Troisième partie de l’entretien avec Christian Godard par Laurent Lafourcade. Godard, scénariste de Mic Delinx, raconte l’aventure de La Jungle en Folie. Où l’on découvre que la bonne humeur et le bon humour de la série n’étaient pas toujours le reflet de ce qu’il se passait en coulisses. Il en reste néanmoins que La Jungle est une grande série tous publics à plusieurs niveaux de lecture qui fait partie du patrimoine de la BD franco-belge.
En 1969, c’est le démarrage de La jungle en folie dans Pif. Pour la première fois, vous écrivez pour quelqu’un d’autre. Comment est née cette collaboration avec Mic Delinx ?
C’était un garçon particulier. Il avait un caractère qui ne ressemblait pas du tout au mien. On n’avait pas d’atomes crochus a priori. Il avait commencé à travailler pour Goscinny et ça c’était extrêmement mal passé. Je ne me souviens plus pourquoi. Goscinny avait décidé qu’il ne voulait plus de lui. Mic Delinx a demandé à me voir. Je l’ai reçu. Il m’a expliqué que Goscinny l’avait remercié et qu’il n’avait plus de travail. Il m’a fait un numéro extraordinaire. Il m’a dit : « J’ai deux petites filles, un loyer à payer, pas d’argent,… ». Il s’est approché de la fenêtre, j’habitais au troisième étage, et cela m’a inquiété. Il l’a ouverte et m’a dit : “Je n’ai plus qu'à me jeter par la fenêtre”. Je l’ai rassuré en lui disant : “Je vais te trouver quelque chose”. Je ne savais pas pourquoi Goscinny l’avait renvoyé, je l’ai compris plus tard, mais j’avais vu ses dessins que je trouvais séduisants. J’ai cherché un sujet et je lui ai proposé la jungle en folie que l’on a présenté à Pif qui a tout de suite accepté. Ça a démarré comme ça.
Plus que dans une jungle, on est dans une arche de Noé de verdure luxuriante. Vous ne vous interdisez aucun animal.
Oui, bien sûr, pourquoi voulez-vous que je m'interdise quel qu’animal que ce soit.
Joé est un tigre pacifiste. Pas dangereux pour un sou, sauf pour les pommes qu’il gloutonne, il prend un peu la position du lecteur, observateur des facéties de ses camarades.
Dès le tout premier gag de la Jungle en folie, c’était un tigre d’opérette et, bien entendu, il vivait dans un univers d’opérette. C’était une jungle de composition où tous les animaux étaient, d’une certaine manière, non pas réellement les animaux qu’ils représentaient mais des individus comme vous et moi, avec leurs problèmes comme vous et moi, et qui n’avaient seulement que l’aspect d'animaux. Cela était volontaire depuis le début.
Gros Rino, le rhinocéros, c’est un peu l’adulte qui a oublié qu’il n’était plus un enfant. Est-ce que vous pensez comme Walt Disney que : Le vrai problème avec le monde, c’est que trop de gens grandissent ?
(Rires…) Oui ! Je suis venu à la bande dessinée parce que c’était un milieu qui n’avait rien à voir avec le milieu traditionnel du monde du travail. Quand on avait un métier dans la vraie vie, on avait beaucoup de contraintes, on avait un chef de service, un petit chef ou un supérieur. Il fallait obéir aux ordres où que vous soyez et quoi que vous fassiez. Je voulais y échapper. Quand j’ai choisi de faire de la bande dessinée, c'était justement pour échapper à la vraie vie, que j’avais connu avant de partir au service militaire. Pour pouvoir tirer profit de cette période d’un an et demi qui était perdue dans mon existence, j’avais fait de la préparation militaire pendant plus de trois ans. Ça consistait à faire des stages pendant lesquels on mesurait vos capacités sportives au terme desquels on vous délivrait, ou pas, un certificat de capacité à devenir moniteur d’éducation physique. Je faisais cela dans le but d’avoir une chambre pour deux et non pas s’entasser dans un dortoir, et pouvoir y mettre une planche à dessin, avec l’accord de celui qui l’occupait avec moi. Je pourrais ainsi préparer des dessins pour mon retour à la vie civile. Ce que j’ai fait très précisément pendant toutes mes heures disponibles. Le but était de vendre ces dessins en rentrant ensuite à Paris. A l’époque, je ne pensais pas être capable de faire de la bande dessinée. Mais des gags, oui. J’en ai fait plusieurs centaines. J’ai dû en vendre deux ou trois… Mais j’ai par contre fait de la BD en rentrant dans une petite maison où on m’a proposé de faire au départ des albums de quinze pages sur du papier journal. J’ai fait une série qui s’appelait Pip et Joc et d’autres choses.
Même si vous ne les avez pas vendus, ces gags vous avaient permis de vous faire la main.
Exactement, et aussi de survivre à une servitude militaire épouvantable.
Auguste, le crocodile poète, est un fonceur qu’il faut parfois freiner. Est-ce que, comme lui, avec la puissance des mots, on peut atteindre plus facilement ses objectifs ?
Bien entendu, sinon on n’aurait pas d’hommes politique en France. A condition qu’on les manipule, qu’on les malaxe et qu’on les transforme de telle manière qu’on finisse par ne plus savoir ce qu’ils veulent dire, les mots permettent de manipuler les foules. Mais il faut savoir faire.
Potame, l’hippopotame toubib, est plus proche du charlatan. Un compte à régler avec la médecine ?
A cette époque-là, non pas du tout… Ah, si ! J'étais tombé sur un gars qui m’avait dit qu’il allait me débarrasser de mes migraines. J’en avais beaucoup à cette époque. Avec l'acupuncture, il prétendait m’en guérir. J’ai donc subi pas mal de séances qui n’ont servi strictement à rien. Les migraines sont passées d’elles-mêmes avec l’âge.
Avec les pies de bas de page, vous créez pour la Jungle ce que la Coccinelle de Gotlib était à la Rubrique-à-brac et ce que seront plus tard le chat et la souris dans Léonard de Turk et De Groot. D’où vient ce concept ?
La comparaison est souvent faite. Mais ce qui est fondamentalement différent, c’est que la coccinelle de Gotlib ne parle pas. Mes personnages, au contraire, parlent beaucoup et tirent souvent une conclusion qui relève d’un échange verbal entre les deux pies de bas de page. C’est la raison pour laquelle je les ai créées. Ça n’a aucun rapport avec la coccinelle. J’avais besoin de personnages qui soient bavards et qui ne prennent pas de place
Ces pies vous permettent non seulement de placer des calembours, mais aussi de proposer des morales aux histoires. Comme chez La Fontaine, la société humaine est parodiée.
Je me paye la tête de mes contemporains de manière relativement grossière. Mais je n’ai aucune volonté moralisatrice. Je ne cherche qu’une chose, c’est amuser et rien d’autre. Les fables de La Fontaine, c’est l’étage au-dessus.
En 1986, Canard à l’orange, dix-septième album de la Jungle, reçoit le prix du meilleur album jeunesse. Ça prouvait un beau succès populaire ?
Oui, j'étais bien content. Depuis le départ, les tirages ont augmenté. Je crois que le plus fort tirage de Jungle est de soixante-dix mille exemplaires. En moyenne, on avait des tirages confortables autour de quarante mille.
Pourtant, deux ans plus tard à peine, la série s’interrompt.
Avec Mic Delinx, on a travaillé près de vingt ans ensemble, en plus ou moins bonne harmonie pendant dix ans et puis il m’a fait un coup comme il avait fait à Goscinny dix ans plus tôt. On a continué à travailler ensemble. Par contre, je l’avais prévenu que je ne voulais plus le voir, même le croiser dans l’escalier, et que s’il changeait un seul mot dans les textes que j’écrivais, je cessais tout travail avec lui. Pendant notre deuxième décennie de partenariat, on ne s’est plus jamais revus. Cette collaboration assez curieuse, sur le plan du lectorat, fonctionnait admirablement bien. Et puis un jour, je vais chez Dargaud, j’avais à faire avec la responsable financière du journal, elle me dit : “Dites-donc, vous savez qu'à la SACD il y a un énorme dossier sur le bureau de l’avocat qui se charge de monter des dossiers pour des collaborations ?”. Je lui réponds que j’ignorais totalement pour quelle raison il y avait cet énorme dossier à la SACD de la Jungle en folie et que j’allais me renseigner. J’ai rencontré l’avocat en question, qui était un avocat conseil qui recevait les auteurs et qui les aidait en quelques sortes à monter des opérations en passant par la SACD. Il m’explique ceci : “L’opération est bloquée parce qu’il y a une firme qui voudrait faire des dessins animés avec La Jungle en folie mais Mic Delinx dit qu’il en est l’auteur, le seul. Ils ont regardé les albums et ont vu que déjà sur les dix premiers albums deux noms figuraient. La firme de dessins animés a donc demandé à Mic Delinx que son co-auteur déclare qu’il n’est pas concerné par le projet de faire des dessins animés avec La Jungle.” Cela faisait des mois et des mois que ça durait et je n’étais pas au courant. Je prends donc rendez-vous avec la firme de dessins animés qui était française. Le directeur général me dit que, effectivement, Delinx prétend qu’il est le seul auteur alors que mon nom apparaît sur les albums. Je lui dis que j’en suis bien le coauteur et que je suis prêt à signer tout de suite. J’ai pris connaissance des conditions de contrat. Je suis d’accord, si je suis reconnu coauteur à 50/50 je signe immédiatement. Mic Delinx n’a pas voulu et les dessins animés ne se sont jamais faits. C’est une des raisons qui ont fait que j’ai refusé de continuer à travailler avec lui, et c’est aussi une des raisons pour laquelle il n’a plus jamais rien fait dans le domaine de la bande dessinée.
Sachez qu'avant moi, il avait fait le même coup tordu à René Goscinny, en essayant de convaincre Georges Dargaud de ne pas financer le premier dessin animé d'Astérix, mais d'investir plutôt à la place dans un projet moins coûteux, à savoir filmer des marionnettes que Delinx avait fait fabriquer à partir de quelques histoires complètes très anciennes de sa série "La forêt de Chênebeau".
Je crois aussi que Mic Delinx avait utilisé les personnages pour un parti politique.
Il a fait un carton d’invitation pour les cinquante ans de Jean-Marie Le Pen avec nos personnages. Plus tard, il a utilisé une planche de l’album La Crise dans l’hebdomadaire Minute, organe du Front National, en changeant les textes pour faire l’apologie de son chef de parti. Tout cela, bien sûr, sans mon accord.
Mic Delinx semblait avoir très mal vécu cet arrêt. Au début des années 90, on pouvait le croiser dans nombre de salons, sur des stands indépendants, avec un stock d’albums de La jungle, alors sortis du catalogue Dargaud, se plaignant de son sort.
Il a traîné pendant une dizaine d’années sans rien faire d’autre à ma connaissance avant de disparaître.
Dix-sept ans après son arrêt en 1988, la série revient le temps d’un album que vous réalisez seul en 2005.
J’avais un éditeur qui voulait reprendre la série : c’était Mourad Boudjellal pour les éditions Soleil. Il y croyait beaucoup. Il pensait que l’on pouvait en faire quelque chose de très très intéressant et il était parti pour faire les efforts nécessaires afin que l’on en tire le maximum. Personnellement, j’étais disposé à desssiner la série. Boudjellal avait pris contact avec Dargaud pour mettre sur pieds une collaboration afin qu’il fasse un lancement tout à fait considérable. J’ai donc repris contact avec les deux filles de Mic Delinx que j’avais connues toutes petites, dont une, Sophie, était devenue avocate.
J’ai commencé à dessiner sous un nom d’emprunt. Je savais, pour avoir fréquenté la famille Houdelinckx, qu’il fallait se méfier de leur manière de voir les choses. Par voie de conséquences, pour qu’elle ne soit pas choquée par le fait que je réalisais moi-même l’intégralité de la série, j’avais pris un nom d’emprunt. Christian Godard était le scénariste et Handko mon pseudonyme de dessinateur. Ça a paru dans le journal Bo Doï.
Sophie Houdelinckx, a donné son accord pour que la série soit reprise et Boudjellal lui a expliqué ses intentions dans le cadre d’une coédition avec Dargaud. Nous nous sommes quittés en bon accord tous les trois et je suis allé prendre un verre avec elle. Elle me dit qu'elle ne connaissait pas le dénommé Handko. Comme elle allait l’apprendre tôt ou tard et que j’avais pris un nom d’emprunt par correction, je n’avais aucune intention de lui cacher la vérité. Je lui réponds donc que c’était moi. Alors, sachant que je reprenais le dessin, elle a tout refusé. Elle m’a fait un procès qu’elle a perdu et qui lui a coûté 30 000 € de pénalités pour s’être opposée à l’opération qui était conclue. Elle m’a demandé un accord de paiement que j’ai refusé.
Moyennant quoi, je n’ai fait qu’un seul album : Il était une fois le Tuyéti. Puis, j’ai fait, comme j’en avais le droit, des histoires courtes dans Pif. Ensuite, j’avais d’autres engagements qui m’ont empêché de me consacrer à la série.
(à suivre…)
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Les dessins sont © Christian Godard/Mic Delinx
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
©BD-Best v3.5 / 2024 |