Sixième partie de l’entretien avec Christian Godard par Laurent Lafourcade. Godard, scénariste de Clavé, Widenlocher, Juszezak, Plumail & Achdé. Les générations passent mais Godard reste sur le devant de la scène. Il n’y a pas de hasard.
Avec Le bras du démon, en 1996, vous renouez avec Florenci Clavé avec qui vous aviez signé La bande à Bonnot en 1978 et Les dossiers de l’archange en 1987. C’est comme si vous vous étiez donné rendez-vous tous les dix ans. On sent qu’il y avait une certaine complicité entre vous.
J’ai eu une complicité extrême avec Florenci qui était un garçon avec lequel je me suis tellement bien entendu. On s’appréciait mutuellement ; c’était un plaisir de travailler avec lui. Alors qu’il était plus petit que moi, quand il arrivait dans mon atelier, il me prenait à bras le corps pour me donner ce qu’il appelait l’accolade, l’abrazzo en espagnol. Il était débordant de gentillesse et d’amitié et c’est un des rares hommes que j’ai pris dans mes bras. J’ai sa photo en face de moi sur mon clavier. C’était un homme de taille moyenne avec une petite moustache et une barbiche et je me souviens encore de ses accolades qui étaient très très vigoureuses.
Le scénario du bras du démon est assez schizophrénique. Est-ce que vous avez voulu démontrer qu’on n’est pas toujours responsable de sa folie ?
Ha, ha ! C’est très amusant comme question. Est-on parfois responsable de sa folie? Bien sûr que non, sinon ce ne serait pas de la folie, ce serait du calcul. Quand on est schizophrène, ce n’est pas de propos délibéré en général.
Quand vous avez commencé à écrire cette histoire, vous pensiez déjà à Clavé pour l’illustrer ?
Bien sûr. Pour quelqu’un dont c’est le métier de raconter des histoires indépendamment du fait que c’est également mon métier de les dessiner, il est vrai que j’ai consacré beaucoup de plaisir et de temps à utiliser le graphisme de mes compères, de mes amis parfois, de mes très grands amis deux ou trois fois, ainsi que de mes rencontres inhabituelles. J’ai utilisé ce qu’ils savaient faire. En fait, ce qui émanait de leur style me suggérait quoi en faire. Le scénariste qui ne tiendrait pas compte du style du dessinateur, ce serait un imbécile.
Compte-tenu de cette belle amitié entre Florenci et vous, vos rendez-vous décennaux étaient-ils comme « programmés » ?
Dans ce métier, on n’est pas maître de son destin. On dépend beaucoup des autres et en particulier des directeurs de collections. Je vais vous prendre un exemple. Quand Greg a senti venir le moment où il allait remettre son âme à Dieu ou au diable, il a pris contact avec son éditeur Dargaud pour demander que ce soit moi qui reprenne le personnage d’Achille Talon. Un repas a été organisé entre nous et le directeur général de Dargaud. A l’issue du déjeuner, il a été conclu que je serai son successeur.
C’était en 1998 que vous avez eu ce privilège de prendre en main la destinée d’Achille Talon avec Roger Widenlocher. Pourquoi n’avez fait qu’un seul album ?
Greg est mort très peu de temps après. Le directeur littéraire Didier Christmann a voulu reprendre le personnage sous le pseudonyme de Brett. Ne sachant pas faire, il a pris un nègre. Il a demandé à Herlé de l’aider. Il a repris la série à son compte en n’en écrivant strictement rien. Ça a duré un certain temps. J’ignore la façon dont les choses se sont passées mais en aucun cas de la façon dont Greg souhaitait que cela se passe. Ceci est un exemple qui montre que l’on fait avec les circonstances que l’on peut et qu’on n’en est pas toujours le maître, même quand c’est l’auteur qui s’exprime pour que quelques décisions soient prises. Ça ne se passe jamais comme prévu.
Pour l’anecdote, toujours concernant Talon, Herlé ayant beaucoup de travail a demandé à François Corteggiani s’il n’aurait pas des idées. Ce dernier lui a dit qu’il en avait dix-sept qui avaient été refusés sans avoir été lu à un moment où on lui avait demandé un essai. Herlé les a proposés comme s’ils étaient de lui et c’est passé.
C’est en tout cas une grande amitié qui vous unissait, Greg et vous.
Effectivement, c’était un ami. Il appréciait ce que je faisais.
Quand les choses se sont gâtées à Pilote, Goscinny est intervenu en m’expliquant que, à la place de Norbert et Kari, il souhaitait que je vienne lui proposer deux planches par semaine en ayant un sujet différent à chaque fois. Il voulait que je me consacre à autre chose qu’à ma série. J’ai hésité de longs mois parce qu’on ne se sépare pas d’une place qui vous est réservée, à savoir deux planches dans un hebdomadaire, sans éprouver des sentiments contradictoires, de l’amertume et des hésitations. Au bout d’un certain temps, Greg, qui travaillait aussi à Pilote m’a proposé de le rejoindre au journal Tintin. C’est ainsi que j’ai quitté Pilote et que j’ai créé Martin Milan. A Tintin, on me laissait faire ce que j’avais envie de faire. Ça n’a pas été facile pour moi de quitter Goscinny avec qui je travaillais depuis plus de quinze ans, bien avant Pilote. C’est d’ailleurs moi qui l’avait présenté à Vaillant.
Dans tout le temps où j’ai travaillé avec Greg au journal Tintin, pas une seule fois il n’est intervenu pour me demander de ne pas faire ceci ou cela. On était exactement sur le même registre.
Greg, Godard & Dany
Vous étiez le plus à même pour vous glisser dans les chaussons de Greg. Comme lui, vous êtes aussi à l’aise dans l’humour que dans le réalisme et l’aventure. Comme lui, vous avez alterné entre une carrière de dessinateur et une autre de scénariste. Vous l’avez côtoyé à Pilote.
Oui, absolument. Greg était un caméléon et j’en suis un aussi.
On a écrit autant pour nous-mêmes que pour les autres. Dans ce milieu, c’est un avantage de pouvoir changer d’inspiration, de têtes, de façon de faire. C’est fabuleux.
En 1998, démarre une collaboration pour six albums avec Erik Juszezak. Oki, souvenirs d’une jeune fille au pair fait partie des séries inaugurant la collection Bulle noire chez Glénat. Vous l’avez écrite exprès pour l’occasion ?
Pas tout à fait. A l’origine, j’avais été contacté par l’éditeur japonais Kodansha qui voulait s’implanter en France au début des années 90. Ils avaient contacté plusieurs auteurs, dont François Corteggiani, moi-même, ainsi que d’autres, pour écrire des mangas qui seraient destinés au marché français. C’est pour cela que l’héroïne Oki est japonaise. Puis, la crise étant arrivée avec la guerre du golfe, l’édition française a beaucoup morflé. Kodansha a abandonné le projet d’ouvrir une antenne en France. Ils se sont contenté de faire distribuer leurs propres produits japonais par un distributeur français et ont passé alliance avec Casterman.
Resté en plan, j’ai proposé Oki à Henri Filippini chez Glénat qui m’a mis en relation avec Eric Juszezak. On s’est tout de suite très bien entendus. La série s’est arrêtée avec le départ de Filippini et la fin de la collection Bulle noire.
Oki est un pur polar.
Oui. A l’origine, dans mes débuts dans la bande dessinée, quand je suis rentré du régiment, qui durait un an et demi à l’époque, mes ambitions étaient plutôt littéraires. J’avais très envie de faire carrière dans le monde du roman policier. J’étais un grand lecteur de Simenon. Il a écrit quinze volumes la première année où il s’y est mis. J’avais étudié très précisément sa méthode de travail qui était très simple. Tous les matins, il écrivait un chapitre qu’il ne retouchait pas, et tous les après-midi, il apportait des corrections rapides au chapitre de la veille. Il a ensuite réduit sa production mais en publiait au minimum six.
Ce rythme me convenait. En même temps que j’essayais de vendre des dessins, j’ai donc commencé à écrire des romans policiers. Mais ce que je n’avais pas pris en compte, c’est que quand Simenon a commencé la série des Maigret aux Presses de la Cité, il avait déjà quinze ans d’écriture derrière lui. Il écrivait à une vitesse inimitable sous sept ou huit pseudonymes dont les plus farfelus.
Je me suis donc mis au travail et j’ai écrit “Pavane pour un catcheur défunt”, « Entre deux eaux », par exemple... J’ai écrit “Le fils du notaire” aussi, en collaboration avec mon épouse Elisabeth.
Avec Le cybertueur en 1999, puis Dédales en 2007, vous permettez à Claude Plumail, qui a été l’assistant de Ribera, d’être enfin sur le devant de la scène. Était-ce une manière de l’adouber ?
Claude Plumail a été notre assistant à Julio Ribera et moi pendant très longtemps. Il avait des talents extrêmement importants. Quand Julio est parti, je lui ai proposé de faire quelque chose avec lui qu’il prendrait entièrement à sa charge.
Le cybertueur, traque à travers un monde virtuel, alerte sur l’intérêt, les dangers et les limites, s’il y en a, d’internet. L’histoire est technologiquement inquiétante. Les évolutions technologiques vous font-elles peur ?
Non, elles ne me font pas peur. Elles me terrorisent à un point extrême. C’est bien au-delà de la peur. Je suis effaré en face du développement des technologies qui conduisent à fabriquer à mon avis, un homme nouveau avec lequel je n’aurai probablement plus aucune conversation possible. Mon fils Franck Godard, dans les débuts de sa vie, me ressemblait un peu. Il avait le goût de se donner en spectacle, de faire rire. Il a participé à l’émission de télévision « La classe ». Je lui écrivais ses sketches. Il était dans la droite ligne de ce que j’étais moi-même, puisque mon père étant jeune avait rêvé de devenir clown. Comme c’est un travail où il faut se battre avec des dents et des griffes, il a ensuite abandonné et changé de voie. C’est vous dire combien il y avait une suite dans les générations. Il y avait quelque chose qui faisait que les choses étaient explicables. C’était très confortable. Mon fils a deux enfants, un garçon et une fille. Son garçon ne lui ressemble pas du tout. La dernière fois que je lui ai téléphoné, il m’a dit que son fils Shayane, mon petit-fils, écrivait des lignes de “codes”. Il les vend pour faire des applications. C’est à dire que si demain, il vient me voir, il n’aura rien à me raconter. Il ne fait rien pour faire rire les autres comme l’a fait son père, mon père et comme j’ai fait toute ma vie. Voilà pourquoi la technologie me terrorise. Mon petit-fils appartient à une génération qui n’a plus rien à voir avec la mienne, et cela va aller de mal en pis dans cette direction.
Vous êtes pourtant à la pointe du progrès parce que vous êtes assez présent sur Internet.
Etre présent sur Internet, ce n’est pas compliqué. En deux clics, on peut parler sérieusement de quelque sujet que ce soit. Ça m’offre la possibilité de converser avec un tas de gens sans difficulté et à leur donner de mes nouvelles. Je peux prendre contact avec mes copains qui sont tous partis en province. Grâce à ça, je communique facilement avec mes amis François Corteggiani, Curd Ridel et d’autres. De ce côté-là, la technologie est plutôt bénéfique. Mais avoir besoin de lignes de codes pour se faire comprendre, c’est qu’on a changé de langage. On ne parle plus français.
Dédales, toujours avec Plumail, est un hommage à Arsène Lupin.
Peut-être, oui. J’étais depuis ma plus tendre enfance un grand lecteur. Dans les trente premières années de ma vie, j’ai dû absorber quatre ou cinq bibliothèques de bouquins de toutes sortes. Par voie de conséquence, j’ai lu Arsène Lupin, Maurice Leblanc, etc….
La série s’est terminée plus vite que prévu.
Dédales aurait dû être un triptyque. Cette série a démarré et pour une raison que je ne m’expliquerai jamais le premier album a été tiré entre huit et dix mille exemplaires. Henri Filippini, directeur de collection chez Glénat, m’a rappelé pour me dire “C’est formidable, ça démarre en trombe”. Le tryptique a été stoppé net je pense pour de mauvaises raisons. Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire. On l’a appris au milieu du tome 2. Il a fallu tout revoir et expliquer en vingt planches ce qui aurait dû se passer dans la fin du deuxième album et dans tout le troisième. Plumail a pris les choses de manière dramatique car il s’était donné beaucoup de mal. Il avait travaillé remarquablement, appris la colorisation par Photoshop, et ça l’a atteint au plus profond. Dans ce métier, il faut avoir le cuir épais, ce qui n’était pas son cas.
C’est vraiment dommage d’avoir bâclé cette histoire en deux tomes au lieu de trois.
De 2000 à 2002, vous scénarisez trois albums de gags de Doc Véto avec Achdé. La série a-t-elle été sabordée par son départ pour Lucky Luke ?
Oui, tout simplement. Elle a été monstrueusement sabordée par Guy Vidal, le directeur de collection qui était un ami, et avec qui j’avais des atomes crochus depuis très longtemps. C’était plus qu’un ami. Doc Véto marchait très très bien. J’ai appris brutalement qu’il avait débauché Achdé pour lui demander d’arrêter de faire Doc Véto pour travailler sur Lucky Luke, sans doute parce qu’il n’avait personne sous la main. Il n’y avait pas d’autre raison que celle qui consistait à mettre sur pieds la reprise de Lucky Luke.
Pour la sélection de Achdé pour reprendre Lucky Luke, il faut savoir qu’il y a eu un album qui s’appelait Le père de Lucky Luke qui était un hommage à Morris. Ils avaient fait un album à multiples auteurs. Cet album avait eu des ennuis juridiques parce que la maquette reprenait celle de Lucky Luke sans autorisation. Le type de police de caractère pour le titre était imité de Lucky Luke. Dans cet album, il y avait de multiples dessinateurs qui rendaient hommage à son créateur. La meilleur parodie de Lucky Luke était celle faite par Achdé. Il avait réalisé une histoire courte très drôle dans laquelle les entraîneuses du saloon chantaient les paroles de L’île aux enfants en anglais. Le dessin était un des plus proches de l’univers de Morris. Cette histoire courte a tapé dans l’œil des décisionnaires pour la reprise de Lucky Luke. Ils ont sélectionné Achdé. C’est ce qui a causé la fin de Doc Véto parce que le dessinateur ne pouvait pas assurer les deux en même temps.
Il n’a jamais été question qu’un autre dessinateur reprenne Doc Véto ?
Encore aurait-il fallu que l’éditeur ait eu la volonté de le faire… J’ai eu quelques conversations vigoureuses avec mon ami Guy Vidal. Je ne sais pas trop ce qui s’est passé en dessous et qui n’a pas été dit. Guy Vidal a été très touché par l’affaire. Peu avant sa mort, il m’a demandé de lui dire que je ne lui en voulais plus, parce qu’il ne souhaitait pas partir comme ça. Il voulait me dire au revoir… Il n’était pas un dur. La vie de ce genre d’emploi dans une grande maison, avec des gens aux dents extrêmement longues, n’était pas faite pour quelqu’un de doux et gentil dans la vie comme lui. Il n’était pas fait pour affronter une vie où tout le monde se tire dans les pattes.
Guy Vidal
(à suivre…)
Bonus :
Quelques aquarelles de Christian Godard
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Les dessins sont © Christian Godard/Clavé/Widenlocher/Juszezak/Plumail/Achdé
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
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