aujourd’hui on peut acheter des femmes en caoutchouc avec lesquelles on peut avoir des ébats proches de ce que l’on a avec des vraies. C’est un sujet sur lequel j’ai écrit.
Curd Ridel
Pourquoi ne faites-vous pas une campagne de financement participatif sur le net ?
Curd m’en a parlé. Pour le moment, le projet est là, il est quasiment prêt. Si l’occasion se présente et qu’un éditeur se met à genoux devant moi et me dit : « S’il vous plaît, Monsieur Godard, vous qui avez tant fait pour la bande dessinée, est-ce que vous accepteriez de travailler pour moi, humble d’éditeur d’aujourd’hui ? », je répondrais : « Ben écoutez, je vais faire un effort. Oui, avec plaisir. ». Ha, ha !
Rester dans l’air du temps, est-ce que ça a été votre secret pour durer ?
J’en ai un qui n’est pas partagé par mes confrères. Je vous le livre mais ça coûte cher : j’ai toujours refusé de m’emmerder.
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Sauf indication, les dessins sont © Godard
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
Les aquarelles ci-dessous sont © Godard
Le feuilleton Godard a été la plus belle aventure que j’ai vécue jusqu’à présent grâce à BD-Best. Je tiens à remercier évidemment Christian Godard pour les presque dix heures d’entretiens qu’il m’a accordées et pour ses relectures avisées, Elisabeth pour sa mémoire et ses précisions, ainsi que Marie Mauve pour son aide à la retranscription de ces discussions.
Pour ceux qui ont raté l’un ou l’autre des huit épisodes que constituent le feuilleton Godard, voici les liens vers les 7 précédents :
Laurent Lafourcade
Septième partie de l’entretien avec Christian Godard par Laurent Lafourcade.
Dans cet épisode « hors-série », Christian dévoile son admiration pour le travail de l’immense artiste qu’était Albert Uderzo. Il nous raconte leur rencontre, leur amitié et replonge dans sa carrière.
Bonjour Christian. Nous nous retrouvons aujourd’hui pour un entretien « hors-série » consacré à Albert Uderzo.
Vous savez, entre Uderzo et moi, il n’y a pas une grande différence d'âge, 5 ans tout au plus. Quand j’étais gamin, à l’époque où je lisais beaucoup d’illustrés, que j’achetais généralement d’occasion parce qu’il y avait un marchand pas très loin qui en vendait, j’avais remarqué un dessinateur qui me laissait pantois par son talent. Uderzo faisait tout ce que l’on voulait bien lui demander. Il faisait du dessin humoristique et du dessin réaliste. J’avais donc fait des dossiers dans lesquels je collectionnais tous les dessins de cet auteur. Je ne le connaissais pas du tout à cette époque-là où, en quelque sorte, on commençait à remarquer la qualité de ce qu’il faisait. On lui avait confié l’intégralité de la dernière page de couverture de France Dimanche. Il était chargé de faire les illustrations autour des faits divers qui s’étaient passés au cours de la semaine. Ses dessins étaient accompagnés d’articles. Moi, je classais très soigneusement tout ce qu’il publiait. Il me fascinait. J’étais persuadé qu’il était célèbre et très entraîné dans le métier qui était le sien car il était capable d’adopter n’importe quel style.
On l’a vu. Vous faisiez partie de l’équipe fondatrice du journal Pilote dans laquelle se trouvait un certain Albert Uderzo. Vous souvenez vous de votre première rencontre ?
J’ai tout d’abord fait la connaissance de Goscinny, bien avant que Pilote ne se crée. On a fait des bricoles ensemble à droite et à gauche, comme des pages de publicité. C’est lui qui démarchait. Il me demandait par exemple si je voulais me charger d’une page pour une machine à laver. Je me rappelle qu’on m’avait donné un modèle à partir duquel je l’avais dessinée. Je m’étais trompé. Je l’avais représentée s’ouvrant de face vers la droite au lieu de l’autre côté…
Ensuite, Pilote s’est créé et Goscinny m’a proposé de travailler dedans, ce que j’ai bien entendu accepté. A cette époque, le journal était hébergé dans une agence avec plusieurs bureaux où il y avait Edi-Monde et Edi-Presse, dans une petite rue qui donnait sur l’Avenue de l’Opéra. Au tout début de mon arrivée au journal, je lui explique que l’une de mes admirations, c’était Uderzo. Goscinny me dit : « Ha, bon ! Vous admirez Uderzo ? » et me demanda très tranquillement si je voulais le voir. C’était pour moi quelque chose de complètement extravagant. Sans se lever de son bureau, il hurla : “Albert !”. La porte d’à-côté sur le flanc gauche s’ouvrit et je vis arriver un mec qui avait à peu près mon âge. Inutile de vous dire que ça a été l’une des révélations de ma vie. J’ai réalisé que ce garçon avait dû commencer à travailler très très tôt et qu’il était incroyablement en avance par rapport à ce que je savais moi. Moi qui pensait que c’était un ancien. Pour moi, Uderzo a toujours été cet espèce d’animal incompréhensible qui savait dessiner depuis toujours. Je suis resté bouche bée devant lui.
Dans le dossier introductif du tome 2 de l’intégrale de Martin Milan, je montre quelques-uns de ces dessins que j’avais collectionné enfant. Ce qui m’avait sidéré à l’époque c’est qu’il faisait des plongées franches. On voyait le haut du personnage montant à l’échelle. Ça nécessitait une vision sur le plan réaliste et sur le plan imaginaire qui était tellement lointaine de mes possibilités de l’époque que je ne pouvais pas imaginer un seul instant qu’un dessinateur presque aussi jeune que moi soit capable de faire ça uniquement par imagination, sans avoir un modèle.
Pour moi, Uderzo a toujours été cet espèce d’animal totalement incompréhensible parce que je n’ai jamais réussi à comprendre comment il savait dessiner depuis toujours. Moi, il a fallu que j’apprenne longuement, longuement, longuement, à force de faire pour arriver à être un dessinateur relativement professionnel.
Plus qu’un collègue, Uderzo a été un modèle pour vous.
Oui, bien sûr. J’admirais autant Uderzo le dessinateur humoristique qu’Uderzo le dessinateur réaliste. On est ensuite devenu amis.
Vous avez partagé une série commune. En 1957, Uderzo vous a en effet succédé sur la série Benjamin et Benjamine. C’était pour la presse belge dans l’hebdomadaire Benjamin fondé par Jaboune alias Jean Nohain.
On m’a proposé de faire la première bande dessinée qui était publiée dans ce journal parce qu’il n’y en avait aucune. J’ai donc été le créateur de Benjamin et Benjamine à une époque où je dessinais comme un cochon de mon point de vue. Je me donnais beaucoup de mal pour les dessiner. J’étais très content de le faire. Je crois que j’ai illustré Benjamin et Benjamine plus d’un an, peut-être deux, de 1955 à 1956. Et à ce moment-là, en 56, j’ai été rappelé sous les drapeaux pour aller en Algérie. Quand je suis rentré, j’avais envie de reprendre contact avec le journal de Benjamin et Benjamine puisque j’étais moi-même l’auteur de la bande dessinée. J’ai ouvert le journal et j’ai vu qu’Uderzo faisait la bande dessinée à ma place. Bien entendu, je n’ai pas voulu aller réclamer ma place. C’était Uderzo qui l’avait prise, lui que j’admirais tant, qu’il la garde.
Cette anecdote se situe avant votre première rencontre que nous avons racontée. Ce jour-là, le nom de Godard n’a pas fait tilt aux oreilles d’Uderzo ?
Non, on n’en a jamais parlé. Nous n’avons pas une seule fois évoqué cette question. Je n’aurais jamais eu le culot de revendiquer la création de Benjamin et Benjamine, alors qu’il avait repris la série de main de maître.
Vous êtes tous les deux au sommaire du numéro zéro de Pilote en 1959, lui avec Michel Tanguy, Belloy et Astérix, et vous de votre côté avec Jacquot le mousse. Avez-vous à moment donné envisagé une collaboration ensemble ?
Ah, non jamais. L’idée que je puisse collaborer avec Uderzo ne m’a jamais effleurée, d’abord parce que nous avions très peu de différence d'âges, mais entre lui et moi c’était comme s’il y avait eu trente ans, vu son expérience. Il travaillait avec les meilleurs scénaristes, Goscinny et Charlier. Je ne pouvais pas passer derrière. Ça n’avait aucun sens.
A la création du journal Pilote, lui, faisait Tanguy et Laverdure. Il réalisait deux pages réalistes par semaine qui concernaient l’aviation dans ce qu’elle a, à cette époque, de plus moderne. Il faisait en plus une troisième page humoristique qu’il devait dessiner à toute vitesse en deux ou trois heures sans doute, car je sais que en faisant Tanguy et Laverdure il ne pouvait pas faire autrement que de se déplacer en allant sur place pour prendre des photos. Les avions à réaction ne se dessinaient pas comme ça. C’était un travail énorme de faire deux pages hebdomadaire plus Astérix. Et moi j’en étais encore à me poser la question : “Comment vais-je m’y prendre pour apprendre ce métier ?”.
© Godard
Faisons un grand bond dans le temps. A l’époque du contentieux entre Dargaud et Uderzo à propos des droits d’exploitation d’Astérix à l’étranger, plusieurs procès se sont succédés. Uderzo a récupéré les droits d’exploitation des vingt-quatre premiers albums et les éditions Dargaud ont été condamnées à lui verser 5,5 millions de francs de dommages et intérêts. Les auteurs se sont alors constitués en deux clans. Ceux qui soutenaient Uderzo comme Brétécher ou Tibet, et ceux qui soutenaient Georges Dargaud et sa maison d’édition comme Bilal, Druillet ou votre grand ami Greg. Avez-vous pris parti à l’époque ou êtes-vous resté observateur extérieur ?
Je n’en ai pas gardé de souvenirs très précis mais inutile de vous dire que compte tenu de mon état d’esprit j’étais du côté d’Uderzo tout le temps, quel que soit le sujet. Je me souviens vaguement que mon nom a été sollicité pour savoir dans quel clan je me situais. J’avais répondu : « Uderzo, bien entendu. ».
Uderzo est quelqu’un que j’ai admiré toute ma vie pour tout un tas de raisons. C’était un homme que j’ai connu très jeune. Il était d’une modestie absolument incroyable.
L'éditeur Georges Dargaud
Greg avait déclaré à L’express que celui qui reprendrait Astérix se casserait la gueule. Que pensez-vous de la reprise de Ferri et Conrad ?
Je n’ai pas d’avis sur le sujet. Je ne suis pas lecteur.
Je me suis intéressé à l’époque à Uderzo. A partir du moment où il n’a plus fait Tanguy et Laverdure, je n’ai plus lu la série. Je m’en suis totalement désintéressé. Pareil pour Astérix.
Ferri & Conrad, les repreneurs
Étant devenu la star que l’on sait, Uderzo était-il toujours facilement abordable ? Par exemple, était-il quelqu’un que vous pouviez appeler pour son anniversaire ou pour le nouvel an ?
Absolument. Il décrochait son téléphone lui-même. Uderzo n’a jamais été une star et ne s’est jamais pensé comment étant une star. Uderzo était un homme d’une simplicité biblique, comme je n’en ai jamais rencontré d’autres.
Je ne sais pas si vous avez remarqué mais le journal s’appelle Pilote et la star du journal c’est Astérix. Pourquoi ça s’appelle Pilote ? Parce qu'à l’origine le journal a été fait pour Michel Tanguy, et pas pour raconter les aventures d’un petit Gaulois qui s’appelle Astérix. Personne ne le dit aujourd’hui.
Qu’est-ce qui a fait qu’Astérix a pris la vedette ?
Au début, Astérix, ne marchait pas du tout du tout, à tel point que Goscinny pensait qu’il fallait trouver une manière de transformer la série. Ils avaient commencé à le faire. Quand on consulte les Pilote de l’époque, on s’aperçoit assez vite qu’il y a des bandes de trois dessins qui sont semées tout le long du journal, qui racontent les aventures de deux Bretons, qui ont exactement la tête d’Astérix et Obélix. Ils avaient commencé à transformer la série en la rendant contemporaine.
Astérix a commencé à marcher suite à un article dans L’Express en 1966 à l’occasion de la sortie d’Astérix chez les bretons Cet article a été absolument déclencheur. Brusquement ce que représentaient Astérix et Obélix, c’est-à-dire la résistance d’une minorité contre une majorité qui les cernait de partout, ça coïncidait avec la politique de l’époque et la situation de la France. Ça a été une explosion, et brusquement, à la suite de cet article, tout le monde s’est reconnu dans les traits de deux Gaulois qui sont cernés de partout et qui résistent malgré tout en face de l’occupant. C’était un démarrage très tardif qu’ils n’attendaient plus du tout.
De nos jours, sept ans pour faire décoller une série, pas un éditeur ne laisserait faire ça.
Absolument.
Les deux Bretons contemporains ont été abandonnés. Astérix a explosé de façon extraordinaire à la vitesse grand V, ce qui a amené ses créateurs au faîte de la réussite très vite, au point d'imaginer de faire en France un studio de dessins animés. Ils ont mis dans le coup leur éditeur Dargaud qui n’y tenait pas du tout, parce qu’il pensait que ça allait lui faire dépenser beaucoup d’argent. Ils ont commencé à créer ce studio et ont engagé quatre-vingts personnes pour l’animation. Quand Goscinny est mort, il est parti en laissant ça derrière lui, à savoir une réussite complète, un studio de dessins animés en cours de réalisation qui n’avait encore rien produit, quatre-vingts personnes à payer, etc, etc…
Il y a eu un article, il me semble me souvenir que c’était pour Paris-Match mais je n’en suis pas certain, où tous les collaborateurs de Pilote avaient été convoqués pour une photo de groupe et le hasard a fait que je me suis trouvé à côté d’Albert Uderzo. Pendant le temps de cette pose avec le photographe, j’ai demandé à Albert comment il allait sur le plan émotionnel car il venait de perdre son principal collaborateur. Ils travaillaient ensemble depuis leurs débuts. Il était détruit. Il se tourna vers moi et me dit textuellement : “Ben, qu’est-ce que tu veux, s’il faut que je fasse autre chose et bien j'essaierai de faire autre chose.”. Il pensait qu’Astérix était mort avec la mort de son scénariste.
Qu’est-ce qui l’a convaincu de relancer la machine ?
Je n’en sais rien. Je pense qu’il était entouré de plein de gens qui l’ont encouragé à le faire.
Ensuite, il s’est aperçu de quoi il était capable, de quoi il était propriétaire surtout. On s’est revu ensuite beaucoup plus tard. Il faisait faire des dessins animés en Allemagne. Il avait renoncé à les faire en France. Il était tout à fait capable de gérer la succession.
Astérix & Obélix au cinéma
Il a eu un regret dans sa carrière, c’est l’échec de Oumpah-Pah. Je crois que la série lui tenait particulièrement à cœur.
Absolument. C’était beaucoup plus drôle et bien meilleur qu’Astérix.
Si l’on fait coïncider les dates, c’est un peu L’Express qui a tué l’Indien.
Je n’ai pas l’information. A partir du moment où il s’est trouvé à la tête de l’Empire Astérix, cela ne représentait pour lui plus aucun intérêt de refaire Oumpah-Pah.
La question impossible : y a-t-il selon vous un album d’Astérix en particulier ou un album d’Uderzo en général qui serait plus remarquable que les autres ?
Je n'étais pas un vrai lecteur d’Astérix. La série est conçue pour que les Gaulois soient toujours gagnants de la partie à la fin, et on ne peut pas dire que ce soit une surprise. C’était toujours plus ou moins, avec des variations astucieuses, la même histoire. C’est du reste ce que beaucoup de lecteurs aiment, (ils détestent être surpris). Ça ne m’intéressait pas vraiment - bien que ce soit toujours issu d’une inspiration inépuisable. Goscinny était capable d’écrire n’importe quand, à volonté. Je ne l’ai jamais vu CHERCHER. C’est la vérité. Jamais.
Par contre là où j’étais toujours surpris, c’était par l’inventivité du dessin de Uderzo, toujours, immanquablement au rendez-vous.
Pour moi, la bande dessinée humoristique, c’est du dessin par-dessus tout…
Ça marche d’une manière totalement différente du dessin réaliste.
De manière globale je ne lis pas, ou plutôt disons très peu de bandes dessinées. Par contre, j’en REGARDE ENORMÉMENT, aucune ne m’intéresse pas pour une raison ou pour une autre, et certaines sont même pour moi des sujets de réflexions rigoureusement permanents. (Moebius en particulier, dont je collectionne les dessins chaque fois que possible, car je suis incapable de deviner de quoi étaient faites ses raisons quand il fait ce qu’il fait, et encore moins à ce qu’il pense. C’est un peu comme si, pour moi, il s’exprimait dans une langue étrangère.).
Astérix, c’est une invention de Goscinny, pas d’Uderzo. Goscinny était un scénariste qui fonctionnait comme un scénariste. Moi, j’ai connu Goscinny avant qu’il ne créé Astérix. Le Gaulois a été imaginé en une semaine car la série qu’ils s’apprêtaient à faire, Le Roman de Renart, existait déjà ailleurs. C’est là que Goscinny a proposé et improvisé Astérix. Le système sur lequel fonctionne Astérix est archi simple. Ils sont entourés d’ennemis. Ils leur mettent une peignée, ils rentrent chez eux et ils fêtent ça tous en cœur autour d’un banquet en chantant joyeusement. Pourquoi voulez-vous qu’Uderzo qui se trouve du jour au lendemain à la tête d’Astérix fasse autre chose ? Il a continué à faire Astérix comme il existait depuis le début, au départ avec l’aide de Pierre Tchernia. Le chemin était tout tracé. Il n’y a pas eu une seule histoire où les Gaulois perdent la bataille.
Pierre Tchernia
(à suivre…)
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Sauf indication, les dessins sont © Uderzo/Goscinny/Charlier
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
Sixième partie de l’entretien avec Christian Godard par Laurent Lafourcade. Godard, scénariste de Clavé, Widenlocher, Juszezak, Plumail & Achdé. Les générations passent mais Godard reste sur le devant de la scène. Il n’y a pas de hasard.
Avec Le bras du démon, en 1996, vous renouez avec Florenci Clavé avec qui vous aviez signé La bande à Bonnot en 1978 et Les dossiers de l’archange en 1987. C’est comme si vous vous étiez donné rendez-vous tous les dix ans. On sent qu’il y avait une certaine complicité entre vous.
J’ai eu une complicité extrême avec Florenci qui était un garçon avec lequel je me suis tellement bien entendu. On s’appréciait mutuellement ; c’était un plaisir de travailler avec lui. Alors qu’il était plus petit que moi, quand il arrivait dans mon atelier, il me prenait à bras le corps pour me donner ce qu’il appelait l’accolade, l’abrazzo en espagnol. Il était débordant de gentillesse et d’amitié et c’est un des rares hommes que j’ai pris dans mes bras. J’ai sa photo en face de moi sur mon clavier. C’était un homme de taille moyenne avec une petite moustache et une barbiche et je me souviens encore de ses accolades qui étaient très très vigoureuses.
Le scénario du bras du démon est assez schizophrénique. Est-ce que vous avez voulu démontrer qu’on n’est pas toujours responsable de sa folie ?
Ha, ha ! C’est très amusant comme question. Est-on parfois responsable de sa folie? Bien sûr que non, sinon ce ne serait pas de la folie, ce serait du calcul. Quand on est schizophrène, ce n’est pas de propos délibéré en général.
Quand vous avez commencé à écrire cette histoire, vous pensiez déjà à Clavé pour l’illustrer ?
Bien sûr. Pour quelqu’un dont c’est le métier de raconter des histoires indépendamment du fait que c’est également mon métier de les dessiner, il est vrai que j’ai consacré beaucoup de plaisir et de temps à utiliser le graphisme de mes compères, de mes amis parfois, de mes très grands amis deux ou trois fois, ainsi que de mes rencontres inhabituelles. J’ai utilisé ce qu’ils savaient faire. En fait, ce qui émanait de leur style me suggérait quoi en faire. Le scénariste qui ne tiendrait pas compte du style du dessinateur, ce serait un imbécile.
Compte-tenu de cette belle amitié entre Florenci et vous, vos rendez-vous décennaux étaient-ils comme « programmés » ?
Dans ce métier, on n’est pas maître de son destin. On dépend beaucoup des autres et en particulier des directeurs de collections. Je vais vous prendre un exemple. Quand Greg a senti venir le moment où il allait remettre son âme à Dieu ou au diable, il a pris contact avec son éditeur Dargaud pour demander que ce soit moi qui reprenne le personnage d’Achille Talon. Un repas a été organisé entre nous et le directeur général de Dargaud. A l’issue du déjeuner, il a été conclu que je serai son successeur.
C’était en 1998 que vous avez eu ce privilège de prendre en main la destinée d’Achille Talon avec Roger Widenlocher. Pourquoi n’avez fait qu’un seul album ?
Greg est mort très peu de temps après. Le directeur littéraire Didier Christmann a voulu reprendre le personnage sous le pseudonyme de Brett. Ne sachant pas faire, il a pris un nègre. Il a demandé à Herlé de l’aider. Il a repris la série à son compte en n’en écrivant strictement rien. Ça a duré un certain temps. J’ignore la façon dont les choses se sont passées mais en aucun cas de la façon dont Greg souhaitait que cela se passe. Ceci est un exemple qui montre que l’on fait avec les circonstances que l’on peut et qu’on n’en est pas toujours le maître, même quand c’est l’auteur qui s’exprime pour que quelques décisions soient prises. Ça ne se passe jamais comme prévu.
Pour l’anecdote, toujours concernant Talon, Herlé ayant beaucoup de travail a demandé à François Corteggiani s’il n’aurait pas des idées. Ce dernier lui a dit qu’il en avait dix-sept qui avaient été refusés sans avoir été lu à un moment où on lui avait demandé un essai. Herlé les a proposés comme s’ils étaient de lui et c’est passé.
C’est en tout cas une grande amitié qui vous unissait, Greg et vous.
Effectivement, c’était un ami. Il appréciait ce que je faisais.
Quand les choses se sont gâtées à Pilote, Goscinny est intervenu en m’expliquant que, à la place de Norbert et Kari, il souhaitait que je vienne lui proposer deux planches par semaine en ayant un sujet différent à chaque fois. Il voulait que je me consacre à autre chose qu’à ma série. J’ai hésité de longs mois parce qu’on ne se sépare pas d’une place qui vous est réservée, à savoir deux planches dans un hebdomadaire, sans éprouver des sentiments contradictoires, de l’amertume et des hésitations. Au bout d’un certain temps, Greg, qui travaillait aussi à Pilote m’a proposé de le rejoindre au journal Tintin. C’est ainsi que j’ai quitté Pilote et que j’ai créé Martin Milan. A Tintin, on me laissait faire ce que j’avais envie de faire. Ça n’a pas été facile pour moi de quitter Goscinny avec qui je travaillais depuis plus de quinze ans, bien avant Pilote. C’est d’ailleurs moi qui l’avait présenté à Vaillant.
Dans tout le temps où j’ai travaillé avec Greg au journal Tintin, pas une seule fois il n’est intervenu pour me demander de ne pas faire ceci ou cela. On était exactement sur le même registre.
Greg, Godard & Dany
Vous étiez le plus à même pour vous glisser dans les chaussons de Greg. Comme lui, vous êtes aussi à l’aise dans l’humour que dans le réalisme et l’aventure. Comme lui, vous avez alterné entre une carrière de dessinateur et une autre de scénariste. Vous l’avez côtoyé à Pilote.
Oui, absolument. Greg était un caméléon et j’en suis un aussi.
On a écrit autant pour nous-mêmes que pour les autres. Dans ce milieu, c’est un avantage de pouvoir changer d’inspiration, de têtes, de façon de faire. C’est fabuleux.
En 1998, démarre une collaboration pour six albums avec Erik Juszezak. Oki, souvenirs d’une jeune fille au pair fait partie des séries inaugurant la collection Bulle noire chez Glénat. Vous l’avez écrite exprès pour l’occasion ?
Pas tout à fait. A l’origine, j’avais été contacté par l’éditeur japonais Kodansha qui voulait s’implanter en France au début des années 90. Ils avaient contacté plusieurs auteurs, dont François Corteggiani, moi-même, ainsi que d’autres, pour écrire des mangas qui seraient destinés au marché français. C’est pour cela que l’héroïne Oki est japonaise. Puis, la crise étant arrivée avec la guerre du golfe, l’édition française a beaucoup morflé. Kodansha a abandonné le projet d’ouvrir une antenne en France. Ils se sont contenté de faire distribuer leurs propres produits japonais par un distributeur français et ont passé alliance avec Casterman.
Resté en plan, j’ai proposé Oki à Henri Filippini chez Glénat qui m’a mis en relation avec Eric Juszezak. On s’est tout de suite très bien entendus. La série s’est arrêtée avec le départ de Filippini et la fin de la collection Bulle noire.
Oki est un pur polar.
Oui. A l’origine, dans mes débuts dans la bande dessinée, quand je suis rentré du régiment, qui durait un an et demi à l’époque, mes ambitions étaient plutôt littéraires. J’avais très envie de faire carrière dans le monde du roman policier. J’étais un grand lecteur de Simenon. Il a écrit quinze volumes la première année où il s’y est mis. J’avais étudié très précisément sa méthode de travail qui était très simple. Tous les matins, il écrivait un chapitre qu’il ne retouchait pas, et tous les après-midi, il apportait des corrections rapides au chapitre de la veille. Il a ensuite réduit sa production mais en publiait au minimum six.
Ce rythme me convenait. En même temps que j’essayais de vendre des dessins, j’ai donc commencé à écrire des romans policiers. Mais ce que je n’avais pas pris en compte, c’est que quand Simenon a commencé la série des Maigret aux Presses de la Cité, il avait déjà quinze ans d’écriture derrière lui. Il écrivait à une vitesse inimitable sous sept ou huit pseudonymes dont les plus farfelus.
Je me suis donc mis au travail et j’ai écrit “Pavane pour un catcheur défunt”, « Entre deux eaux », par exemple... J’ai écrit “Le fils du notaire” aussi, en collaboration avec mon épouse Elisabeth.
Avec Le cybertueur en 1999, puis Dédales en 2007, vous permettez à Claude Plumail, qui a été l’assistant de Ribera, d’être enfin sur le devant de la scène. Était-ce une manière de l’adouber ?
Claude Plumail a été notre assistant à Julio Ribera et moi pendant très longtemps. Il avait des talents extrêmement importants. Quand Julio est parti, je lui ai proposé de faire quelque chose avec lui qu’il prendrait entièrement à sa charge.
Le cybertueur, traque à travers un monde virtuel, alerte sur l’intérêt, les dangers et les limites, s’il y en a, d’internet. L’histoire est technologiquement inquiétante. Les évolutions technologiques vous font-elles peur ?
Non, elles ne me font pas peur. Elles me terrorisent à un point extrême. C’est bien au-delà de la peur. Je suis effaré en face du développement des technologies qui conduisent à fabriquer à mon avis, un homme nouveau avec lequel je n’aurai probablement plus aucune conversation possible. Mon fils Franck Godard, dans les débuts de sa vie, me ressemblait un peu. Il avait le goût de se donner en spectacle, de faire rire. Il a participé à l’émission de télévision « La classe ». Je lui écrivais ses sketches. Il était dans la droite ligne de ce que j’étais moi-même, puisque mon père étant jeune avait rêvé de devenir clown. Comme c’est un travail où il faut se battre avec des dents et des griffes, il a ensuite abandonné et changé de voie. C’est vous dire combien il y avait une suite dans les générations. Il y avait quelque chose qui faisait que les choses étaient explicables. C’était très confortable. Mon fils a deux enfants, un garçon et une fille. Son garçon ne lui ressemble pas du tout. La dernière fois que je lui ai téléphoné, il m’a dit que son fils Shayane, mon petit-fils, écrivait des lignes de “codes”. Il les vend pour faire des applications. C’est à dire que si demain, il vient me voir, il n’aura rien à me raconter. Il ne fait rien pour faire rire les autres comme l’a fait son père, mon père et comme j’ai fait toute ma vie. Voilà pourquoi la technologie me terrorise. Mon petit-fils appartient à une génération qui n’a plus rien à voir avec la mienne, et cela va aller de mal en pis dans cette direction.
Vous êtes pourtant à la pointe du progrès parce que vous êtes assez présent sur Internet.
Etre présent sur Internet, ce n’est pas compliqué. En deux clics, on peut parler sérieusement de quelque sujet que ce soit. Ça m’offre la possibilité de converser avec un tas de gens sans difficulté et à leur donner de mes nouvelles. Je peux prendre contact avec mes copains qui sont tous partis en province. Grâce à ça, je communique facilement avec mes amis François Corteggiani, Curd Ridel et d’autres. De ce côté-là, la technologie est plutôt bénéfique. Mais avoir besoin de lignes de codes pour se faire comprendre, c’est qu’on a changé de langage. On ne parle plus français.
Dédales, toujours avec Plumail, est un hommage à Arsène Lupin.
Peut-être, oui. J’étais depuis ma plus tendre enfance un grand lecteur. Dans les trente premières années de ma vie, j’ai dû absorber quatre ou cinq bibliothèques de bouquins de toutes sortes. Par voie de conséquence, j’ai lu Arsène Lupin, Maurice Leblanc, etc….
La série s’est terminée plus vite que prévu.
Dédales aurait dû être un triptyque. Cette série a démarré et pour une raison que je ne m’expliquerai jamais le premier album a été tiré entre huit et dix mille exemplaires. Henri Filippini, directeur de collection chez Glénat, m’a rappelé pour me dire “C’est formidable, ça démarre en trombe”. Le tryptique a été stoppé net je pense pour de mauvaises raisons. Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire. On l’a appris au milieu du tome 2. Il a fallu tout revoir et expliquer en vingt planches ce qui aurait dû se passer dans la fin du deuxième album et dans tout le troisième. Plumail a pris les choses de manière dramatique car il s’était donné beaucoup de mal. Il avait travaillé remarquablement, appris la colorisation par Photoshop, et ça l’a atteint au plus profond. Dans ce métier, il faut avoir le cuir épais, ce qui n’était pas son cas.
C’est vraiment dommage d’avoir bâclé cette histoire en deux tomes au lieu de trois.
De 2000 à 2002, vous scénarisez trois albums de gags de Doc Véto avec Achdé. La série a-t-elle été sabordée par son départ pour Lucky Luke ?
Oui, tout simplement. Elle a été monstrueusement sabordée par Guy Vidal, le directeur de collection qui était un ami, et avec qui j’avais des atomes crochus depuis très longtemps. C’était plus qu’un ami. Doc Véto marchait très très bien. J’ai appris brutalement qu’il avait débauché Achdé pour lui demander d’arrêter de faire Doc Véto pour travailler sur Lucky Luke, sans doute parce qu’il n’avait personne sous la main. Il n’y avait pas d’autre raison que celle qui consistait à mettre sur pieds la reprise de Lucky Luke.
Pour la sélection de Achdé pour reprendre Lucky Luke, il faut savoir qu’il y a eu un album qui s’appelait Le père de Lucky Luke qui était un hommage à Morris. Ils avaient fait un album à multiples auteurs. Cet album avait eu des ennuis juridiques parce que la maquette reprenait celle de Lucky Luke sans autorisation. Le type de police de caractère pour le titre était imité de Lucky Luke. Dans cet album, il y avait de multiples dessinateurs qui rendaient hommage à son créateur. La meilleur parodie de Lucky Luke était celle faite par Achdé. Il avait réalisé une histoire courte très drôle dans laquelle les entraîneuses du saloon chantaient les paroles de L’île aux enfants en anglais. Le dessin était un des plus proches de l’univers de Morris. Cette histoire courte a tapé dans l’œil des décisionnaires pour la reprise de Lucky Luke. Ils ont sélectionné Achdé. C’est ce qui a causé la fin de Doc Véto parce que le dessinateur ne pouvait pas assurer les deux en même temps.
Il n’a jamais été question qu’un autre dessinateur reprenne Doc Véto ?
Encore aurait-il fallu que l’éditeur ait eu la volonté de le faire… J’ai eu quelques conversations vigoureuses avec mon ami Guy Vidal. Je ne sais pas trop ce qui s’est passé en dessous et qui n’a pas été dit. Guy Vidal a été très touché par l’affaire. Peu avant sa mort, il m’a demandé de lui dire que je ne lui en voulais plus, parce qu’il ne souhaitait pas partir comme ça. Il voulait me dire au revoir… Il n’était pas un dur. La vie de ce genre d’emploi dans une grande maison, avec des gens aux dents extrêmement longues, n’était pas faite pour quelqu’un de doux et gentil dans la vie comme lui. Il n’était pas fait pour affronter une vie où tout le monde se tire dans les pattes.
Guy Vidal
(à suivre…)
Bonus :
Quelques aquarelles de Christian Godard
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Les dessins sont © Christian Godard/Clavé/Widenlocher/Juszezak/Plumail/Achdé
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
Cinquième partie de l’entretien avec Christian Godard par Laurent Lafourcade. Godard, scénariste de Mittéï, Derib, Blesteau & Clarke pour un mélomane gaffeur, un western réaliste, un bébé en famille et des bébés en garde. L’auteur multiplie les collaborations, diverses et variées, toujours avec le même talent.
Dans les années 70, on note deux collaborations avec Mittéï pour des séries que vous n’avez pas créées : Indésirable Désiré et Modeste & Pompon. C’est lui qui vous appelé pour l’aider.
Oui, oui bien sûr. C’était pour le plaisir là. Sur Modeste et Pompon, passer après Franquin était un défi. C’était amusant.
En 1987, Derib vous fait l’honneur de dessiner un western réaliste : L’homme qui croyait à la Californie. Vous y dressez des portraits rudes, cruels et réels de cow-boys.
Derib, un charmant garçon, m’avait contacté. Ça a été une expérience pure et simple pour voir ce que l’on pouvait faire tous les deux dans le domaine du western à la John Ford. C’était un recueil d’histoires complètes qui avaient été prépubliées dans le journal Tintin. J’aurais personnellement renouvelé l’expérience avec beaucoup de plaisir mais Derib ne le souhaitait pas. Il n’avait pas très envie d'avoir un auteur qui en profitait pour s’exprimer lui-même si je puis dire. L’album a été pas mal remarqué. Je m’étais exprimé dans chaque histoire dans un registre assez dur et différent à chaque fois. Il a été étudié jusqu'à l’université en Russie.
En 1989, commence la grande aventure Toupet avec Blesteau dans Spirou. Pourtant le personnage est né sous vos crayons beaucoup plus tôt.
J’ai créé Toupet en 1965. C’était mes tout début. Je travaillais donc à Pilote. Vous savez, au départ, créer un journal qui va devoir trouver des lecteurs qu’il va voler à des journaux qui existent depuis longtemps, ce n’est pas facile, facile. Par voie de conséquences, pour s’approprier des collaborateurs, il avait fallu que Pilote monte les prix, les paie plus cher qu’ailleurs. J’étais donc très très bien payé à Pilote, mais sans le savoir. Quand j’ai été en situation de créer un personnage à Spirou et qu’on m’a demandé de passer une facture, j’en ai passé une correspondant au tarif pour lequel j'étais payé à Pilote. Dupuis m’a demandé si je plaisantais, car personne à Spirou n’était rémunéré à ce prix-là. Franquin n’était pas payé cher à la planche à l’époque parce qu’il avait des albums. Je ne pouvais pas en avoir instantanément et par conséquent autre chose qui se vend en librairie. Je demandais plus cher que Franquin. Ça m’a fait beaucoup rire à l’époque et encore maintenant. L’éditeur a fait savoir qu’il ne voulait plus entendre parler de moi. C’est la raison pour laquelle j’ai arrêté très vite.
Pourquoi n’avez-vous pas dessiné la reprise vous-même ?
Quand il s’est agi de reprendre la série plus tard, en 1987, je suis revenu à des prix plus raisonnables, mais seulement en qualité de scénariste.
Avez-vous mis beaucoup de vous dans Robert Dubois, le père de Toupet ?
Au moment de la création de Toupet, je me souviens que mon fils était très jeune. Il était en bas âge et il fallait, pour faire en sorte qu’il accepte de manger, lui trouver une occupation pour qu’il puisse utiliser ses doigts pendant qu’on lui enfournait de la nourriture dans le bec. J’avais placé une petite horloge sur sa chaise haute qu’il a, au fil du temps, complètement détruite en jouant avec le mécanisme. Il l’a rapidement réduite à l’état de cadavre d’horloge. On retrouve une séquelle de cette horloge réduite en miettes dans le marteau de Toupet qui s’en servait pour casser tout ce qui se présentait, ce qui était le cas de mon fils à cette époque-là.
Plus généralement, la série a été un moyen de parler du cercle restreint de la famille : enfant, parents, grands-parents, et donc beaux-parents. Ça ne vous a pas causé de soucis ?
Eh bien, c’est assez curieux, mais il aurait fallu que ma famille lise Spirou pour s’en inquiéter, ce qui n'était absolument pas le cas. Je pouvais donc aisément me payer la tête de mon entourage familial sans qu’il en ait clairement conscience.
Pas d’ennuis non plus avec la SPA, parce qu’on ne peut pas dire que Binette, la chienne boxer, soit à la fête ?
C’est vrai. (Rires…) J’ai eu un boxeur. Ma « Trombine » a occupé une grande place dans ma vie. Elle a vécu dix ans avec divers ennuis de santé. Elle m’a laissé un souvenir impérissable. Quand je m’adressais à elle, j’avais l’impression de m’adresser à quelqu’un de mon niveau. Elle comprenait tout ce que je lui disais. La Binette de Toupet n’était qu’un reflet lointain de celle qui a accompagné ma vie.
Toupet connaîtra 18 albums jusqu’en 2007. C’était un véritable succès du catalogue Dupuis.
Absolument. Mais un jour, on a nommé à la direction de Dupuis un nouveau Directeur Général, à la suite du rachat de la maison par Média-Participations. A la suite de cela, on a demandé à me voir. J’ai deviné très vite que j’allais avoir des difficultés parce que je disposais d’un contrat qui me permettait de toucher deux fois de suite de l’argent, une première fois grâce à la prépublication de la série dans le journal, puis ensuite grâce à la publication des albums. Je me suis trouvé en face d’un tribunal, le mot n’est pas choisi au hasard, qui ne m’a pas dit que j’étais trop bien payé mais qui m’a annoncé l’arrêt de la série. Comme on me l’avait suggéré lors d’un coup de fil, j’étais venu avec les comptes. Je leur ai demandé pourquoi arrêter une série alors que l’on vendait 600 000 exemplaires d’albums rien qu’en français. Les éditions étrangères étaient très nombreuses ; elles doublaient ou triplaient probablement les ventes de l’éditeur. Eh bien, on ne m’a pas dit pourquoi on arrêtait la série, et je n’ai découvert la vérité que quand les contrats ont été annulés at après que le nouveau directeur général ait été mis à la porte.
Blesteau, le dessinateur de la série, avait un trait rond formidable.
L’arrêt fut mortel pour lui. Compte tenu des tirages et des droits qu’il touchait, il n’a pas compris pourquoi on arrêtait la série. Ça lui semblait extravagant. Il est rentré chez lui et je n’en ai plus jamais entendu parlé. C’est une histoire hallucinante d’une absurdité totale que je n’arrive pas à comprendre encore aujourd’hui. Le directeur a qui nous avons eu à faire avait probablement été choisi avec pour mission de virer tous les contrats classiques en se contrefichant des chiffres de vente.
C’est vraiment étonnant qu’il n’ait pas proposé de renégociation.
Il a été lui-même viré entretemps. Il n’est resté qu’un an.
En 1997, c’est le début des Baby-Sitter, avec Clarke, alias Valda, au dessin. Décidément, tout ce qui tourne autour du monde des bébés vous inspirait.
Je ne sais pas trop quoi dire. Je n’avais pas beaucoup de rapport avec le dessinateur. Je ne le connais pas du tout. Ça a démarré comme une farce. Les lecteurs de Spirou ne savaient pas que le dessinateur de Mélusine se cachait derrière lui. Nous avons travaillé à distance et nous n’avons pas eu de rapport d’amitiés comme c’est souvent le cas entre un scénariste et son dessinateur.
Les baby-sitter ont été publiées dans la collection Humour libre, à la maquette moche dont les couvertures étaient uniquement faites pour être visibles en grandes surfaces.
La série s’est rapidement arrêtée, au bout de trois albums. La directrice de collection est partie. Elle a changé de maison. Nous n’avions plus les mêmes interlocuteurs et je ne connaissais pas la personne qui l’a remplacée. Cet épisode n’a été qu’un mini-événement dans ma carrière.
(à suivre…)
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Les dessins sont © Christian Godard/Mittéï/Derib/Blesteau/Clarke
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
Quatrième partie de l’entretien avec Christian Godard par Laurent Lafourcade. Godard, scénariste de Ribera, nous embarque dans l’histoire d’un homme qui sillonna l’espace jusqu’aux plus extrêmes limites de l’univers, plongea dans cent galaxies, et laboura le destin de mille planètes… Son nom résonnera longuement dans les replis du temps… Ecoutez !... Il se nomme… Axle Munshine ! Christian raconte l’aventure du Vagabond des Limbes, ainsi que toutes ses autres collaborations avec Julio.
Passons au Vagabond des limbes, comment avez-vous rencontré Julio Ribera ?
A cette époque-là, il y avait des réunions de rédaction toutes les semaines à Pilote. Toutes les semaines, il y avait un moment pendant lequel les auteurs qui avaient des idées pouvaient les proposer. Ceux qui étaient disponibles pour les dessiner se manifestaient. Un jour, une de mes idées a séduit Ribera et on a commencé comme ça. Autant que je me souvienne la première histoire que l’on a faite ensemble Ribera et moi était une histoire en huit planches intitulée « Je suis un héros de bande dessinée ».
Est-ce à cause de la concurrence avec Valérian que le Vagabond des limbes n’est pas né dans Pilote ?
Non, absolument pas. Le vagabond des Limbes est né d’une manière extrêmement simple. Un jour, Henri Filippini m’appelle et me raconte qu’il vient d’être embauché par Hachette pour créer des collections. Il me demande si ça m’intéresse et on prend rendez-vous dans un bistrot. Me questionnant sur mes envies, je lui dis que j’avais envie de faire une série de science-fiction. Je n’en avais jamais fait jusqu'à présent et j’aimerais bien m’y consacrer. Il me demande alors avec qui et je lui dis que j’avais rencontré un dessinateur qui avait l’air sympa chez Pilote pour qui j’avais écrit un récit complet. J’ai ensuite écrit un scénario, l’ai proposé à Henri Filippini qui l’a à son tour soumis à sa direction. A partir du moment où le scénario de base était accepté, on a proposé à Julio Ribera de se joindre à nous. Et voilà comment le Vagabond des Limbes est né. Ça n’a pas duré longtemps parce que Hachette n’était pas vraiment l’endroit où l’on pouvait travailler sur la longueur, c’est à dire commencer à faire une série, la cultiver, dépenser un peu d’argent pour qu’elle se développe, ... Ils étaient plutôt disposés à publier des « coups » et des projets qui démarraient tout de suite. Au bout de trois albums, ils se sont aperçus qu’ils faisaient fausse route et ils nous ont rendu notre liberté. Dargaud s’est fait un plaisir de les rééditer et de nous permettre de faire la suite.
En 1975, on le retrouve dans Circus, en 1976 dans Tintin, puis dans Pilote en 1978. Il n’y a pas que dans l’espace qu’il a voyagé.
Absolument !
« C’est l’histoire d’un homme qui sillonna l’espace jusqu’aux plus extrêmes limites de l’univers, plongea dans cent galaxies, et laboura le destin de mille planètes… Son nom résonnera longuement dans les replis du temps… Ecoutez !... Il se nomme… Axle Munshine ! ». Dès la parution du premier album chez Hachette en 1975, la maquette de la série est caractérisée par un petit texte en haut sur la couverture. Ce concept restera immuable. Est-ce vous qui en avez eu l’idée ?
Rien ne s’est fait, comme il se doit, sans l’accord du scénariste. C’est tout ce que je peux dire. La maquette a beaucoup évolué au cours du temps, a connu tout un tas de versions possibles. En général, les choses se faisaient toujours avec mon accord bien sûr.
Peut-on qualifier Le vagabond des limbes le concept de Space Opera ?
Pourquoi pas ? Oui, bien sûr.
La série est l’histoire d’amours impossibles. Axle cherche sa Chimeer, mais est-ce une bonne chose de réaliser ses rêves ?
Quand on les réalise, les rêves perdent tous les avantages qu’ils avaient avant de l’être. Il n’y a rien de pire qu’un rêve qui se réalise et qui devient réalité. C’était quand même un peu le sujet de l’histoire. J’avais mis mes personnages en situation de ne pas pouvoir réaliser leurs rêves. Il y avait d’abord Axle, qui était d’une espèce proche de celle qui est la nôtre, et il y avait en face de lui Muskie, un personnage d’une espèce tout à fait différente, qui avait une particularité, celle dont tout le monde peut éventuellement rêver, la possibilité de s’arrêter à l'âge qu’elle voulait pendant une éternité. Le fait qu’elle ait arrêté son développement alors qu’elle n’était encore qu’une gamine faisait qu’elle ne pouvait pas devenir un objet convoité par Axle en tant que tel, sauf si elle reprenait la décision de vieillir, donc de redevenir mortelle pour connaitre l’amour. Qui est capable de faire une chose pareille ?
La saga du vagabond, c’est l’amour impossible de Muskie qui s’éprend d’Axle. Mais lui la voit plus comme une enfant. Peut-on dire que Muskie est le premier personnage androgyne de la BD ?
Je ne sais pas si c’est le premier. Vous me posez une colle. J’étais un grand lecteur de science-fiction, mais pas de SF mais pas du côté de la BD, qui était « classique » à l’époque où j’ai créé le vagabond avec Julio. Elle ne cherchait pas à aborder des thèmes complexes comme cela a été le cas dans notre série, y compris des sujets insolubles. Que se passe-t-il dans la tête de personnages face à une situation qu’ils ne parviendront pas à résoudre ? C’est ça qui m’intéressait.
Enfin, la série est aussi l’histoire d’amour entre un fils Axle, et son père qu’il recherche Korian.
Oui, d’autant plus qu’on ne sait rien sur Korian. On est condamné à faire des suppositions et rien d’autre.
Est-ce que vous, vous savez ?
Mais moi je sais tout ! Pas forcément dans le départ. Il faut savoir vers quoi l’on va et le découvrir soi-même en tant que narrateur en même temps que le lecteur. La meilleure façon de surprendre le lecteur est évidemment de se surprendre soi-même.
Avec cette série, vous êtes aussi récompensés dès les débuts au festival d’Angoulême avec l’Alfred (ancêtre des Fauves d’or) de la meilleure œuvre réaliste française pour le deuxième épisode, L’empire des soleils noirs, en 1976.
Un sacré cadeau. C’est vrai que j’avais mis dans cette histoire tout un tas de trucs, qui n’étaient pas des « trucs ». La plupart des gens qui écrivent pour la BD utilisent des « trucs », c’est-à-dire des moyens qui leur permettent de recommencer à se servir des mêmes outils, des mêmes recettes. Ils l’utilisent et ils sont bien contents car ils n’ont plus besoin d’en chercher d’autres. Pour la plupart, ils font ce qu’on leur demande c’est à dire un produit. Les éditeurs ne demandent que ça, de telle manière que quand un produit plait, les gens vont l’acheter, comme pour une boîte de sardines. Faire un produit n’est pas un défaut. C’est une règle quasi-absolue. Par exemple, dans Tintin, il y a des recettes qui fonctionnent. Les mêmes personnages répètent les même embrouillaminis d’albums en albums. Les Dupont et Dupond se comportent toujours pour dire la même chose. L’un répète ce que l’autre dit en ajoutant “Je dirais même plus”. Ce truc, qui est un gag, ils le répètent inlassablement dans tous les albums. Ce sont des marqueurs. On vous raconte une histoire qui n’est pas tout à fait la même que la précédente. Parfois, elle est complètement différente, mais n’ayez pas peur, on fait la même chose pour que ça vous plaise autant que la fois précédente. C’est une pratique que je n’ai jamais appliquée. Je m’en suis toujours contre-foutu.
Après la parenthèse de l’auto-édition avec le Vaisseau d’Argent où étaient parus les tomes 16 à 21, Dargaud vous a immédiatement repris sous son aile, mais ça n’a plus été pareil qu’avant.
Je ne peux pas dire que ça a été fait sereinement de notre côté. L’aventure du Vaisseau d’Argent (cf.Interview partie 2) m’a énormément éprouvé. En ce qui concerne la reprise par Dargaud, ça a été simplissime. On a signé un contrat avec l’éditeur et puis on a continué à travailler et à produire, mais en tant qu’auteurs comme on l’avait fait auparavant. Je ne me souviens pas que nous ayons eu quelque problème que ce soit, sauf que Dargaud n’a pas pris les mêmes risques que nous prenions quand nous travaillions à notre compte. Assez rapidement, autant que je me souvienne, les tirages ont très légèrement baissé pour venir à des hauteurs qui ne nécessitaient pas de la part des éditions Dargaud qu’elles agissent au niveau de la distribution, comme cela se décide. Quand on est éditeur, il faut avoir l’œil partout, vérifier que la distribution est bien faite pour que les points de vente qui fonctionnent soient correctement achalandés. Une maison comme Dargaud ayant d’autres chats à fouetter le fait d’une manière générale et non pas personnalisée. On est donc revenus très vite, alors qu’on avait des tirages élevés, à des tirages qui l’étaient beaucoup moins.
Le stand du Vaisseau d'Argent à Angoulême
Dargaud a stoppé la série en 2003. Il paraît que le 32ème est bouclé et que le 33ème était commencé. Les lira-t-on un jour et n’avez-vous pas envie d’apporter une vraie conclusion à la saga ?
Je ne vois pas pourquoi j’apporterai une conclusion. La saga n’est pas terminée. Il n’y a pas de conclusion. Pourquoi le voulez-vous ? On s’est donné un mal de chien pour inventer un univers. Pourquoi le clore, refermer le dossier et parler d’autre chose ? Il n’y a pas de raison. Il y a une fausse rumeur qui est partie de chez Dargaud prétendant qu’un tome destiné à boucler la série était prêt. Je ne sais pas qui est le crétin qui l’a lancée. Si demain on me demande de reprendre le Vagabond des Limbes, j’ai plein d’idées en tête.
Pour répondre plus précisément à votre question, en ce qui concerne le 32ème, il a été fait par Julio mais les méthodes de fabrication avaient complètement changé. Il avait quitté Paris où l’on travaillait ensemble dans mon atelier avec une équipe composée de pas mal de monde. Outre nous deux, il y avait pas mal de monde dont Claude Plumail qui se chargeait des décors, un dessinateur remarquable, capable de se sortir de n’importe quelle complication. Dans une certaine histoire une civilisation lointaine découvrait la terre et volait la tour Eiffel, l’emportant pour faire un parc d’attractions. Plumail a été capable de prendre à bras le corps cette difficulté monstrueuse, montrant la tour Eiffel sous tous les angles exactement comme elle est. Il en a fait autant avec Notre-Dame. On avait également plusieurs coloristes qui travaillaient avec nous. Pendant longtemps, c’était les Chagnaud. Nous avions une méthode de travail. On avait de la place et du matériel. C’était place de Clichy. Tous les jours, on arrivait à peu près tous à la même heure et on produisait de cette manière-là. Notre équipe était solide. Du jour au lendemain, Julio pris sans prévenir la décision de partir et d’aller habiter chez sa femme en province. Il s’est retrouvé obligé de tout réaliser, alors qu’il n’en faisait que le quart avant. Ce tome 32, j’ai considéré qu’il n’était pas publiable.
Le 33ème est resté à l’état d’ébauche. Julio avait de gros problèmes de santé. Il s’était fait opéré du dos. Pour le 31ème, il avait déjà été aidé par un spécialiste qui travaillait sur informatique pour faire les couleurs. Il se sont séparés pour des raisons que j’ignore. Entretemps, Julio avait appris à faire les couleurs par ordinateur mais tout ça est resté inachevé.
Il y a eu une adaptation en comédie musicale du vagabond des limbes. Surprenant.
Oui, absolument. Elle s’est jouée assez longtemps avec une compagnie de danse qui appartenait à la ville de Cadenet. Ça a tourné pas mal.
Axle Munshine et Musky dansant dans la comédie-ballet
Le Vagabond des Limbes par la compagnie Avalena
Votre complicité avec Julio Ribera ne se résume pas au Vagabond. Il y a eu Les chroniques de la vallée des Ghlomes, une histoire gentiment érotique. Votre désir était-il de vous adresser à un public plus franchement adulte ?
Non pas vraiment, ce n’était pas l’idée. C’était simplement le plaisir de travailler sur une série différente, quasi humoristique. Les Ghlomes nous permettaient de faire des choses qu’on ne pouvait pas faire avec le Vagabond.
Il y a eu aussi deux séries pourtant prometteuses arrêtées après seulement un album : Je suis un monstre, chez Glénat, et La jeunesse d’un inconnu célèbre, chez Soleil. Comment expliquez-vous ces échecs ?
Vous savez que si j’étais capable d’expliquer mes échecs, j’aurais fait en sorte qu’ils ne se produisent pas. Alors là, je ne sais pas répondre. Ce n’est pas difficile de faire quelque chose de différent quand vous changez de partenaire. A partir du moment où vous changez de partenaire, il apporte avec lui, ses possibilités, ses impossibilités, son style et sa personnalité. Vous débouchez alors dans un travail qui se révèle à vous même au fur et à mesure.
Annoncées comme des séries à suivre, dont vous aviez, je pense, imaginé toute une bonne partie de la suite, vous avez dû ressentir cela comme un gâchis.
Oui, c’est douloureux évidemment, surtout quand on a un sujet qu’on a choisi parce qu’il était porteur, parce qu’il débouchait sur un tas de possibilités, de développements, etc… et qu’on les entrevoit à peine au cours d’un album. Oui, bien entendu, s’arrêter au premier album est absolument insupportable.
Puis il y a eu en 1994 votre meilleure série réaliste, toujours avec Ribera, Le grand scandale. C’est l’histoire d’Al Jackson, dessinateur de presse, recruté pour relater des affaires politiques au travers des aventures de bande dessinée de « Little Anny Candy ». Mais quand on fricote avec la politique, on se retrouve rapidement avec la mafia sur le dos. Vous réalisez là une mise en abîme façon thriller.
Vous avez tout compris...
Quand j’ouvre une fenêtre sur mon imaginaire, c’est à chaque fois une aventure personnelle. Si vous faites de l’athlétisme et si vous demandez à un spécialiste du 1500 mètres courant autour d’un stade de 400 mètres, il s’habitue à l’endroit où il court, se chronomètre tour par tour. Prenez à présent le même coureur qui compare les temps qu’il fait quotidiennement sur 1500 mètres sur des terrains différents qu’il découvre chaque jour. Quand vous imaginez une histoire, vous faites exactement la même chose qu’un coureur qui change d’endroit pour courir. Vous vous surprenez à chaque fois.
La mode de l’époque est aux séries télévisées. Avec sa construction, ses rebondissements, Le grand scandale en ferait une excellente.
C’est gentil. Je vous remercie du compliment. Mais je ne peux pas adhérer à votre remarque parce que je ne regarde pas la télévision.
Dans votre carrière, vous n’avez jamais pensé à écrire pour la télévision ?
J’ai à peu près pensé à écrire sur n’importe quoi. Ça m’aurait bien sûr beaucoup intéressé.
J’ai eu quelques courtes expériences avec Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, des duettistes très en vue à l’époque. J’ai participé également à l’écriture du Magasin des accessoires avec Angelo Rinaldi, une expérience passionnante. Mais tout ça n’a pas eu beaucoup de succès.
Là encore, au bout du quatrième album, l’éditeur Dargaud abandonne son lectorat en plein suspens. La suite (ou la fin) était-elle bouclée ?
On ne nous a pas laissé le temps. On nous a arrêté trop tôt, au quatrième album, alors qu’à cette époque les séries commençaient vraiment à décoller au cinquième. Le fait que chaque tome se déroule dans une ville différente à chaque fois permettait de durer. C’est une série qui est restée, comme plusieurs fois dans ma carrière, à l’état d’ébauche, étant entendu que, en ce qui concerne le Vagabond des limbes, nous avons eu le temps, Julio Ribera et moi, de développer une série sur la longueur, à savoir une trentaine d’albums. On a eu le temps d'épuiser tous les aspects potentiels des personnages que l’on animait. On ne pouvait pas rencontrer une série qui permette de se renouveler à chaque album aussi facilement que le permettait le Vagabond des limbes. Ce n’était pas aussi simple, aussi évident et aussi facile qu’avec d’autres séries dans un cadre réaliste. On restait tributaire de l’éditeur qui pouvait se faire une idée trop rapidement sur une série débutante.
La chance qui a été celle du Vagabond des limbes, c’est que nous nous sommes aperçus que l’éditeur ne faisait aucun effort pour développer la série et de faire monter les tirages. Nous avons fait remarquer à la personne qui était en charge chez Dargaud du tirage des albums, qu’en ce qui concerne le Vagabond des limbes, le tirage était stagnant de titre en titre, alors que nous avions un retour sur publication qui faisait qu’on nous parlait de plus en plus de notre série et de la faveur du public à son égard. Nous avons donc demandé pourquoi il ne forçait pas sur la distribution et la mise en place. Nous sentions que l’on pouvait monter les tirages. Le personnage assis derrière son bureau, qui avait à gérer je ne sais combien de titres et de séries différentes et qui n’en avait strictement rien à faire, nous a déclaré de manière élégante : “Mais pourquoi voulez-vous que l’on prenne des risques en augmentant les tirages alors que le tirage auquel on tire le Vagabond des limbes se vend tout seul ?” Nous nous sommes donc dit avec Julio Ribera que si ça se vendait tout seul, nous n’avions pas besoin d’eux. C’est la raison pour laquelle, en s’auto-éditant, on s’est chargé nous même de faire grimper les tirages. On est monté jusqu'à 70 000 exemplaires quand nous étions nous-mêmes nos propres décideurs, nos propres éditeurs.
C’est une situation que tous les auteurs connaissent quand on a à faire à un éditeur qui s’occupe d’une écurie d’auteurs. Quels sont ceux disposés à être considérés comme des chevaux qui n’ont qu’une ration d’avoine très régulièrement comptée ?
Pour devenir éditeur, il faut prendre des risques et beaucoup travailler, se bagarrer, cavaler dans les coins, aller là où ça coûte le moins cher à l’impression. J’allais en Hollande faire le réglage sur machines rotatives moi-même. Au bout de celle-ci, les cahiers tombaient les uns derrières les autres pendant que je modifiais le rouge ou le bleu sur le clavier. Ça rendait fou les employés car les pages imprimées entre temps partaient à la corbeille. On avait des albums qui avaient enfin la gueule qu’on avait envie qu’ils aient. Il fallait ensuite se battre avec les libraires, convaincre tout le monde. On ne peut pas tout faire quand on est une société modeste. C’est la raison pour laquelle, quand j’en suis arrivé à un point où je ne marchais plus sur mes pieds mais sur mes genoux qu’on a décidé d’arrêter.
De nos jours, de nombreux albums sont envoyés au casse-pipe par leurs éditeurs. Ils sont publiés sans aucun soutien ni défense, ni diffusion.
Les éditeurs ne courent pas après une idée préconçue de ce qu’il faut faire pour vendre. Quand on veut vendre des albums, il faut réfléchir à ce qui peut éventuellement plaire à un certain lectorat. Il faut se poser des questions et prendre des initiatives. Etant donné que les auteurs aujourd’hui sont beaucoup trop nombreux, ils sont prêts à travailler comme des malades pour simplement toucher un montant dérisoire. Pour les éditeurs, si le public réagit, c’est très bien, sinon ils passent à l’album d’un autre auteur qui ne demande que ça, qu’on fasse l’expérience avec lui aussi. Tout a changé parce qu’aujourd’hui les auteurs se ramassent à la pelle. A mes débuts, la situation n’était pas la même. Les journaux et les hebdomadaires permettaient d’expérimenter. Il y avait instantanément un rapport auteurs-lecteurs. Nous étions peu nombreux, à peu près 300 contre plus de 10 000 aujourd’hui, voire le double, je ne sais même pas. Les journaux n’existent quasiment plus. Il n’y a plus ce baromètre qui permettait de faire des essais, de se former et de trouver un lectorat.
(à suivre…)
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Les dessins sont © Christian Godard/Julio Ribera
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
Troisième partie de l’entretien avec Christian Godard par Laurent Lafourcade. Godard, scénariste de Mic Delinx, raconte l’aventure de La Jungle en Folie. Où l’on découvre que la bonne humeur et le bon humour de la série n’étaient pas toujours le reflet de ce qu’il se passait en coulisses. Il en reste néanmoins que La Jungle est une grande série tous publics à plusieurs niveaux de lecture qui fait partie du patrimoine de la BD franco-belge.
En 1969, c’est le démarrage de La jungle en folie dans Pif. Pour la première fois, vous écrivez pour quelqu’un d’autre. Comment est née cette collaboration avec Mic Delinx ?
C’était un garçon particulier. Il avait un caractère qui ne ressemblait pas du tout au mien. On n’avait pas d’atomes crochus a priori. Il avait commencé à travailler pour Goscinny et ça c’était extrêmement mal passé. Je ne me souviens plus pourquoi. Goscinny avait décidé qu’il ne voulait plus de lui. Mic Delinx a demandé à me voir. Je l’ai reçu. Il m’a expliqué que Goscinny l’avait remercié et qu’il n’avait plus de travail. Il m’a fait un numéro extraordinaire. Il m’a dit : « J’ai deux petites filles, un loyer à payer, pas d’argent,… ». Il s’est approché de la fenêtre, j’habitais au troisième étage, et cela m’a inquiété. Il l’a ouverte et m’a dit : “Je n’ai plus qu'à me jeter par la fenêtre”. Je l’ai rassuré en lui disant : “Je vais te trouver quelque chose”. Je ne savais pas pourquoi Goscinny l’avait renvoyé, je l’ai compris plus tard, mais j’avais vu ses dessins que je trouvais séduisants. J’ai cherché un sujet et je lui ai proposé la jungle en folie que l’on a présenté à Pif qui a tout de suite accepté. Ça a démarré comme ça.
Plus que dans une jungle, on est dans une arche de Noé de verdure luxuriante. Vous ne vous interdisez aucun animal.
Oui, bien sûr, pourquoi voulez-vous que je m'interdise quel qu’animal que ce soit.
Joé est un tigre pacifiste. Pas dangereux pour un sou, sauf pour les pommes qu’il gloutonne, il prend un peu la position du lecteur, observateur des facéties de ses camarades.
Dès le tout premier gag de la Jungle en folie, c’était un tigre d’opérette et, bien entendu, il vivait dans un univers d’opérette. C’était une jungle de composition où tous les animaux étaient, d’une certaine manière, non pas réellement les animaux qu’ils représentaient mais des individus comme vous et moi, avec leurs problèmes comme vous et moi, et qui n’avaient seulement que l’aspect d'animaux. Cela était volontaire depuis le début.
Gros Rino, le rhinocéros, c’est un peu l’adulte qui a oublié qu’il n’était plus un enfant. Est-ce que vous pensez comme Walt Disney que : Le vrai problème avec le monde, c’est que trop de gens grandissent ?
(Rires…) Oui ! Je suis venu à la bande dessinée parce que c’était un milieu qui n’avait rien à voir avec le milieu traditionnel du monde du travail. Quand on avait un métier dans la vraie vie, on avait beaucoup de contraintes, on avait un chef de service, un petit chef ou un supérieur. Il fallait obéir aux ordres où que vous soyez et quoi que vous fassiez. Je voulais y échapper. Quand j’ai choisi de faire de la bande dessinée, c'était justement pour échapper à la vraie vie, que j’avais connu avant de partir au service militaire. Pour pouvoir tirer profit de cette période d’un an et demi qui était perdue dans mon existence, j’avais fait de la préparation militaire pendant plus de trois ans. Ça consistait à faire des stages pendant lesquels on mesurait vos capacités sportives au terme desquels on vous délivrait, ou pas, un certificat de capacité à devenir moniteur d’éducation physique. Je faisais cela dans le but d’avoir une chambre pour deux et non pas s’entasser dans un dortoir, et pouvoir y mettre une planche à dessin, avec l’accord de celui qui l’occupait avec moi. Je pourrais ainsi préparer des dessins pour mon retour à la vie civile. Ce que j’ai fait très précisément pendant toutes mes heures disponibles. Le but était de vendre ces dessins en rentrant ensuite à Paris. A l’époque, je ne pensais pas être capable de faire de la bande dessinée. Mais des gags, oui. J’en ai fait plusieurs centaines. J’ai dû en vendre deux ou trois… Mais j’ai par contre fait de la BD en rentrant dans une petite maison où on m’a proposé de faire au départ des albums de quinze pages sur du papier journal. J’ai fait une série qui s’appelait Pip et Joc et d’autres choses.
Même si vous ne les avez pas vendus, ces gags vous avaient permis de vous faire la main.
Exactement, et aussi de survivre à une servitude militaire épouvantable.
Auguste, le crocodile poète, est un fonceur qu’il faut parfois freiner. Est-ce que, comme lui, avec la puissance des mots, on peut atteindre plus facilement ses objectifs ?
Bien entendu, sinon on n’aurait pas d’hommes politique en France. A condition qu’on les manipule, qu’on les malaxe et qu’on les transforme de telle manière qu’on finisse par ne plus savoir ce qu’ils veulent dire, les mots permettent de manipuler les foules. Mais il faut savoir faire.
Potame, l’hippopotame toubib, est plus proche du charlatan. Un compte à régler avec la médecine ?
A cette époque-là, non pas du tout… Ah, si ! J'étais tombé sur un gars qui m’avait dit qu’il allait me débarrasser de mes migraines. J’en avais beaucoup à cette époque. Avec l'acupuncture, il prétendait m’en guérir. J’ai donc subi pas mal de séances qui n’ont servi strictement à rien. Les migraines sont passées d’elles-mêmes avec l’âge.
Avec les pies de bas de page, vous créez pour la Jungle ce que la Coccinelle de Gotlib était à la Rubrique-à-brac et ce que seront plus tard le chat et la souris dans Léonard de Turk et De Groot. D’où vient ce concept ?
La comparaison est souvent faite. Mais ce qui est fondamentalement différent, c’est que la coccinelle de Gotlib ne parle pas. Mes personnages, au contraire, parlent beaucoup et tirent souvent une conclusion qui relève d’un échange verbal entre les deux pies de bas de page. C’est la raison pour laquelle je les ai créées. Ça n’a aucun rapport avec la coccinelle. J’avais besoin de personnages qui soient bavards et qui ne prennent pas de place
Ces pies vous permettent non seulement de placer des calembours, mais aussi de proposer des morales aux histoires. Comme chez La Fontaine, la société humaine est parodiée.
Je me paye la tête de mes contemporains de manière relativement grossière. Mais je n’ai aucune volonté moralisatrice. Je ne cherche qu’une chose, c’est amuser et rien d’autre. Les fables de La Fontaine, c’est l’étage au-dessus.
En 1986, Canard à l’orange, dix-septième album de la Jungle, reçoit le prix du meilleur album jeunesse. Ça prouvait un beau succès populaire ?
Oui, j'étais bien content. Depuis le départ, les tirages ont augmenté. Je crois que le plus fort tirage de Jungle est de soixante-dix mille exemplaires. En moyenne, on avait des tirages confortables autour de quarante mille.
Pourtant, deux ans plus tard à peine, la série s’interrompt.
Avec Mic Delinx, on a travaillé près de vingt ans ensemble, en plus ou moins bonne harmonie pendant dix ans et puis il m’a fait un coup comme il avait fait à Goscinny dix ans plus tôt. On a continué à travailler ensemble. Par contre, je l’avais prévenu que je ne voulais plus le voir, même le croiser dans l’escalier, et que s’il changeait un seul mot dans les textes que j’écrivais, je cessais tout travail avec lui. Pendant notre deuxième décennie de partenariat, on ne s’est plus jamais revus. Cette collaboration assez curieuse, sur le plan du lectorat, fonctionnait admirablement bien. Et puis un jour, je vais chez Dargaud, j’avais à faire avec la responsable financière du journal, elle me dit : “Dites-donc, vous savez qu'à la SACD il y a un énorme dossier sur le bureau de l’avocat qui se charge de monter des dossiers pour des collaborations ?”. Je lui réponds que j’ignorais totalement pour quelle raison il y avait cet énorme dossier à la SACD de la Jungle en folie et que j’allais me renseigner. J’ai rencontré l’avocat en question, qui était un avocat conseil qui recevait les auteurs et qui les aidait en quelques sortes à monter des opérations en passant par la SACD. Il m’explique ceci : “L’opération est bloquée parce qu’il y a une firme qui voudrait faire des dessins animés avec La Jungle en folie mais Mic Delinx dit qu’il en est l’auteur, le seul. Ils ont regardé les albums et ont vu que déjà sur les dix premiers albums deux noms figuraient. La firme de dessins animés a donc demandé à Mic Delinx que son co-auteur déclare qu’il n’est pas concerné par le projet de faire des dessins animés avec La Jungle.” Cela faisait des mois et des mois que ça durait et je n’étais pas au courant. Je prends donc rendez-vous avec la firme de dessins animés qui était française. Le directeur général me dit que, effectivement, Delinx prétend qu’il est le seul auteur alors que mon nom apparaît sur les albums. Je lui dis que j’en suis bien le coauteur et que je suis prêt à signer tout de suite. J’ai pris connaissance des conditions de contrat. Je suis d’accord, si je suis reconnu coauteur à 50/50 je signe immédiatement. Mic Delinx n’a pas voulu et les dessins animés ne se sont jamais faits. C’est une des raisons qui ont fait que j’ai refusé de continuer à travailler avec lui, et c’est aussi une des raisons pour laquelle il n’a plus jamais rien fait dans le domaine de la bande dessinée.
Sachez qu'avant moi, il avait fait le même coup tordu à René Goscinny, en essayant de convaincre Georges Dargaud de ne pas financer le premier dessin animé d'Astérix, mais d'investir plutôt à la place dans un projet moins coûteux, à savoir filmer des marionnettes que Delinx avait fait fabriquer à partir de quelques histoires complètes très anciennes de sa série "La forêt de Chênebeau".
Je crois aussi que Mic Delinx avait utilisé les personnages pour un parti politique.
Il a fait un carton d’invitation pour les cinquante ans de Jean-Marie Le Pen avec nos personnages. Plus tard, il a utilisé une planche de l’album La Crise dans l’hebdomadaire Minute, organe du Front National, en changeant les textes pour faire l’apologie de son chef de parti. Tout cela, bien sûr, sans mon accord.
Mic Delinx semblait avoir très mal vécu cet arrêt. Au début des années 90, on pouvait le croiser dans nombre de salons, sur des stands indépendants, avec un stock d’albums de La jungle, alors sortis du catalogue Dargaud, se plaignant de son sort.
Il a traîné pendant une dizaine d’années sans rien faire d’autre à ma connaissance avant de disparaître.
Dix-sept ans après son arrêt en 1988, la série revient le temps d’un album que vous réalisez seul en 2005.
J’avais un éditeur qui voulait reprendre la série : c’était Mourad Boudjellal pour les éditions Soleil. Il y croyait beaucoup. Il pensait que l’on pouvait en faire quelque chose de très très intéressant et il était parti pour faire les efforts nécessaires afin que l’on en tire le maximum. Personnellement, j’étais disposé à desssiner la série. Boudjellal avait pris contact avec Dargaud pour mettre sur pieds une collaboration afin qu’il fasse un lancement tout à fait considérable. J’ai donc repris contact avec les deux filles de Mic Delinx que j’avais connues toutes petites, dont une, Sophie, était devenue avocate.
J’ai commencé à dessiner sous un nom d’emprunt. Je savais, pour avoir fréquenté la famille Houdelinckx, qu’il fallait se méfier de leur manière de voir les choses. Par voie de conséquences, pour qu’elle ne soit pas choquée par le fait que je réalisais moi-même l’intégralité de la série, j’avais pris un nom d’emprunt. Christian Godard était le scénariste et Handko mon pseudonyme de dessinateur. Ça a paru dans le journal Bo Doï.
Sophie Houdelinckx, a donné son accord pour que la série soit reprise et Boudjellal lui a expliqué ses intentions dans le cadre d’une coédition avec Dargaud. Nous nous sommes quittés en bon accord tous les trois et je suis allé prendre un verre avec elle. Elle me dit qu'elle ne connaissait pas le dénommé Handko. Comme elle allait l’apprendre tôt ou tard et que j’avais pris un nom d’emprunt par correction, je n’avais aucune intention de lui cacher la vérité. Je lui réponds donc que c’était moi. Alors, sachant que je reprenais le dessin, elle a tout refusé. Elle m’a fait un procès qu’elle a perdu et qui lui a coûté 30 000 € de pénalités pour s’être opposée à l’opération qui était conclue. Elle m’a demandé un accord de paiement que j’ai refusé.
Moyennant quoi, je n’ai fait qu’un seul album : Il était une fois le Tuyéti. Puis, j’ai fait, comme j’en avais le droit, des histoires courtes dans Pif. Ensuite, j’avais d’autres engagements qui m’ont empêché de me consacrer à la série.
(à suivre…)
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Les dessins sont © Christian Godard/Mic Delinx
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
Comme promis il y a quelques jours, nous vous proposons l'interview intégrale de Dany & Lapière vis-à-vis de leur dernier-né : Un homme qui passe aux Éditions Dupuis.
Résumé éditeur: Sur l'île normande de Chausey, une tempête inattendue fait chavirer le destin : celui de Paul, un homme déjà vieux sur le point d'en finir, et celui de Kristen, une jeune fille dont le bateau est venu se fracasser sur les rochers. L'histoire de cette rencontre est en apparence celle d'un double-sauvetage : une réponse à une fusée de détresse lancée au-dessus des vagues. Car Kristen n'est pas là par hasard. Paul est un reporter-photographe connu pour sa série "Terra" et Kristen travaille pour l'éditeur qui attend la maquette de son nouveau livre. Un livre différent, plus intime, "le journal d'une vie d'aventures amoureuses", confie l'artiste. Les portraits de femmes témoignent sur les murs des conquêtes du Don Juan et chevauchent les souvenirs dans la maison de son enfance. Le réalisme époustouflant et les jeux de lumière ajoutent à l'image une texture cinématographique vivante qui creuse le vécu de chaque ride et accompagne dans la houle les récits d'un voyage sentimental. Face à cet homme sans attache, qui se défend pourtant d'exhiber ses trophées, Kristen n'a pas dit son dernier mot. Elle porte la voix des femmes d'aujourd'hui dans l'antre du solitaire, homme d'une autre génération en voie de disparition.
© Dany – Lapière - Dupuis.
Thierry Ligot & Alain Haubruge
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