Le monde de la BD se divise en deux catégories. Il y a les surprises et les albums qu’on attend de longue date. Avec Le maître des hosties noires (deuxième et dernière partie de La Femme-léopard et troisième « Spirou vu par… » des deux auteurs), Yann et Schwartz réussissent pourtant les deux. Ce Spirou sur les traces de Tintin et du Congo cumule ainsi le sens de l’Aventure avec un grand A et vintage, un humour décapant et sans temps mort et une abondante et pertinente documentation souvent tournée en dérision. La « reprise » dans sa plus grande originalité. Nous avons rencontré les auteurs.
© Yann/Schwartz
Bonjour Olivier, bonjour Yann, vous avez tout donné sur cet album, non ?
Yann : C’est exact ! À présent, je peux mourir ! Le Maître des Hosties Noire m’accueillera au milieu de ses fétiches à clous !
Olivier : Tout donné, c’est le mot. Après, je crois que ce n’est pas sérieux. Je ne suis pas assez léger avec Spirou. Je devrais être plus relâché, plus spontané, consacré moins de temps à la documentation. C’est Spirou, pas un manuel d’histoire, quoi !
Couverture alternative © Yann/Schwartz
Couverture alternative © Yann/Schwartz
Mais est-ce plus un album de Spirou ou de Tintin ? 😀 Auriez-vous aimé, à la façon des cross-over américains, voir ces deux personnages se croiser et vivre des aventures ensemble ?
Couverture de l'édition délicieusement "brusseleir" de ce nouvel opus © Yann/Schwartz/Croix chez Dupuis
Yann : Déjà fait, refait et surfait ! C’est la première idée qui vient quand on pense à un Congo humoristique ; « Tintin », c’est encore aujourd’hui à Kinshasa le surnom donné à un gringalet belge !
Olivier : C’est définitivement un Spirou. Tintin, c’est la perfection absolue. Chez Spirou, il y a des approximations, et j’en suis plus là. À part Franquin, pas mal de dessinateurs y faisaient des fautes… de dessin, de goût, de scènes…
© Schwartz
Mais je ne vous cache pas que mon Spirou est un peu mâtiné de Tintin, mon Spip de Milou et Fantasio serait un mix de Haddock et du Professeur Tournesol. Mais je ne suis pas un addict les cross-over. Il aurait fallu que cette dimension intervienne plus tôt dans l’une ou l’autre série.
D’un côté, un Spirou qui n’en finit plus d’être repris (avec brio, le plus souvent, la preuve avec votre album) et, de l’autre, un Tintin figé depuis des décennies (et ce malgré les colorisations etc.). Des forces et des inconvénients de ces deux postures ? Tintin et son image s’affaiblissent-ils alors que Spirou ne cesse de revivre au fil des aventures proposées par différents auteurs ?
Olivier : Les deux options sont valables. Le risque d’oubli vaut de toute façon pour chacune des séries. Mais, en ce qui concerne le héros d’Hergé, l’autorisation a été donnée à des éditeurs, des cinéastes pour faire perdurer le mythe Tintin. Puis, Hergé, c’est un créateur. Du niveau de ceux qu’on n’oublie jamais, comme Bach, Cézanne, De Vinci… Un véritable monstre.
Yann : Bah ! Il faudra bien un jour que Nick et Fanny autorisent une série « Tintin vu par »… ne fut-ce que pour conserver les droits sur le personnage crée en 1929… il leur reste auparavant à coloriser l’Alphart l’an prochain !
Olivier : Pour Spirou, c’est particulier vu que ce personnage appartient à la maison Dupuis depuis que Rob-Vel l’a vendu. C’est un orphelin à la fois dans la fiction et dans la réalité. Du coup, il a des pères à foison. Puis, il est toujours porté par un magazine, et c’est aussi sa force.
© Yann/Schwartz
Quelles sont, pour vous, les reprises les plus réussies ? Pour Spirou et de manière plus générale ? Pourquoi ?
Yann : Toute reprise a un intérêt intrinsèque, puisqu’elle permet de dévoiler la personnalité profonde du créatif qui tente l’expérience ; c’est du pain béni pour un psy !
Olivier : Aucune hésitation, pour Spirou, la meilleure reprise, c’est celle de… Franquin. On oublie d’ailleurs que c’en est une ! Viennent ensuite celle de Chaland, de Bravo. J’ai aussi un gros faible pour ce que fait Alec Séverin.
lucky-luke - spirou par al-severin
Sinon, la reprise de Lucky Luke par Bonhomme est très réussie. J’aime aussi le travail d’André Juillard sur Blake et Mortimer. Et Aubin est très proche du dessin de Jacobs. Les Tuniques bleues de Lambil constitue également une reprise géniale.
Si on remonte un peu le temps, aux USA, quand Romita reprend des mains de Ditko Amazing Spiderman, il arrive à bonifier d’avantage le titre.
Chez Glénat, c’est Mickey qui trouve une seconde jeunesse avec des repreneurs de tous horizons. Vous vous y êtes intéressés ?
Olivier : J’ai adoré le Mickey de Cosey.
Yann : Donald, j’en rêve ! Celui de Carl Barks a bercé mon enfance ; il était inimitable, à cent coudées au-dessus du pâle palmipède dessiné par d’autres tâcherons dans le Journal de Mickey…
Si l’on revient aux prémisses, rafraîchissez-nous la mémoire, comment êtes-vous arrivé dans la collection « Le Spirou de… » ? Vous avez hésité ?
Yann : Jamais ! Spirou, c’est mon troisième petit frère !
Olivier : Pas le moins du monde. On avait déjà essuyé deux refus pour reprendre des séries; Freddy Lombard et Gil Jourdan. On était clairement dans cette dynamique. Et suite à une succession de désillusions chez Dupuis, ils ont dû se dire : « On va leur donner un os à ronger« . C’était Spirou.
© Yann/Schwartz
Vous aviez tous les deux la même vision de Spirou ? Quelle est-elle ? Quel est le « contrat » à remplir tout en trouvant le terrain pour s’amuser ?
Olivier : On est complètement en phase pour Spirou. Je voyais bien un Spirou contre les Nazis, comme le Captain America des années 40. Et Yann a opportunément ressorti son vieux scénario du Groom Vert-de-Gris composé avec et pour Yves Chaland. Il l’a réécrit de fond en comble.
Yann : Olivier et moi sommes branchés sur la même fréquence radio « Prousto-madeléno-zygomatique » !
© Yann/Schwartz
En tout cas, c’est peut-être plus une aventure de Fantasio que de Spirou, non ? Vous lui avez donné de l’importance?
Olivier : Confidence : Yann se prend pour Fantasio. Alors, il m’a assigné le rôle de Spirou… mais il tire toute la couverture à lui dans ce troisième album.
L’idée de ce tome et de son scénario était-elle déjà bien présente au moment d’aborder le premier tome de La Femme-léopard ?
Yann : Erreur, l’intrigue est le fruit de discussions avec Olivier sur le sujet ; je fais du sur-mesure : le but est de donner du rêve et de l’enthousiasme à un malheureux enchaîné à sa table à dessin, qui va « sukkeler » comme on dit à Bruxelles, pendant un an ou deux sur 62 pages. D’où le petit jeu entre nous : Olivier connaît l’intrigue générale, mais pas le détail. Je m’efforce de le surprendre et de l’amuser à chaque fois que je lui envoie une séquence de découpage, afin de le stimuler !
© Yann/Schwartz
Olivier : L’idée de les faire partir en Afrique, je l’ai imposée à Yann qui en a profité pour demander deux tomes à Dupuis. Mais on avait bossé en amont et certaines scènes du tome 2 ont été brossées sur un coin de table au fond d’un estaminet d’Ixelles. Avant de commencer La Femme-léopard.
Le fantôme d’Yves Chaland flotterait-il un peu sur cet album ?
Olivier : Le fantôme ? Bof, ce qu’il a fait le rend tellement vivant.
Yann : J’ai conservé le nom de la contrée imaginaire du Congo où sont censées vivre les femmes-léopard ; c’est un petit clin d’œil entre lui (sur son nuage) et moi …
Cette arrivée dans ce Congo belge, comment l’avez-vous préparée ? Comment vous documentez-vous ? D’autant que vous faites dans le détail, y compris les affiches et les dialogues et les chansons en dialectes souvent croustillants.
Yann : Ma technique de travail est simple. Je lis tout ce que je peux trouver sur un sujet, en épluchant les notes en bas de page et la bibliographie, je digère, je noircis du papier, j’en rêve la nuit… et sur cet album, j’ai beaucoup surfé sur les forums de discussion congolais (très ouverts ! Pas besoin de montrer patte blanche pour y participer!) entre les « noix de coco » (mâles) et les « chouques de Bruxelles » (femelles), c’est-à-dire les congolais nés en Belgique, avec les vrais congolais de Kinshasa ; en effet, certaines habitudes, expressions et traditions sont mystérieuses pour les uns et les autres…
© Yann/Schwartz
Olivier : Je fais feu de tout bois. Titres achetés, bibliothèque, internet, j’ai même eu l’autorisation de pénétrer dans le Palmarium, un jardin de plantes à Nantes, pour faire des croquis sur le vif.
Vous en perpétuez finalement intelligemment les clichés répandus dans la BD ?
Yann : La parodie se nourrit en partie de clichés ; tout l’Art des auteurs consiste à essayer de leur trouver un traitement original et surprenant.
Une période faste pour les grandes aventures ?
Yann : Vu l’époque un peu glauque et désabusée, la perte des illusions et des grandes valeurs, la fiction, le rêve et la comédie musicale sont les bienvenues pour apporter un peu de réconfort nécessaire…
Olivier : C’est le retour des années 80 avec la grande aventure.
Dans ce dépaysement, Olivier, il n’y a pas que les femmes qui sont léopards, et c’est sans doute votre album le plus animalier, non ? Un défi de dessiner certaines bêtes ?
Olivier : « Dessinons des animaux« , c’est un bouquin pour enfants d’Anne Davidow qui date des années 60 et c’est un des premiers livres que j’ai possédé, enfant.
Ceci explique sans doute cela. Puis, il y a l’amour s’immisce en fin d’album. Amoureux, Spirou ?
Yann : Bien sûr ! Si Charles Dupuis avait lâché la bride à Franquin, il est évident qu’il aurait développé les rapports entre la jeune et jolie Seccotine, astucieuse et malicieuse, l’alter égo féminin de Spirou…
Olivier : Ce n’est pas Les Nombrils ou Tamara, non plus. L’amour est savamment dosé, homéopathiquement.
Malgré le bouillonnement et la frénésie de cet album, je trouve que vous dosez brillamment les choses. Vous avez évité d’en faire de trop ?
Yann : C’est à vous de me le dire. J’ai en tout cas essayé d’être généreux avec le lecteur. En 1966, j’ai été envoyé en pension en Bretagne et je n’ai eu le droit que d’emporter un album de BD: j’ai emporté « QRN sur Bretzelbourg », qui venait de paraître. J’ai dû le relire des dizaines de fois cette année-là… il était tellement riche que je découvrais des petits détails à chaque relecture ! Depuis, je déteste les albums lus en un quart d’heure !
© Yann/Schwartz/Croix chez Dupuis
Vous sortez d’une admirable trilogie qui aura duré près de dix ans. Spirou, c’est fini pour vous ? Quels sont vos projets ?
Yann : Je travaille déjà sur un nouveau sujet pour Spirou, totalement différent !
Olivier : Nous avons aussi le projet d’une série à nous, Yann et moi. Enfin !
Aimeriez-vous partir vers une autre reprise ? De quel héros ?
Olivier : C’est tentant. Un peu comme de passer devant une vitrine de pâtissier.
Yann : Gil Jourdan, bien entendu ! Aaaah … la petite « Queue de Cerise » … et le vieux Croûton !
La suite de Gringos Locos a-t-elle toujours un maigre espoir de voir le jour ?
Yann : Il y a toujours de l’espoir ! Mon synopsis est prêt !
Olivier : … mais c’est au point mort.
© Yann/Schwartz
Croisons les doigts ! Un immense merci à tous les deux et à très vite. Et bonne année!
Propos recueillis par Alexis Seny
Et si on allait prendre l’air ? Celui pur et vivifiant d’un Groenland fantasmé. Il y a cinq ans, dans un mois d’août qui ne voit pas la nuit, Hervé Tanquerelle embarquait pour une expédition artistico-scientifique au coeur du Parc National du Groenland. Il a fallu du temps pour que l’auteur trouve comment raconter le mieux cette histoire. Dans un style hérité de Hergé (mais pas trop) et dans de magnifiques paysages, c’est un voyage qui vaut la peine d’être lu/vécu, entre fiction et réalité, entre Jorn Riel et Hunther S. Thompson. Nous avons rencontré ce Breton « heureux qui, comme Ulysse ». Interview et carnet de voyage en fin d’article.
© Hervé Tanquerelle
Bonjour Hervé, Groenland Vertigo, c’est avant tout l’histoire d’un voyage fait il y a pas mal de temps ? Pourquoi avoir mis cinq ans ?
C’est vrai que ça a pris un peu de temps. Pour plein de raisons, notez. Et plein d’autres choses en parallèle. Pourtant, cette expédition, j’y ai pris part avec une véritable envie d’en faire un bouquin. Pourtant, à la fin de ce voyage, j’ai dû me rendre à l’évidence, je n’avais pas assez de matière que pour être pertinent et réaliste. La raison est simple: le langage. Sur ce bateau où certains parlaient allemand et d’autres norvégien, nous n’avons pas su assez communiqué.
Vu cette absence de conversation de fond, j’ai dû mettre ce projet d’album entre parenthèse, le temps de trouver la manière qui me permettrait de parler de cette expérience. Elle est venue quand Brüno et Gwen de Bonneval m’ont relancé en amenant l’idée de… fiction !
© Hervé Tanquerelle
Et petit à petit, j’ai glissé vers les Racontars, ces récits mêlant fiction et réalité, tels que Jorn Riel en avait écrit et que nous avions adapté, Gwen et moi, il y a quelques années. Un racontar, selon Jorn Riel, c’est une histoire vraie qui pourrait passer pour un mensonge à moins que ce ne soit l’inverse. Tout est dit.
Mais qu’est-ce qui est vrai, alors ?
Il ne faut pas que je le dise (rires). On comprend très vite ce qui est plausible. Mais, en même temps, Jorn Riel dit aussi que, dans ces Racontars, il n’a pas écrit certaines anecdotes véridiques parce que les lecteurs ne les auraient pas crues une seule seconde. Alors que…
Alors que la bande dessinée s’est mise à l’heure du reportage et du documentaire, vous aussi avec La communauté, vous revendiquez ici le droit au mensonge.
Oui, c’est raccord avec le propos de Jorn Riel, puis ça faisait sens dès lors que je ne savais pas tirer de ce voyage un documentaire. Mais je suis aussi un grand admirateur de Hunter S. Thompson, de sa manière de déformer la réalité, de faire de l’autofiction tout en écrivant de manière journalistique. À un moment, j’ai d’ailleurs pensé appeler cet album Groenland Parano. Mais finalement, ce que je racontais était assez éloigné des péripéties du gonzo journaliste. Ce n’était pas si rock’n’roll que ça et il n’y avait pas de drogue… si ce n’est le whisky.
© Hervé Tanquerelle/ Isabelle Merlet chez Casterman
Du coup, je me suis rabattu sur « Vertigo », un mot utilisé par Jorn Riel pour caractériser la folie des trappeurs pris dans la solitude.
Niveau dessin, on est d’ailleurs loin du carnet de voyage ou du reportage, vous vous raccrochez plus que jamais à Hergé !
Oui, et si l’idée de la fiction est arrivée tardivement, celle de mettre ce voyage à la sauce Ligne Claire est arrivée très rapidement. Scénaristiquement et graphiquement, j’entends. Bon, je savais le faire, je m’en étais rapproché dans La communauté ou Faux visages. Mon vocabulaire d’auteur de BD y est lié et je n’en étais pas si loin que ça. Mais, c’est vrai qu’ici, j’ai fait un pas en plus, j’ai poussé les curseurs à fond. Pour les personnages, en tout cas ! Car les paysages devaient garder leur aspect réaliste, avec du lavis et l’encre de Chine…
Mais, au niveau des personnages qui faisaient partie des participants à cette aventure, il y avait aussi cette ressemblance avec des personnages d’Hergé. Jorn Freuchen pas si loin d’Haddock, un Carreidas, des Dupondt, un Tournesol. Je voulais leur insuffler une certaine patine, avec l’ombre d’Hergé qui planerait. Un certain hommage à l’Étoile Mystérieuse, mais pas seulement. Cela dit, il n’était pas question de verser dans le plagiat ou le pastiche qui auraient empêché, étranglé ma narration personnelle.
© Hervé Tanquerelle/ Isabelle Merlet chez Casterman
Il y a aussi votre héros qui porte un triple-prénom, George-Benoît-Jean. Ce qui fait penser à George-Rémi, non ?
Je m’en suis rendu compte plus tard. Mais il s’agit en fait de mes trois vrais prénoms, ceux qui suivent Hervé. Ça sonnait bien, donc je les ai gardés. Ce personnage, c’est mon avatar, j’y ai mis beaucoup de moi, forcément. Sans doute, est-il un peu plus maladroit et angoissé.
Qu’est-ce qui vous a marqué en arrivant au Groenland ?
Tout m’a marqué. Mais, quand j’y repense, j’ai eu une certaine difficulté à comprendre les distances. Était-ce loin ? Était-ce proche ? On m’a expliqué que c’était lié à la pureté de l’air. Parfois, quelque chose était très visible et pourtant très éloigné, à des kms et des kms.
© Hervé Tanquerelle
Extrait du carnet de voyage © Hervé Tanquerelle
Puis, le Groenland, c’est un fameux décalage. Nous étions en août, et sous ce soleil qui brillait 24/24h, omniprésent, j’étais paumé. D’autant plus que le paysage semblait immuable.
Vous parliez de cette frustration à ne pas avoir su parler plus, mais au final, cette incompréhension est une des forces motrices de cet album, non ?
Peut-être suis-je passé à côté de quelque chose mais j’ai réussi à m’en amuser. D’un défaut, j’ai réussi à tirer quelque chose. Comme quoi, la difficulté d’un Français à parler une autre langue peut servir.
Bon, je n’ai pas chipoté pour représenter chaque langue partout, tout le temps. Ça aurait été trop casse-tête et illisible. Du coup, la majorité de l’album est en Français. Par contre, certains passages bien choisis sont en danois ou en allemand. Pour comprendre mon malaise pris entre ces langues que je ne maîtrisais pas. Et pour couronner le tout, j’ai repris une fausse-typo Tintin que Casterman m’a laissé utiliser.
© Hervé Tanquerelle/ Isabelle Merlet chez Casterman
Il y a cette mer. En tant que Breton, vous avez eu facile à l’apprivoiser pour la dessiner ?
Oui, Breton, et ma maman est Vendéenne, donc je suis bien ancré dans la culture maritime. Mais, c’était quasiment la première fois que je mettais les pieds sur un bateau ! Cela dit, je li beaucoup là-dessus. Mon dernier coup de coeur ? Le grand marin de Catherine Poulain.
Les couleurs sont très réussies, en tout cas.
Elles sont d’Isabelle Merlet avec qui j’ai déjà pas mal travaillé. Elle est douée et talentueuse. J’espérais qu’elle bosserait de cette manière. Elle s’est basée sur des photos faites sur place, auxquelles j’ajoutais parfois des indications météo. J’avais une idée précise de ce que je voulais. Il était important de retrouver le moment précis.
© Hervé Tanquerelle/ Isabelle Merlet chez Casterman
Pendant longtemps, cet album devait faire 96 pages. Au final, il en fait 98.
Oui, j’ai rajouté deux pages. « Je trouvais que j’allais trop vite alors je me suis ajouté 2 pages de plus« , explique-je sur mon blog. Mais j’ai rajouté une scène, un grand moment de bravoure, dans laquelle George-Benoît-Jean et Jorn Freuchen chasse le lagopède à coup de jets de pierre. Une anecdote drôle, surprenante qui expliquait certaines choses, y compris sur la relation de ces deux personnages.
© Hervé Tanquerelle/ Isabelle Merlet chez Casterman
L’un des moments les plus « Haddock-esque » de l’album. Mais aussi une certaine idée du western.
C’est marrant que vous disiez ça parce que j’ai un temps imaginé que cette histoire pourrait être un récit d’anticipation. Le Groenland serait devenu une sorte de nouveau far-west connaissant une guerre de l’or noir. Je ne dis pas que je n’y reviendrai pas dans un prochain album. Surtout que pendant mon voyage retour, j’ai croisé un Français travaillant pour une grosse compagnie pétrolière qui venait de passer quinze jours à prospecter les côtes du Groenland en compagnie de gens du même monde… Ça fait un peu froid dans le dos.
© Hervé Tanquerelle
Vous avez rencontré des Inuits ?
Oui, j’ai rejoint le village le plus à l’est du pays. J’étais seul, en immersion. Mais là encore, cela n’a pas été simple de rentrer en contact avec eux. C’est seulement après que quelqu’un m’a dit qu’il ne fallait pas hésiter à rentrer chez eux, qu’ils n’attendaient que ça. Mais ce n’est pas vraiment dans nos mentalités. J’adorerais approfondir cette expérience.
Malheureusement, leur situation est délicate depuis longtemps. Sous perfusion danoise, ils sont autonomes mais pas indépendant. Puis, comme tout le monde, ils ont besoin d’argent et leur revenu principal vient de la pèche, de plus en plus difficile à exercer.
À cela s’ajoute aussi une culture ancestrale qui se transmet de moins en moins. Ils sont pieds et poings liés aux lobbies du pétrole et du charbon pour qui le Groenland fait figure de mine d’or… Après, je ne suis pas un expert, mais c’est ce que j’en ai compris. Le sort des Inuits est comparable aux Indiens d’Amérique.
Revenons à des choses plus réjouissantes pour conclure. Groenland Vertigo aura droit à un tirage de luxe. Une première pour vous.
Ah oui, quand l’éditeur me l’a demandé, j’ai trouvé ça super chouette. Cela prouvait qu’il y avait de l’intérêt pour mon livre. Mais, sans ça, j’étais déjà sur un petit nuage, de par l’enthousiasme des premiers lecteurs.
Propos recueuillis par Alexis Seny
Titre : Groenland Vertigo
Récit complet
Scénario et dessin : Hervé Tanquerelle
Couleurs : Isabelle Merlet
Genre : Autofiction, Voyage
Éditeur : Casterman
Nbre de pages : 104
Prix : 19€
Je ne sais pas vous, mais moi, ça m’a toujours énervé de remarquer sur les sites de certains éditeurs et même sur les couvertures et les pages-titre de certains albums, que les coloristes étaient souvent « oubliés », comme si leur travail avait été mineur par rapport à celui d’un scénariste ou d’un dessinateur. Pourtant, si le scénario et le dessin font office de colonne vertébrale d’un récit, tout se joue parfois sur la couleur qui rendra pétillant, sexy, voyageur, noir, etc. un récit. Et à l’heure où il n’y en a eu, ces dernières semaines, que pour Tintin et ses Soviets colorisés, Emmanuel Moynot a passé quelques mois à réviser les couleurs de son premier Nestor Burma en compagnie de Chantal Quillec. Un travail d’orfèvre sur un Saint-Germain-des-Prés qui sort de la fadeur pour gagner en atmosphère et gagne donc à être relu et redécouvert. Interview du tac au tac avec Emmanuel Moynot.
Résumé de l’éditeur: Paris, été 1957. Nestor Burma enquête pour le compte d’un client dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Manière pour le détective de nouer quelques connaissances parmi les cercles artistiques et intellectuels qui semblent avoir élu domicile dans ce secteur de Paris : écrivains, critiques, musiciens. C’est sur les traces de l’un deux, justement, que Burma est lancé : Charlie Mac Gee, batteur de jazz talentueux, et sans doute aux prises, aussi, avec les milieux de la drogue et de la délinquance qui gravitent autour de ce genre d’artiste. Avec le concours de Marcelle, compagne de circonstance, Burma parvient finalement à loger son client, dans un hôtel de la rive gauche. Il n’y a qu’un seul ennui :il est mort…
© Emmanuel Moynot
Bonjour Emmanuel, votre dernier album n’en est pas un ! Vous vous êtes replongé dans votre première aventure de Nestor Burma, onze ans après sa parution. Comment cela s’est-il fait ?
C’était mon souhait depuis longtemps. Je n’aimais plus l’ancienne mise en couleur et je souhaitais harmoniser le traitement avec les tomes suivants. J’ai sauté sur l’occasion quand on m’a dit que le titre était épuisé et qu’il allait être réimprimé.
Cela veut-il dire que vous étiez mécontent de votre travail ?
Je n’ai pas, ou pratiquement pas touché au dessin, hormis pour la couverture. C’est les couleurs qui me posaient problème.
À l’époque vous preniez la relève de Tardi. Même si vous étiez loin d’être un jeune premier, ça vous a mis la pression ? Cela a-t-il été facile de vous émanciper de la marque qu’il avait posée sur Burma ? En avez-vous discuté avec Jacques ?
Je me suis souvent exprimé là-dessus. La grande difficulté était de contenter tout le monde : Tardi lui-même, en premier lieu, bien sûr. Lui et moi souhaitions que la reprise soit bien marquée, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Mais il fallait satisfaire aussi l’équipe Casterman de l’époque, qui n’était pas tout à fait au même diapason. Ça a généré pas mal de pression qui a sans doute rejailli sur mon travail de l’époque et explique que je me sois retiré de la série pendant quelques années.
Que vous évoquait le personnage de Nestor Burma, à l’époque ? Un héros dont vous vous sentiez proche ?
C’était un personnage familier, parce que j’avais lu tous les romans de Malet dans les années 80, après l’avoir connu par l’adaptation de Brouillard au pont de Tolbiac. Au long des trois premières adaptations que j’ai réalisées, c’est resté un personnage de papier. Mais dans le dernier tome sorti, Nestor Burma contre C.Q.F.D., je crois avoir réussi à lui insuffler un peu de chair, et de vie.
Nestor Burma contre CQFD © Moynot
Nestor, c’était aussi une manière de redécouvrir Paris, la ville où vous êtes né, non ? Le Paris de Nestor était-il proche du vôtre ?
Paris sera toujours Paris ? Non, mon Paris est assez différent. Il suffit sans doute de se référer aux nombreux récits que j’y ai situé pour s’en rendre compte : Bonne fête, Maman !, Pendant que tu dors, mon amour…
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Et Saint-Germain-des-Prés vous en étiez familier, vous le musicien ? Le fait que Nestor soit focalisé sur son enquête ne permettait pas pour autant à votre crayon d’y flâner, une frustration ?
J’étais là pour servir le roman, pas pour me faire plaisir à ses dépens. Rien ne m’empêche de faire de la musique ou de musarder où bon me semble en dehors de cela.
Gris de la planche 2 © Moynot
Venons-en au travail qui vous a occupé de longs mois. Cet album, vous avez dû vous le réapproprier ? Êtes-vous perfectionniste ?
Non, pas perfectionniste. Mais j’ai une idée assez définie de ce à quoi mon travail doit ressembler. C’est même sans doute ce qui me différencie du reste du monde : je fais du Moynot bien mieux que qui que ce soit, comme Tardi est le seul à pouvoir faire du Tardi.
La couleur a été refaite avec l’aide d’une coloriste, Chantal Quillec.
Chantal a réalisé seule les couleurs de C.Q.F.D. Elle m’a ici donné un gros coup de main.
Version 2017 de la planche 3 © Moynot/Quillec chez Casterman
En parlant de couleurs, autre album revu et corrigé qui a défrayé la chronique : Tintin au pays des Soviets. Qu’en pensez-vous?
Je ne l’ai pas relu depuis des années. Mon souvenir est que le fond est un tissu de clichés de l’époque, sans véritable trame narrative. La mise en couleur a selon moi l’intérêt de faire ressortir les authentiques qualité du dessin, souvent décrié. Le dessin est excellent, très maîtrisé, très bien composé. On peut préférer la version noir et blanc, ou trouver cette édition superfétatoire. Personnellement, j’y suis tout à fait indifférent. Je ne suis ni un intégriste, ni un nostalgique.
Combien de temps cette révision vous a-t-elle pris ? Autant de temps que la conception d’un album original?
Non, puisque je n’ai refait que les couleurs. Trois mois, pour autant qu’il me semble.
Il y a eu Tardi, Moynot mais aussi Barral, que pensez-vous de son Nestor Burma ?
Il fait ce qu’il faut qu’il fasse: du Barral. J’ai hâte de voir ce qu’il fera la prochaine fois.
Micmac moche au Boul’Mich © Barral chez Casterman
Nestor Burma est finalement multi-supports et multi-médias, en livre, en bd, sur les écrans (petits ou grands), ce n’est pas le cas de toutes les fictions. Comment expliquez-vous cela ? Et qu’apporte la BD par rapport aux films ? Quelle est la richesse de la BD par rapport aux autres arts?
Grave question. Dans le cas de Burma, la bande dessinée a l’avantage de respecter l’époque à laquelle les romans sont situés. Et de ne pas inventer à Nestor des centres d’intérêt qui n’ont jamais été les siens. Nous sommes plus libres, en somme.
En pleine période d’Angoulême, que pensez-vous de ce festival ?
Comme tout le monde. Que c’est un grand bazar. Qu’en penser d’autre ?
Quels sont vos projets ? Un autre Burma, notamment ?
Oui. L’homme au sang bleu, qui se déroule à Cannes en 1946.
Et le Petit Monsieur ?
Un jour, sans doute. Mais j’ai déjà quelques autres casseroles sur le feu.
Propos recueillis par Alexis Seny
Série: Nestor Burma
Tome: 6 – La nuit à Saint-Germain-des-Prés
D’après le roman de Léo Malet
Scénario et dessin: Emmanuel Moynot (Facebook)
Couleurs: Chantal Quillec et Emmanuel Moynot
Genre: Polar
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 72
Prix: 16 €
Grégory Lange accompagné de son feutre et de son papier, de quelques originaux aussi. Le trentenaire originaire d’Ath a de la bouteille et un dessin protéiforme qui, malgré sa force, est resté longtemps dans les cartons. Après un sketchbook remarqué, Grégory se révèle un peu plus et donne vie à Ernest, un inventeur en herbe à l’allure « gastonienne » toujours suivi par Bucky, dont on se demande s’il ne serait pas le cousin caché de Vertignasse. Un prélude à une aventure qu’on a bien envie de suivre. Et de près.
Grégory Lange
Bonjour Grégory, d’où vous vient cet intérêt pour la BD?
La bande dessinée, c’est une passion de gosse. Les animés japonais comme ceux d’Akira, encore plus. Pendant longtemps, je n’ai jamais ouvert un Astérix ou un Boule et Bill. Puis, j’ai découvert Loisel, la science-fiction. Mes envies de dessin sont venues vers l’âge de six ans. Maman m’a encouragé. Je me souviens avoir dessiné un Musclor, tout bonnement affreux. Mais elle m’a inscrit à l’Académie. Bien sûr, on ne pensait pas à l’avenir et, après mes humanités, j’ai ouvert un magasin de manga à Bruxelles, Otakus BD.
© Grégory Lange
Quelques années plus tard, après avoir déposé le bilan, je me suis inscrit à l’École des Arts d’Ixelles et j’y ai rejoint le collectif Jacadit. Nous réalisions des recueils sur des thèmes bien précis: 14-18, le fantastique, cabinet de curiosités, la cuisine (avec en invité de luxe, Alexandre Dionisiot de Top Chef).
© Grégory Lange
C’est à cette époque d’est né Ernest, alors?
Ce n’est pas mon premier projet. Avant ça, il y en a eu plusieurs autres qui ont été refusés ou qui n’ont pas vu le jour malgré qu’ils étaient bien partis. Notamment avec Stéphane Louis et Véra Daviet mais aussi avec Bosse.
Il faut dire qu’avant, j’étais plus dans un style réaliste. Et lors d’un coup de blues, j’ai commencé à griffonner des zombies, des monstres. J’ai publié un sketchbook concentré sur un hommage à Franquin. Je suis un amoureux de son dessin mais aussi de sa façon de penser.
Et Ernest?
C’est un p’tit gars, un inventeur qui teste des véhicules improbables. L’idée m’est venue après un Inktober Challenge. À force de proposer chaque jour un dessin, je me suis dit que je me lancerais bien dans une série avec des véhicules improbables.
© Grégory Lange
Avec Ernest, je cherche l’accident et un maximum d’explosions. Chaque gag réside en 2 ou 4 planches, et le format de ce premier album est à l’italienne. En fait, c’est le n°0, je le vois comme un prologue, la suite devrait être plus longue, dans la veine des aventures des Goonies. Pourquoi ne pas s’intéresser à la cryptozoologie, aussi?
© Grégory Lange
Et les éditions Bande à Part?
Dans un milieu trop individualiste, qu’il est bon de retrouver une dimension participative. Naturellement, ce n’est pas simple, mais ça ne l’est personne et je suis heureux où je suis.
© Grégory Lange
Et ça tombe bien, on adopte très vite ce petit bonhomme d’Ernest qui n’a rien à envier à ses prédécesseurs. Tour à tour as de la bévue, tonitruant entre Kid Paddle et Gaston Lagaffe, fidèle en amitié et généreux, Ernest fait des étincelles et semble n’en être qu’à ses premiers pas. La suite risque de valoir son pesant de drôlerie.
Propos recueuillis par Alexis Seny
Faire bande à part, ça peut être un inconvénient. Sauf qu’ici, c’est un sérieux avantage. Depuis quelques années, l’éditeur hennuyer David Canion (également auteur de BD) a lancé sa propre maison d’édition. Petit à petit, l’oiseau fait son nid et compte désormais douze publications, tous azimuts. Lors de la dernière Fête de la BD d’Andenne, les Éditions Bande à Part étaient fidèles au rendez-vous, l’occasion de vous les présentez un peu plus.
© David Canion aux Éditions Bande à Part
Bonjour David, a priori, vous êtes dessinateur mais assez loin des planches de BD, non?
En effet, au départ, je suis dessinateur industriel. Des plans de tuyauterie, de gainage. Aussi et surtout pour des industries pharmaceutiques comme Baxter, pour Engie Axima aussi. Au rayon des insolites, j’ai également réalisé des plans pour la base où a été propulsée la fusée Ariane et des grandes banques en Pologne.
Qu’est-ce qui vous a mis sur la trace du Neuvième Art, alors?
Gaston, c’est lui qui m’a donné envie d’en faire quand j’avais 15 ou 16 ans. Par son humour puis par sa distraction. Distrait, je l’étais, certains de ses gags auraient très bien pu m’arriver.
Hommage à Franquin © David Canion
Puis, je suis tombé un peu plus dans la BD quand mes parents se sont séparés. Je me suis enfermé dans ma chambre et j’ai passé le temps en dessinant et en reproduisant les planches de certains auteurs qui m’inspiraient. Comme Goffaux ou Foerster. Plus tard, j’ai suivi les cours aux Arts et Métiers de Jemappe. Parmi mes profs, un certain Sabri Kasbi, que j’ai retrouvé pour éditer ses albums. Après quoi… je suis resté dix voire quinze ans sans rien faire en BD. Je travaillais à Bruxelles, je n’avais plus le temps. Jusqu’à ce que je revienne à Manage, non loin de chez moi. Un peu plus de temps libre et ça m’a redonné goût à la BD.
Plutôt papier ou palette?
Je vais laisser tomber la palette pour le troisième tome des Poêleurs. Le papier me manque. Après, la palette, c’est nickel, les traits sont nickel.
© Bruno Catry et David Canion aux Éditions Bande à Part
L’idée de créer vos éditions est venue de suite?
Bien sûr, j’ai tenté d’approcher des éditeurs avec mes projets. Notamment avec les poêleurs, ma BD sur les personnes qui font de la détection. J’ai présenté la série partout, sans succès. Du coup, pourquoi ne pas créer mes propres éditions? Les Éditions Bamboo ont bien commencé en éditant des cartes postales, aujourd’hui, elles rachètent Fluide Glacial. Moi, je suis un grand éditeur… d’1m88 (rires). Mais non, de un, je ne joue pas dans la même cour que les éditeurs de premier plan; de deux, je ne me veux pas être un éditeur au sens où on l’entend. Je veux éditer avec le coeur malgré le coût. Je reçois une centaine de projets par an, du bon, du mauvais. Je fonctionne au coup de coeur tout en essayant de favoriser l’originalité. Je veux que mes auteurs se lâchent, qu’ils fassent leurs albums comme ils le veulent. Il n’y a ni délai, ni pression, si ce n’est celle qu’on se met toujours inévitablement.
Du coup, je me suis lancé en mars 2013, poussé par mon épouse et suscitant un énorme prêt. Les débuts sont durs, mais peu à peu, on commence à en parler. Dans les salons, certains râlent sur le fait que je sois présent, tenir est ma petite fierté. Je n’ai pas de distributeurs mais les gens qui vendent nos albums nous soutiennent bien. Dans le cas des Poêleurs dont Bruno Catry [encore un que j’ai rencontré à Jemappe] imagine les gags, cette BD est un peu devenue la BD officielle des fans de détection, présentes dans les magasins jusqu’à… Marseille! Mais c’est assez comique, j’ai été invité au salon de détection de Paris, j’y étais comme une star. Il y avait une file devant ma table de dédicaces. On m’a même offert un appareil de détection. Je ne suis pas un acharné mais je fais quelques sorties. Puis, c’est quand même assez réglementé.
© Bruno Catry et David Canion aux Éditions Bande à Part
Autre aventure, celle avec l’humoriste et comédien Renaud Rutten!
Oui! Au plus, j’entendais ses blagues à Radio Contact, plus je me disais que je les verrais bien en BD. Je lui ai lancé un appel et il a accepté qu’on travaille à deux sur une bande dessinée. C’est un gars super, on ne sait jamais quand il est sérieux. Dans cet album, nous avions innové et glissé des codes-barres que le lecteur pouvait scanner pour ainsi entendre la blague telle que racontée par Renaud.
Dans votre « Bande » ici présente à Andenne, on retrouve aussi Sabri Kasbi.
Oui, un auteur complet, il m’a proposé son projet à un moment où je ne pouvais pas le réaliser? Son aventure a mis neuf ans pour être publiée et, au final, elle est parue pile-poil en lien avec l’actualité puisque Le roi de la mer aborde la réalité des migrants et des passeurs. Sabri, c’est un passionné de la Ligne Claire. Il m’a appris la mise en page, la narration, les règles.
Dans ma « Bande », il y aussi le scénariste Derache et Gao, le dessinateur d' »Éternellement Vôtre ». Un super dessin qui n’est pas donné à tous. Je suis un peu jaloux, j’avoue (rires). À côté de ses deux premiers albums, il adore l’héroïc fantasy! Il peut tout dessiner.
Puis, il y a Grégory Lange qui dessine Ernest. Je lui avais fait la promesse que je le ferais. Je n’ai pas de limites, en tant que dessinateur, je suis de toute façon dans le même bain qu’eux.
Quels sont les projets, du coup?
Les P’tits poêleurs viennent de sortir. C’est une récréation, deux enfants qui arrivent dans le monde de la détection, gags à l’appui. Après avoir vendu 4000 tomes 1 et 2 des Poêleurs, je vais m’attaquer au troisième tome.
Puis, il y aura Thomas « Tom » Borgniet et Walter Genius, les aventures d’un savant fou, plus pour les enfants.
Faz prépare la suite de Lili et Crok, cette petite fille qui vit avec un monstre… pas comme les autres.
Enfin, il y aura aussi une série avec des sorcières, les Chauspailles. Trois soeurs sorcières, une série de gag en continuité. Le tout dessiné par Didot, un gars des Ardennes, un ami de Gao qui en fera les couleur.
Puis, c’est la bonne nouvelle, nous aurons peut-être enfin un diffuseur pour la Belgique, de quoi nous retirer une épine du pied. On verra mais il y a de l’espoir. En tout cas, on avance. Avec douze publications à ce jour, nous sommes plus sérieux que quand nous n’avions que deux albums.
Gageons qu’il y en aura de plus en plus, merci David et longue vie à Bande à Part.
Pour tout savoir sur les Éditions Bande à Part, rendez-vous sur: www.editions-bap.com et sur Facebook
Propos recueillis par Alexis Seny
On connaissait Quatre mots sur un piano de Fiori et Goldman, voilà qu’Emmanuel Beaudry et Corentin Lecorsier nous plongent dans Quatre larmes sur un voile de nylon rouge. Une ambiance 70’s, des photos à l’ancienne, la lumière et puis l’ombre dans le milieu de la mode et, par-dessus tout, un criminel qui trace sa route… sanglante et horrifique. Réunissant les ingrédients chers à un Dario Argento, les deux auteurs ne peuvent masquer leur attrait et leur expérience cinématographique et en font une force dans ce polar dynamique et fort en ambiance. Nous avons rencontré Emmanuel et Corentin.
Bonjour à tous les deux et merci d’avance pour vos réponses !
Quatre larmes sur un voile de nylon rouge, un titre énigmatique autant que symbolique, non ? Vous nous l’expliquer ?
Corentin : L’idée du titre est venue tardivement, au départ cela devait s’appeler « Fashion victime(s) ». Le dernier titre évoque la part sombre du monde des strass et paillettes, celle qui entache la haute couture.
Emmanuel : Même si cela a pris du temps, je souhaitais depuis le début du projet trouver un titre qui fasse écho à ceux des gialli de l’époque qui étaient très imagés, très énigmatiques et finalement très poétiques. Il a fallu avancer dans l’écriture et dans la réalisation de l’album pour que le titre se dessine petit à petit dans mon esprit. Et je suis arrivé un jour avec ce titre que j’ai soumis à Corentin et il m’a dit « banco ».
Paris © Corentin Lecorsier
C’est la première fois que vous collaborez tous les deux, comment vous êtes-vous rencontré ?
Corentin: Première collaboration et certainement pas la dernière. Nous nous sommes rencontrés via un réseau d’amis et d’auteurs de BD locaux. Ces personnes d’expérience ont créé un collectif de joyeux lurons dans lequel on partage et on échange sur les planches et les travaux de chacun, où les anciens guident les nouveaux autour d’une bière. Ça s’appelle « AJT du crayon », on s’est rencontré là-bas.
Corentin et Emmanuel © Corentin Lecorsier
Emmanuel, on vous connait en tant que scénariste depuis quelques années. Vous, Corentin, la bande dessinée, c’est plutôt récent. Quel a été votre parcours à tous les deux ?
Corentin: Je ne pense pas qu’on puisse passer au dessin en un claquement de doigt. En ce qui me concerne, le dessin a toujours fait partie de ma vie, c’est viscéral, ça a toujours été un moyen d’expression pour moi. Mes parents m’ont transmis ce savoir-faire. Architectes d’intérieur-designers et animés par le gout de transmettre, j’ai suivi des cours qu’ils m’ont dispensés. Puis, est venu le temps de me consacrer à des études en arts du spectacle avec une option cinéma jusqu’au master. Avec un détour par le cinéma d’animation car j’aime l’idée de voir un dessin prendre vie. Mais, finalement, ce monde de l’animation m’a un peu lassé et aujourd’hui je m’épanouis davantage dans ce genre de projet où les concepts et les ambiances changent vite.
Une ambiance futuriste © Corentin Lecorsier
Emmanuel : Après des études de commerce, j’ai étudié l’audiovisuel notamment la réalisation durant quelques années. J’ai par la suite écrit, pour moi et pour d’autres, et réalisé quelque courts-métrages en parallèle de mon activité dans le milieu associatif et culturel. Mais après quelques années, cette activité m’éloignait de plus en plus de la création et l’envie de raconter des histoires a été la plus forte.
Aux prémisses, qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la BD ? Quels ont été vos inspirateurs ?
Corentin : En fait, la BD est un milieu où l’expression de « l’artiste » reste assez libre et je pense que c’est cette liberté qui m’a attiré. Les auteurs qui nous ont suivi ont été mes inspirateurs, Fraco, Hardoc, Hautière, François, Cuvillier,… Et pour le reste, en matière de style: Guarnido, Lauffray, Zep, Boulet, Loisel…
Sur son Tumblr, il n'est pas rare que Corentin réalise des fan art, comme ce Joker.
Sur son Tumblr, il n’est pas rare que Corentin réalise des fan art, comme ce Joker. © Corentin Lecorsier
Pourtant, c’est vers l’audiovisuel que vous êtes partis tous les deux, non ?
Emmanuel : Oui, au départ, je ne pensais pas du tout écrire pour la bande dessinée. C’est le cinéma qui m’attirait. J’ai d’abord cherché à comprendre comment les films que j’aimais avaient été fait, à découvrir l’envers du décor. Puis, j’ai appris le langage cinématographique et la technique liée aux différents postes de création.
Mais surtout la narration. C’est un élément auquel on ne pense pas assez lorsqu’on débute, on plonge dans le côté visuel, on parle un peu trop de cadre ou de mouvement de caméra. Avec le temps, on se rend compte que le vieil adage qui veut qu’un bon film (ou bd d’ailleurs) soit d’abord une bonne histoire est on ne peut plus vrai.
© Corentin Lecorsier
Corentin : A l’origine je pensais faire carrière dans l’image animée. Aujourd’hui mon intérêt se porte davantage vers la BD car c’est un espace qui me plaît bien. Demain peut-être y aura-t-il un projet plutôt orienté vers le cinéma via le story-board ou le concept design … L’étiquette change mais le travail reste le même, on utilise notre créativité au service du projet.
Un exemple de character design © Corentin Lecorsier
Qu’est-ce qui vous a (r)amené à la BD, du coup ?
Corentin: Les conjonctures.
Emmanuel : Je dirais deux choses. Tout d’abord, le souhait de me remettre à raconter des histoires et sortir d’un emploi presque entièrement administratif. Puis, la difficulté de monter de nouveaux projets de films, et surtout de films de genre. Ce qui me démoralisait assez.
Dans un même temps, les locaux de l’association pour laquelle je travaillais se trouvaient dans le voisinage de l’association « On a marché sur la bulle » qui organise les Rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens et qui fait un travail remarquable autour de la bande dessinée dans notre région. Je voyais donc passer des auteurs et leurs travaux dans les locaux. Et je me suis alors demandé si je ne pouvais pas changer de média pour raconter mes histoires.
Est-il question des limites du cinéma ? La BD permet-elle beaucoup plus de choses ? L’horreur et le polar s’y manient-ils mieux ?
Emmanuel : Je ne vois pas les choses comme cela. Mais disons que nous allons jouer sur des codes différents en fonction du média. Un exemple : au cinéma, nous pouvons utiliser le « jump scare » en faisant passer furtivement une silhouette au premier plan ou en plaçant une créature derrière le personnage lorsqu’il se retourne. Cela crée un sursaut chez le spectateur qui est impossible à recréer en bande dessinée. Ce qui n’est pas forcément un mal puisqu’on va devoir jouer sur d’autres cordes : sur l’ambiance, le suspense, l’intrigue.
© Emmanuel Beaudry/Corentin Lecorsier chez Y.I.L.
Mais la BD permet effectivement beaucoup plus de choses notamment en termes budgétaires. Surtout lorsque l’on s’attaque à des genres comme l’horreur ou la science-fiction par exemple. Deux genres encore difficiles à produire en France, même s’il existe des cas isolés. Je pense également que la BD pose moins de problèmes en matière de censure. On est beaucoup plus libre de ce côté-là.
Corentin: Le rapport au cadre est différent et le rapport au temps également. Le cadre est variable en BD, il change pour traduire une émotion différente ou pour souligner une action. Le temps n’a plus de valeur définie, il est modulable et le travail du rapport de cadre sert notamment à travailler le rythme pour donner une indication sur le temps qui passe. D’autre part, il est possible avec la BD de maîtriser chacune des étapes de la création, ce qui n’est pas le cas dans le cinéma. Peut-être cela vous rend-il un peu hyper maniaque…
© Emmanuel Beaudry/ Corentin Lecorsier chez Y.I.L.
En substance et en apparence, cette première bande dessinée est on ne peut plus cinématographique, non ?
Corentin: Oui car notre culture et nos influences le sont. On est parfois dans la citation et d’autres fois dans des références plus discrètes, à travers la lumière, la couleur, la mise en scène, l’intrigue.
Emmanuel : Complètement. C’est un hommage totalement avoué à un genre cinématographique. Il fallait donc retrouver ce côté 7ème art dans notre album.
© Emmanuel Beaudry/Corentin Lecorsier chez Y.I.L.
À tel point que, par un jeu de flou, des onomatopées, des couleurs qui inspirent l’idée de vitesse, l’image semble en mouvement. Comment vous y êtes-vous pris ? Il y a un défi derrière cela ?
Corentin: Les poses fixes, où le personnage se tient droit et déblatère son texte, ont le don de figer une action et de casser le rythme. Ici, il fallait travailler des poses dynamiques, éviter la rupture de rythme. En tout cas, on ne voulait pas. La recherche de la pose la plus parlante pour une action est un exercice obsédant qui poursuit son chemin dans mon travail. Cela doit venir du travail que j’avais effectué en animation. Disons que je fais de mon mieux pour transcrire le bon mouvement. Si ça marche alors je suis content.
© Emmanuel Beaudry/Corentin Lecorsier chez Y.I.L.
Emmanuel : Un défi je ne pense pas, c’est plus naturel que cela. Je conçois mes scénarios et mes découpages comme quelque chose de cinématographique. J’essaie de parler en termes de mouvement et de profondeur de champ ou de faire confiance aux images plutôt qu’aux longs discours. Corentin connaissant lui aussi parfaitement le langage cinématographique, c’est un avantage indéniable. Il comprend très vite où je veux en venir, il visualise rapidement les images que j’ai en tête. Pendant les séances de travail, il nous arrivait même parfois d’exprimer certaines cases en jouant les onomatopées. De l’extérieur cela devait être assez drôle à voir.
Quelle est votre méthode, Corentin ? Étiez-vous familier des thèmes amenés par Emmanuel ?
Corentin: Familier oui, ayant eu le même parcours d’études nos références ont été les mêmes et ça reste une bonne base pour discuter et avancer vers de nouveaux projets. Manu m’envoie son découpage par planche et je travaille ensuite les storyboards. On discute, on échange « pourquoi ça là ? et qu’en penses-tu si ceci était plutôt comme ça , … » puis je commence les planches au crayon et termine par la couleur (à la tablette graphique pour “Quatre larmes”).
© Emmanuel Beaudry/Corentin Lecorsier chez Y.I.L.
D’autant plus que le réalisme est important et qu’il ne faut pas le galvauder ?
Emmanuel : Nous n’avons pas tenté de faire dans le documentaire, à chercher à être absolument précis pour chaque détail du décor, des vêtements ou des accessoires. Il fallait que l’on ressente les années 70, son ambiance mais il ne s’agit que du décorum. Cela ne devait pas empiéter sur l’intrigue et les personnages. Donc du réalisme oui mais pas au détriment de la fiction et de la fantaisie que l’on peut trouver dans ce genre d’histoire.
Corentin : Je pense qu’en se concentrant davantage sur les situations et les ambiances, sans aller jusqu’à contextualiter au jour et au détail près, on a gagné en clarté. D’autant que s’agissant d’une fiction et non d’un biopic, l’intérêt de la BD passe à travers l’intrigue policière. Je me suis donc plus laissé porter par l’émotion et les situations entre les personnages et me suis peu attaché à faire une citation parfaite de l’époque. Pour citer Loisel, je dirais que je suis “un dessinateur de l’a peu près ». L’espace du polar type giallo s’y prête bien.
© Emmanuel Beaudry/Corentin Lecorsier chez Y.I.L.
Dans les remerciements comme dans l’atmosphère qui se dégage de votre album, Dario Argento et Mario Bava ne sont pas bien loin. Qui sont-ils pour vous ? Ils vous ont « nourri » ?
Corentin: Sans leur travail notre histoire n’aurait certainement pas pris cette forme et ils restent des références.
Emmanuel : Ils sont très importants. Ils font partie de mon bagage culturel. Ce sont également les pères fondateurs du giallo avec « Six femmes pour l’assassin » de Mario Bava (qui se déroule d’ailleurs dans le milieu de la mode) ou la « trilogie animale » soit les trois premiers films de Dario Argento. Mario Bava était un très grand directeur de la photographie (en plus d’être réalisateur). Ses films, qu’ils soient en noir et blanc ou en couleur, ont une esthétique léchée et des choix visuels très marqués. On a essayé de suivre cette voie en matière de couleur. Pour ce qui est de Dario Argento c’est lui aussi un artiste très esthétisant mais c’est également un grand manipulateur de l’espace et du temps. C’est ce qui le rapproche d’une autre référence pour moi qui est Brian De Palma. Lui aussi n’est jamais très loin dans l’album.
© Emmanuel Beaudry/Corentin Lecorsier chez Y.I.L.
Vous nous faites le pitch de ce « Quatre larmes sur un voile de nylon rouge ?
Corentin : Dorian photographe, est embauché par le magazine de mode « Style » afin de couvrir les préparatifs du prochain défilé de l’excentrique couturier Nakamura. Mais une série de meurtres atroces frappe soudain la célèbre maison de couture…
Le milieu de la mode, ici mis en lumière (mais aussi en ombre), vous attire-t-il ? Ou, au contraire, vous répugne-t-il ?
Corentin: C’est juste un espace de l’apparat, une scène où se pavanent des gens sous le feu des projecteurs. Comment rêver mieux pour une intrigue policière où tout le monde se met en scène? Comment démêler le vrai du faux dans cette industrie?
© Emmanuel Beaudry/Corentin Lecorsier chez Y.I.L.
Emmanuel : Je dirais ni l’un ni l’autre en réalité. Mais ce qui rend ce milieu intéressant en termes scénaristiques c’est son contraste très marqué. D’un côté, nous avons le strass et les paillettes où tout n’est que lumière et clinquant. C’est la partie visible de l’iceberg. De l’autre, il y a les coulisses beaucoup moins reluisantes : diktat du poids, drogue, prostitution,… C’est un univers idéal pour développer une intrigue policière, jouer avec les faux-semblants et faire tomber les masques.
Vous revenez quarante ans avant « notre ère », l’époque contemporaine ne vous inspirait pas ? Ou ne convenait-elle tout simplement à cette histoire ?
Emmanuel : Cette histoire pourrait se passer aujourd’hui mais je souhaitais pousser l’hommage jusqu’à placer son déroulement à la grande époque du giallo. Et c’est aussi une époque que j’affectionne d’un point de vue artistique que cela soit au niveau du cinéma ou de la musique par exemple. J’ai tenté de le faire ressentir dans l’album en plaçant des hommages à certains films ou en citant des morceaux de rock progressif. Cela permet également de se plonger davantage dans l’époque et son ambiance.
Une pin-up qui fait fondre tous les glaçons © Corentin Lecorsier
Cette histoire aurait pu être prétexte à de l’érotisme, vous l’avez contenu. Y avez-vous réfléchi ou cela s’est-il fait naturellement ?
Emmanuel : C’est vrai que le giallo est un genre qui flirte régulièrement avec l’érotisme. Et si on y ajoute l’univers fantasmatique du milieu de la mode, nous aurions pu développer davantage cet aspect. Mais nous ne voulions pas que cela parasite l’intrigue. C’est ce qui arrive fréquemment dans ce que j’appellerais les gialli-érotisants. L’espace de quelques scènes, l’intrigue s’arrête et le rythme de l’histoire ralenti. C’est ce que nous voulions éviter. Dans « Quatre larmes » l’érotisme est très léger et présent en filigrane. De manière générale, nous avons cherché à enlever le « gras » des intrigues propres au giallo qui parfois se perdent dans quelques scènes inutiles de comédie ou d’érotisme.
J’imagine que le monde de la BD n’est pas évident pour ceux qui débutent, vous le ressentez ou l’avez ressenti ?
Corentin: Je crois qu’il faut simplement faire son trou et que la conjoncture économique n’est pas évidente.
© Corentin Lecorsier
Emmanuel : Pour avoir fréquenté d’autres milieux artistiques auparavant, je dirais que le monde de la BD n’est pas moins ou plus évident que les autres. Il faut faire ses preuves et s’accrocher. Mais cela me paraît tout à fait normal et sain finalement. Cela dit, je trouve que le milieu de la BD a un avantage sur les autres : les auteurs ont un esprit ouvert et n’hésitent pas à donner des conseils aux plus jeunes. À nous ensuite d’en tirer parti pour progresser et gagner notre place.
Un petit mot sur Y.I.L, votre éditeur depuis peu (pour Corentin) ou depuis plus longtemps (pour Emmanuel) ?
Emmanuel : Y.I.L est un éditeur indépendant qui fonctionne de façon raisonnée. Chaque album est imprimé et façonné chez Y.I.L. Cela fonctionne par petit tirage, c’est-à-dire que chaque album imprimé est un album vendu et qu’il n’y a pas de rupture de stock. C’est aussi un éditeur qui donne leur chance aux auteurs débutants. Ce qui permet de se faire la main, de découvrir les salons et les séances de dédicaces, de rencontrer d’autres auteurs, etc… C’est un bon tremplin pour débuter sans pression.
Corentin: Je trouve courageux qu’un éditeur comme Y.I.L se batte face aux majors pour que de jeunes auteurs puissent se faire connaitre via sa maison d’édition en passant par des petits tirages. Merci de croire en nous.
© Emmanuel Beaudry/Corentin Lecorsier
Quels sont vos projets, qu’ils soient en duo ou en solo ?
Corentin: En duo, ça me va bien. Avec Emmanuel on travaille sur un projet sur 14/18 entre réalisme historique et onirisme et un projet jeunesse en construction …
Emmanuel : De mon côté, en plus de deux projets évoqués par Corentin, je travaille sur le troisième tome de la série « Krys Farell », sur un album policier se déroulant dans les années 10 ainsi que sur deux projets horrifiques et fantastiques.
Ça donne envie, merci à tous les deux et bonne route!
Propos recueillis par Alexis Seny
Titre: Quatre larmes sur un voile de nylon rouge
Récit complet
Scénario: Emmanuel Beaudry
Dessin et couleurs: Corentin Lecorsier (sur Facebook)
Genre: Giallo, Thriller
Éditeur: Y.I.L
Nbre de pages: 66
Prix: 17€
1866. Mc Caulky fait régner la terreur sur Ogden, une bourgade du Colorado. L’ancien desperado est le bras armé de Mullins, propriétaire d’une mine d’or qui emploie la majeure partie des travailleurs de la région. À Ogden, tout le monde se doit de courber l’échine devant Mullins.
Y compris le marshal Emmett Sharp et son adjoint, Duke. Mais cette fois, Mc Caulky et ses hommes sont allés trop loin en abattant de sang-froid la femme et la fille d’un mineur. Écœurés par tant d’exactions et d’impunité, certains habitants de la ville tentent d’assassiner les mercenaires. Faisant fi des recommandations de son supérieur, Duke cherche quant à lui une solution pour coincer les tueurs et les traîner devant un juge.
Rien ne semble pouvoir effrayer Hermann qui, à 78 ans, se lance dans une nouvelle série au côté de son fils, le scénariste Yves H. Après plusieurs one-shot (Liens de sang, Manhattan Beach 1957, Retour au Congo, Station 16, ou encore Old Pa Anderson), le duo a senti le besoin de créer un personnage récurrent, qui vivra des aventures indépendantes les unes des autres. Le projet est également né d’une envie commune de se replonger dans le western, genre déjà exploré avec succès dans Sans pardon. Héros pragmatique mais non-dénué de compassion, Duke mène le lecteur à travers l’Amérique de la Conquête de l’Ouest, à une époque où la justice peine encore à s’imposer face à la furie des colts. Une belle manière pour Hermann d’entamer une année 2017 qui s’annonce chargée, avec notamment une exposition à Angoulême à l’occasion de son Grand Prix.
Désigné Grand prix de la ville d’angoulême 2016 par une majorité d’auteurs, hermann est cette année à l’honneur dans la cité charentaise. stéphane Beaujean, directeur artistique de la manifestation, revient en détails sur les principaux axes explorés par l’exposition qui lui est consacrée.
Quelle forme prendra l’exposition organisée par le festival d’Angoulême à l’occasion du Grand Prix décerné à Hermann?
Stéphane Beaujean : Le Grand Prix a vocation à créer un panthéon d’auteurs qui ont fait œuvre dans la bande dessinée. Hermann a amené une manière quasiment naturaliste de représenter l’Humanité dans une bande dessinée auparavant très idéalisée, des héros ambigus sur le plan moral. Avec lui - et quelques contemporains du journal Tintin dirigé par Michel Greg - est apparu une nouvelle approche du divertissement. La rétrospective que lui consacre le festival se penchera sur certains points forts qui font l’identité de son travail. Elle se tiendra à l’Espace Franquin et comportera environ 150 pièces.
Quels axes seront explorés?
Le premier portera sur le fait qu’Hermann est clairement un dessinateur de la génération Greg. Ce scénariste est arrivé dans le milieu de la bande dessinée avec une nouvelle approche du divertissement, plus américaine, différente de l’innocence proposée par la génération d’auteurs qui remplissaient alors le journal Tintin. Leurs univers sont plus sexués et violents, moins lisses sur le plan moral.
L’exposition ne manquera certainement pas de se pencher
sur les spécificités du dessin d’Hermann...
Il s’agit du second point que nous avons développé. Hermann est un dessinateur qui a fait bouger son trait toute sa vie. Il a, de manière constante, cherché à réinventer son dessin, ou en tout cas à ne pas s’ennuyer en dessinant. C’est un comportement très rare, voire unique à ce niveau là. En général, les dessinateurs progressent jusqu’à atteindre un stade à partir duquel ils fixent leur «style» définitif. Hermann est différent. Il change d’outil tous les trois ou quatre ans. Ce n’est pas quelque chose de prémédité ; c’est instinctif.
Hermann qui n’est pas seulement un dessinateur, mais également
un auteur complet...
Son avènement en tant qu’auteur complet correspond également à
l’arrivée du silence dans ses récits. Les bandes dessinées qu’ils réalisent avec Greg sont plus bavardes. Quand Hermann prend son autonomie, il recourt au silence pour créer de la tension, du suspense, ou encore de l’émerveillement, parfois sur plusieurs pages. Ce procédé, assez rare à l’époque en BD, lui est inspiré par le cinéma
Diriez-vous qu’Hermann est un touche-à-tout?
Dans son métier, auteur de bande dessinée, cela me semble assez évident. C’est le chantre de la BD de genre. C’est l’un des rares auteurs à avoir exploré pratiquement tous les registres. Pirates, western, polar, science-fiction, post-apocalyptique, aventure exotique, pamphlet politique, burlesque : il a à peu près tout fait, sauf un album très littéraire. Autant de diversité est finalement assez inhabituel.
Autre événement de la rentrée, les Tuniques Bleues fêtent leur soixantième album et c’est tout un petit monde de la BD qui a soufflé les bougies avec Raoul Cauvin et Willy Lambil avec un album collectif d’histoires courtes (nous vous en avions montré de large extraits, cet été). La fête de la BD d’Andenne nous a permis de rencontrer les Namurois de l’étape: Willy Lambil, Renaud Collin et Denis Bodart. Regards croisés, en commençant par celui du dessinateur qui, depuis la fin du quatrième tome, a pris avec brio la relève du regretté Salverius.
Willy, un soixantième album (un cinquante-cinquième pour vous), ça fait beaucoup, non? Mais ce « Carte blanche pour un bleu » nous ramène à nos beaux souvenirs. C’était voulu, non?
Et pourtant! Cet album, il n’était pas nécessairement destiné à être le soixantième. J’avais deux scénarios à disposition, j’ai choisi de faire l’autre en premier. J’avance album par album. Je ne pouvais pas m’imaginer que cet album 60 et nos personnages allaient être célébrés. D’ailleurs, je suis plutôt réfractaire à ce genre d’hommage, c’est gênant, ça fait « posthume ».
Nous en parlerons plus tard, mais restons sur ce soixantième album. Êtes-vous toujours surpris par les scénarios de Cauvin?
Je n’ai aucune opinion. Après plus de quarante ans dans cet univers, j’essaie surtout d’en faire quelque chose. À chaque fois que je lis un scénario, je vois les difficultés qui s’amènent, aïe aïe aïe. Ici, il y avait notamment cette grande page avec le train.
© Cauvin/Lambil chez Dupuis
À force, vous êtes-vous identifié à un de vos héros?
J’hésite toujours. Mais je dirais Blutch, comme lui j’ai obtenu le rôle de caporal à l’armée. Mes personnages, je connais leurs réactions. Mais, je ne les crée pas moi-même, je les dessine. Celui qui invente leurs réactions verbales et physiques, c’est Cauvin. Moi, je ne me pose pas tellement de questions. Je résous mes problèmes et ce n’est déjà pas mal. Je ne triche jamais. Je veille à la lisibilité mais je n’évite pas les problèmes. Je reviens à cette satané locomotive, je dois pouvoir la dessiner. Mais il est important pour moi de rester honnête. Envers moi-même, d’abord, pour l’être aussi avec le lecteur.
Dans ce tome 60, il y avait beaucoup d’images, Chesterfield est baladé en chaise-roulante. Il m’a fallu trouver des angles différents. En général je procède planche par planche. Je mets les choses au point, je perfectionne ma documentation, je relis le scénario. Je fais le découpage des 44 planches mais je vous préviens: il n’y a que moi pour m’y retrouver.
© Cauvin/Lambil chez Dupuis
On se retrouve, ici, à Andenne, j’imagine que des dédicaces, vous en avez fait un paquet?
À Andenne, ça doit être la dixième fois que je viens. Pour ma première participation, je me souviens d’une expo très réussie à l’hôtel de ville, avec pas mal d’amis.
Après, je ne suis pas un fan de dédicaces. C’est stressant et je me sens obligé de tenir compte de l’attente des gens. J’ai l’impression que ça s’énerve dans la file… et je le comprendrais… je m’énerverais aussi (il sourit).
Certains bédéphiles et chasseurs de dédicaces n’ont-ils pas déjà fini à votre porte?
Si, je les ai mis dehors…
lambil-tuniques-bleues
© Dupuis
Viviane (sa femme) intervient: Non, mais certains sont parfois restés sans rien dire dans ton bureau.
Lambil reprend: Je leur ai expliqué qu’il y avait des moments dédiés aux dédicaces et que, chez moi, il me dérangeait.
D’autres n’ont pas toujours été bienveillants à l’égard de vous et vos héros.
Oh, oui, il y en a eu. Dernièrement, un auteur de premier plan qui m’a dit que j’aurais dû arrêter depuis longtemps. Il y a aussi eu cet Américain à qui j’avais dit que je dessinais une série sur la guerre de Sécession. Il m’a interdit de continuer, il ne pouvait pas concevoir que des européens parle de l’Histoire américaine. À une certaine époque, certaines épouses des pontes de Dupuis sont venues me demander d’arrêter, ça ne leur plaisait pas. Oui, quand je dois évoquer des anecdotes, il y en a beaucoup de négatives. Il ne me viendrait pas à l’idée de déblatérer quelqu’un, il n’y a pas de raison de décourager quelqu’un, d’autant plus quand il y croit, qu’il y met le coeur. Par contre, j’aime bien reconnaître ce que je dois aux autres. Jijé, par exemple, il était surpris que je le lui dise.
Après, grâce aux Tuniques, j’ai serré la main de Chirac mais aussi de Chaban-Delmas. Puis, il y a eu Philippe, avant qu’il ne devienne roi. Je ne répéterai pas ce qu’il a dit aux autorités sambrevilloises, mais il trouvait qu’il fallait montrer que la commune abritait le dessinateur des Tuniques Bleues. C’est ainsi que des panneaux ont été installés.
© Lambil
Puis, j’ai aussi fait de beaux voyages. Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, reste le plus incroyable, j’y avais été reçu avec Loisel, Chéret et Mitton. Bon, les Tuniques Bleues ne sont pas les bienvenues en Amérique, mais elles auront eu le mérite d’avoir été à Nouméa. Puis, d’avoir été traduites en Anglais, en Allemand, en Espagnol, en Scandinavie, en Indien, en Indonésien… En Flamand aussi, la série est fort plébiscitée au nord du pays.
N’avez-vous jamais eu envie de lancer une nouvelle série? De changer d’air?
Je l’ai fait, quand j’étais jeune, avant Les Tuniques Bleues. Quand bien même, oublions mon âge, je serais jeune, je n’arriverais jamais à 60 albums avec une nouvelle série. Deux, trois, tout au plus. Ce n’est plus la mode des longues séries. Les séries en cours aussi longue que Les Tuniques Bleues sont rares. Lorsque nous disparaîtrons, Cauvin et moi, je donne pas un an avant que nos héros soient oubliés.
Façon de parler?
Pas tant que ça. Un bon jour, ça s’arrêtera. Fut un temps, il n’y avait même pas d’album de BD, je trépignais d’impatience à l’idée d’être le jour de parution de Spirou. Pour les nouvelles générations, tout se passe sur internet, sur les tablettes. Je pense que la BD ne les intéressera plus qu’il y aura d’autres formes d’art. Regardez ma petite-fille, à 14 ans, sans tablette, elle est perdue.
Mais, ça ne sert à rien d’avoir des regrets. Nostalgique, oui, je le suis dans ce que je relis. Je continue d’adorer le travail d’un Dodier, par exemple. Mais dans le Spirou, il y a des choses que je n’aime plus.
© Cauvin/Lambil chez Dupuis
On vous a déjà proposé une intégrale?
Je ne suis pas pour les intégrales. En tout cas, les miennes. J’ai l’impression qu’elles sont réservées aux gens qui sont morts ou qui ne produisent plus. Tant que des albums des Tuniques Bleues sortiront – j’ai attaqué le tome 61 mais je ne peux rien en dire, j’en dirais trop – et que je les signerai, je ne veux pas entendre parler d’intégrale.
Alors cet album de « célébration » regroupant plusieurs auteurs bien connus?
C’est vrai que j’en connais certains, même si je ne les situe pas toujours. Bon, il y a Denis Bodart, Blutch qui ne pouvait qu’être de cet album vu qu’il porte le nom d’un des deux héros… À Bruxelles, lors de la présentation de l’expo, j’ai pas mal parlé avec le groupe. J’étais un peu sceptique à l’idée d’une reprise. Dans mon cas, J’aime reconnaître ce que je dois aux autres. Comme Jijé, il avait été surpris quand je lui avais dit toute mon admiration.
Mais, j’ai feuilleté, regardé les dessins, c’est vraiment pas mal. Il y a beaucoup de difficultés à reprendre des personnages, heureusement, ils ne sont pas tombés dans le mimétisme et l’imitation. Je me demande s’ils se sont tous amusés?
Le mieux est encore de leur poser la question.
Renaud Collin et Denis Bodart s’y sont collés!
Ainsi, Renaud Collin, déjà repreneur des Minions en BD (deux petits tomes et puis s’en vont mais pour nous réserver le meilleur, avec un projet personnel et un Spirou à l’époque « Expo 58 » avec Vincent Zabus), s’y est collé pour donner vie à Chesterfield et Blutch dans univers impitoyable.
Renaud, les Tuniques Bleues furent-elles des compagnes d’enfance?
Les Tuniques Bleues, ce sont des bons souvenirs de lecture. À l’époque, je jouais avec des Playmobil sudistes et nordistes. Je refaisais la guerre de Sécession. Quand je suis tombé sur la série de Raoul Cauvin et Willy Lambil, j’étais convaincu qu’il s’agissait d’un produit dérivé. Je ne les ai pas tous lus mais j’en ai lu beaucoup!
Qu’est-ce que vous aimiez dans ces albums?
La mise en scène, les batailles, le côté fresque qui se retrouvait dans certaines scènes. Il y avait de l’action, de l’aventure, un duo comique, mais l’ensemble ne manquait pas de profondeur, non plus, et intégrait des faits historiques. C’est je crois la clé du succès auprès de toutes les générations. En lisant, on apprenait.
Du coup, au moment de reprendre ces personnages pour une histoire courte, vous vous êtes attelés à trouver une vraie histoire?
Oui, j’ai été cherché ça, j’ai répété le processus. Mais, il me fallait un fait que Lambil et Cauvin n’avaient pas traité. Puis, je voulais parler des Indiens, et je suis tombé sur la déportation des Navajos. Durant la courte période qu’a duré la guerre de Sécession, la conquête de l’Ouest connaissait un nouvel essor. Et la réserve que j’évoque a été la première expérimentée avec des Navajos. Ce fut un fiasco total, l’endroit était impropre à la vie, la rivière était polluée. Les Indiens sont morts de malnutrition, de maladies…
© Collin chez Dupuis
Ça demande beaucoup de documentation, non?
Oui, mais je n’ai pas hésité. C’était la première fois que je réalisais le scénario moi-même, je devais être à la hauteur. Et j’ai pris presque autant de temps pour la documentation que pour l’histoire. J’ai lu une petite dizaine de livres, retenu beaucoup de choses inutiles pour mon histoire. J’avais beaucoup trop d’infos, j’ai dû faire une sélection, je dirais même tout oublier pour recréer.
Au niveau du graphisme, j’ai repris les albums, tout y est totalement digéré et déjà stylisé. J’ai repris les visuels des uniformes tels que les avais conçus Lambil.
Que percevez-vous dans son art?
C’est un grand dessinateur, un virtuose qui passe inaperçu par rapport à d’autres. Il a un savoir-faire, il reste hyper-clair dans son dessin, dans les expressions, les attitudes de ses personnages. Pas besoin de lire les bulles, on comprend.
(c) Dupuis/ Collin
On le voit dans cet album, finalement chaque auteur a sa vision du duo Blutch-Chesterfield.
Oui, ici, ils ne sont pas les mêmes que dans la série originelle. Je ne me sens pas capable d’écrire des gags comme Cauvin. Chesterfield apparaît ici comme déçu par l’armée, par l’autorité et ce qu’on lui demande d’exécuter. Blutch, lui, est plus effacé. Tous deux sortent d’une bataille, Chesterfield est couvert de plaies. Le ton est morose, je voulais montrer la dureté.
Le trop rare Denis Bodart (mais qui nous a promis d’énormes et surprenants projets à venir) est aussi de mèche avec ce projet collectif pour proposer, dans un style plus réaliste un prolongement de l’esprit entretenu par Cauvin et Lambil.
(c) Denis Bodart – Une révision de la quatrième de couverture.
Quand on vous a proposé de participer à cet album, quelle a été votre réaction?
Je n’ai pas traîné à m’y mettre. Je lisais ça quand j’étais gamin. Avec le scénario de Thierry Gloris, j’ai essayé de rester proche de ce qui fait le coeur de la série: les champs de bataille, la joute verbale entre les deux héros. Je me suis fait plaisir, je voulais que cette histoire courte soit comme un vrai épisode. Et pour en terminer les huit planches, j’ai pris trois mois et demi.
(c) Denis Bodart
Mais encore fallait-il un prétexte, non?
Oui, et Thierry Gloris l’a trouvé en attirant mon attention sur les sharpshooter, ces tireurs d’élite qui apparaissaient dans les premières secondes de Nord et sud, que je n’avais pas vu. Je ne connaissais pas l’existence de ces snipers. Après, il a fallu que j’adapte le scénario à mon dessin, notamment au niveau du nombre des cases. Il faut modérer ses ardeurs, je connais mes limites.
© Bodart chez Dupuis
Qu’est-ce qui fonctionne si bien dans les Tuniques Bleues, pour qu’elles aient tenu sur soixante albums et marqué autant de générations?
Je pense que la complicité de Raoul Cauvin et Willy Lambil y sont pour beaucoup. Sur papier, j’entends. Dans le dessin de Lambil, on ne perd aucune nuance de l’écrit. Toutes les intentions sont là, jamais perdues. Tout est en phase.
Propos recueillis par Alexis Seny
On ne s’attendait sans doute pas à ça! Après avoir adapté avec brio et un succès non-démenti les trois romans de Stieg Larsson, Sylvain Runberg perpétue le mythe « Millenium » en compagnie d’une nouvelle coéquipière, Belén Ortega. Une suite inédite, totalement autre que celle proposée en roman par David Lagercrantz, s’inscrivant au plus près de l’univers développé par Larsson et bien dans l’air du temps. Sylvain Runberg même avec science et rigueur des thèmes très actuels tels que les lanceurs d’alerte, la montée des extrêmes, la haine des migrants… Longue interview avec le scénariste chevronné.
Bonjour Sylvain, à quand remonte votre premier contact avec Millénium ?
A bien longtemps déjà. Partageant mon temps entre la France et la Suède depuis plus de 10 ans, dès la parution du premier roman, des amis suédois m’avaient dit que « Millenium », de par les thèmes abordés, allait certainement me plaire. Dès que les éditions françaises des romans ont été publiées, je les ai lues, et ça m’a effectivement beaucoup plu. J’y retrouvais des thématiques qui m’intéressaient depuis longtemps, le féminisme, l’extrême droite, le fonctionnement des médias…J’ai tout de suite été séduit par les personnages principaux, Mikaël Blomkvist, Erika Berger et évidemment Lisbeth Salander. Et comme les romans se passent des endroits de Stockholm que je connais très bien, j’ai tout de suite eu des idées concernant une adaptation en bande dessinée, ce que j’ai proposé à Dupuis, et qui a fini par se réaliser !
©Runberg/Homs chez Dupuis
Quelle surprenante parution en cet automne. Millenium (auquel un « Saga » vient s’ajouter) continue sous votre plume. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ?
Et bien ça s’est passé durant l’été 2015, alors que le 6e tome de la bande dessinée « Millénium » allait paraître, les ayant-droits de Stieg Larsson, qui ont visiblement beaucoup apprécié notre travail sur l’adaptation des trois romans, m’ont demandé si je voulais adapter le quatrième roman, écrit par David Lagercrantz, qui n’était pas encore sorti à ce moment-là. Or, entre temps, mon éditeur chez Dupuis leur avait fait part de discussions qu’on avait eu ensemble sur ce que j’avais en tête pour une suite inédite. Lors de la réunion, les ayant-droits m’ont donc demandé de leur dire ce que j’avais imaginé, je l’ai fait, ça leur a beaucoup plu, et ils m’ont dit que si je le voulais, je pouvais en fait écrire mon propre récit. J’ai été évidemment très touché qu’ils me fassent ainsi confiance !
©Ortega
J’imagine qu’après avoir baigné dans six tomes de BD, votre envie était de continuer. Vous pensiez cela réalisable ?
Oui, effectivement, c’est ce qui s’est passé. En adaptant les trois premiers romans et au fur et à mesure de mes avancées, j’ai commencé à imaginer quelle pourrait être la suite de ce troisième roman, sachant que Stieg Larsson avait apparemment envisagé d’en écrire 9 au total. Et même si ça n’était pas du tout dans la discussion initiale avec les éditions Dupuis, j’en ai parlé parfois de manière informelle avec mon éditeur, à l’époque Louis-Antoine Dujardin, mais sans que ça soit vraiment une proposition directe de ma part, mais les idées que j’évoquais lui plaisaient. L’envie était là, mais je pensais honnêtement que jamais ça n’arriverait. Qu’on me laisse faire ma propre suite des trois romans originaux, je n’y croyais franchement pas.
D’autant plus que si Millenium continue en roman (avec la polémique qu’on connaît), c’est votre version et le format BD que les héritiers de Stieg Larsson ont plébiscité. Qu’est-ce qui les a séduits selon vous ?
Pour « Millenium Saga » je me suis focalisé sur les aspects politiques développés par Stieg Larsson, le féminisme, l’extrême-droite, les hackers, le rôle et le fonctionnement des médias, romans ayant pour base ce magazine crée par Mikaël Blomkvist, qui donne son nom à l’univers, « Millenium ». Et évidemment, les questions et les difficultés économiques qui frappent la Presse et les médias en général sont présentes dans « Millenium Saga », sur fond de questionnements éditoriaux, d’indépendance journalistique. J’en ai fait le centre du récit, car ces thématiques sont plus que jamais d’actualité. C’est, je pense, ce qui leur a plu.
© Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle chez Dupuis
Avez-vous lu le quatrième Millénium de Lagerkrantz, qu’en avez-vous pensé ?
Non, car le seul impératif que j’avais pour cette suite inédite était que je ne pouvais pas utiliser d’éléments qui apparaissaient dans le quatrième roman écrit par David Lagercrantz, une règle d’ailleurs valable pour lui vis à vis de la suite inédite que j’écris. C’est donc pour cette raison que je n’ai toujours pas lu son roman, pour éviter de me faire influencer d’une quelconque manière. Je ne peux donc pas vous répondre, mais on m’a dit que ma suite était très différente de la sienne, à tous points de vue, et que c’est d’ailleurs ce qui en faisait l’intérêt.
Comment prend-t-on la relève d’un auteur comme Stieg Larsson ?
On se concentre sur son récit, en restant fidèle à ce que l’on a perçu comme étant l’essence de l’œuvre originale, et on essaye, comme à chaque fois, de faire le mieux possible, sans se soucier du reste.
© Ortega
J’imagine qu’il y a un droit de regard sur votre travail. Y’a-t-il eu des demandes de rectifications ou avez-vous été assez libre?
« Oui, il y a un droit de regard, mais je n’ai pas changé une seule ligne durant l’écriture des six tomes de l’adaptation des romans, et idem avec « Millenium Saga ». Une fois que je leur ai expliqué quelle était la teneur de la suite que j’envisageais, les thèmes abordés, le rôle qu’allaient jouer Mikaël Blomkvist et Lisbeth Salander dans le récit, ils m’ont laissé les mains libres, comme sur l’adaptation des trois romans. Je pense que la création de cette suite est vraiment basée sur une relation de confiance
Quels sont les ingrédients qui font l’ « addictivité » et le phénomène « Millenium » ? Que fallait-il perpétuer et que voulez-vous y apporter ?
À mon sens, le trio de personnages principaux, Lisbeth Salander, Mikaël Blomkvist et Erika Berger y sont pour beaucoup. Des personnages qui sont à la fois très différents mais qui se complètent, dans une relation très particulière, entre amitié et amour parfois, et qui ont une dimension universelle dans les problématiques qu’ils rencontrent.
© Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle chez Dupuis
Cet aspect-là de la première trilogie, ainsi qu’une représentation réaliste de l’environnement suédois étaient à mon sens ce qu’il fallait absolument garder, et c’est ce que je me suis employé à faire. Ensuite, « Millénium » a toujours été ancré dans le réel, et Stieg Larsson, journaliste de terrain avant d’être romancier, annonçait déjà, il y a quinze ans, dans ses romans quels étaient les grands dangers qui, potentiellement, pouvaient mettre en danger nos démocraties : l’extrême droite et son discours nationaliste et xénophobe, la collusion de certains médias avec des puissances économiques et idéologiques, la montée des inégalités, de la violence contre les femmes, contre les « minorités », tout était là et malheureusement ses pires prédictions sont en train de se réaliser. En ce sens, c’est de notre réalité actuelle que je suis parti. Tout comme mon approche dans l’adaptation des trois premiers romans, le challenge était à la fois de respecter l’univers d’origine tout en apportant une vision, un angle narratif différent.
Comment expliquez-vous le succès des thrillers dit « nordiques » comme Millenium, Wallander, Erica Falck et Patrik Hedström… ?
À mon avis, un sens du suspense évident, des personnages forts, masculins comme féminins, une dimension sociale et politique souvent très présente. C’est ce qui, à mes yeux, ressort souvent de ces polars nordiques. Et peut-être la curiosité des lecteurs vis à vis des sociétés scandinaves, assez uniques en leur genre, qui rejoint cette dimension sociale évoquée plus haut. Le féminisme, cette passion pour l’égalité entre les individus, la volonté de trouver un modèle économique à la fois novateur, écologique et socialement juste, avec ses réussites, nombreuses, et parfois ses échecs aussi.
© Ortega
Et le succès de Millénium? Et celui de la BD ? Dans combien de pays a-t-elle été diffusée ?
J’imagine qu’une bonne histoire, au sens large du terme, est la seule recette valable pour expliquer un succès ? Sinon, les 6 tomes de la Bande Dessinée « Millénium » se sont vendus au total à plus de 150 000 exemplaires en langue française, et la série a été également traduite dans plus de 12 langues, ce qui est assez incroyable je trouve !
N’est-on pas un peu prisonnier de cet univers ? N’est-ce pas dur d’imposer sa trace? Tout en ne dénaturant pas l’œuvre originale ?
Non, c’est ce qui faisait la richesse de ces romans d’ailleurs. On sentait bien que Stieg Larsson posait des jalons pour en écrire d’autres, et cela offrait des possibilités très larges dans le cadre d’une adaptation.
Storyboard de Dominique Bertail
Après avoir « jonglé » avec deux dessinateurs différents sur les six premiers tomes, vous en accueillez une troisième pour ce nouveau départ : Belén Ortega qui nous vient du… manga (ou du moins son premier album paru chez nous en était un). Elle est encore peu connue, vous nous la présentez ? Comment s’est-elle imposée sur Les âmes froides ? Elle en dessinera les trois tomes ?
C’est Louis-Antoine Dujardin qui l’avait repérée en Espagne, où elle est déjà assez connue, en fait. Il nous a mis en contact, elle est venue en Suède faire des repérages avec nous, et ça a tout de suite très bien fonctionné. C’est une dessinatrice incroyablement douée, elle dessinera bien les trois tomes et la concernant, le meilleur reste encore à venir !
© Belén Ortega
On remarquera que sur cette série, vous avez toujours travaillé avec des Espagnols. Coïncidence ou réelle volonté ? Qu’amènent-ils ?
Coïncidence. Il se trouve qu’il y a énormément de dessinateurs très doués dans ce pays.
D’où vous vient cette passion pour la Suède?
Ma compagne (et mes enfants) sont suédois, c’est pour cela que j’y passe plus de la moitié de mon temps, mais de toutes manières, j’apprécie beaucoup le pays et la ville de Stockholm, et sa qualité de vie.
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle
Croyez-vous que nos sociétés (française, belge) aient à s’en inspirer, à en prendre exemple (malgré les faces sombres que vous décrivez)? »
Clairement, sur beaucoup de sujets, il y aurait matière à réflexion : démocratie, féminisme, éducation, rapport entre individus dans le monde du travail. L’écologie aussi. Même si la Suède fait aussi face à des difficultés liées à notre époque, c’est à mes yeux une société bien plus progressiste sur de nombreux points que la société française, souvent plus conservatrice. Et pour tordre le cou à un cliché répandu sur la Suède: non, il n’y a jamais eu un taux de suicide élevé dans le pays, mais tout simplement, c’est l’un des premiers pays au monde à avoir officiellement comptabilisé un taux de suicide, quand la plupart préféraient ignorer le phénomène. En Europe de l’Ouest, les pays les plus touchés sont en réalité la Belgique, la France et la Finlande. Donc oui, même si on ne peut pas forcément transposer tel quel un modèle, je pense qu’il a matière à réflexion pour aller vers du mieux, mais il a matière à réflexion dans beaucoup d’autres pays du monde aussi.
©Ortega
Votre passion pour la Suède a-t-elle joué dans votre manière de saisir cet univers et de lui donner vie ? À mieux transmettre son ambiance ?
Je n’aurais jamais pu écrire de cette manière les six tomes de l’adaptation des trois romans et « Millenium Saga » si je ne connaissais pas un minimum le pays et cette société, c’est indispensable. C’est d’ailleurs une règle que je me fixe sur tous mes autres projets dont le récit est contemporain. Je les place toujours dans des villes, des pays, que je connais, par souci de réalisme, c’est une constante dans mon processus d’écriture.
Ce premier tome des Âmes froides fait appel à quelques thématiques bien actuelles. La haine de l’étranger, la montée des extrémismes, la collecte de données privées, le climat sécuritaire et, par-dessus tout, les hackers et les lanceurs d’alerte. C’était important de reconnecter un peu plus Millenium au monde dans lequel nous vivons ?
C’était indispensable, car c’est l’essence des romans de Stieg Larsson, cette référence à la réalité.
©Ortega
Dans quelle mesure l’actualité vous a-t-elle inspiré ?
Elle constitue la majeure partie de mes sources d’inspirations dans ce récit. « Millénium Saga » se passe en Suède aujourd’hui, un an après le procès de Lisbeth Salander, avec pour fond la montée en puissance dans le pays d’un parti d’extrême droite dirigé par un jeune leader charismatique, la crise des réfugiés, la Suède étant le pays européen qui en proportion de sa population en a accueilli le plus. Le récit aborde aussi ce qui se passe sur le plan des groupes de hackers, des activistes du Net, des différents mouvements concernés, qui ne défendent pas forcément les mêmes idées, il y a aussi des hackers réactionnaires ou d’extrême droite et parfois les repères se troublent entre ces différents groupes basés sur l’anonymat, ainsi que des lanceurs d’alertes, qui sont des sujets qui me passionnent et qui sont présents dès le départ dans l’univers de « Millénium », avec le groupe Hacker Republic auquel appartient Lisbeth Salander.
Lisbeth Salander et Mikaël Blomkvist sont bien entendu au centre de ce récit, qui prend pour base ces thématiques là et qui annonçaient en filigrane ce qui arrive maintenant en Europe mais aussi aux USA, comme l’a démontré l’élection de Donald Trump.
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle chez Dupuis
A ce propos, j’ai une anecdote concernant « Millenium Saga ». En 2015, quand j’ai commencé l’écriture du premier album, parmi les thèmes qui allaient y être abordés se trouvait la nouvelle extrême droite américaine, rebaptisée AltRight, très active sur Internet, défendant « l’identité blanche contre le multiculturalisme » et très très violemment anti-féministe. Je sentais qu’elle montait en puissance, internationalement. C’est un groupe inspiré de cette mouvance, appelé « Sparta », que Lisbeth Salander affronte dans ce récit.
Un groupe qui m’avait été, entre autres, inspiré par le site phare de cette « AltRight », Breibart News et son fondateur Steve Bannon. Un site qui a attiré 37 millions de visiteurs uniques tous les mois et sur lequel on peut lire des choses comme “Préférez-vous que votre enfant attrape le féminisme ou le cancer ?” ou “La contraception rend les femmes laides et cinglées ». Or, Steve Bannon est maintenant le bras droit du Président Donald Trump à la Maison Blanche, une nomination saluée par David Duke, l’ancien dirigeant du Ku Klux Klan. Un changement de paradigme de la situation politique particulièrement effrayante.
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle chez Dupuis
Il est aussi question de « gladiateurs » des temps modernes qui forment le groupe Sparta. Une incarnation du mythe des 300 spartiates ?
C’est une référence à la fascination qu’on certains groupes extrémistes vis à vis de Sparte, avec ce « virilisme » et cette notion de la loi du plus fort, d’ordre soi-disant naturel qu’ils vénèrent comme des vérités révélées. À mon sens, ça révèle surtout leurs propres frustrations en tant qu’individus, notamment sur le plan sexuel. Ça m’a toujours amusé que les homophobes se sentent tellement concernés par une sexualité qui à la base ne les concerne pourtant pas.
Il y a Lisbeth, Mikael, Plague, de quel personnage vous sentez-vous le plus proche ?
Certainement plutôt Lisbeth que Plague, encore que l’aversion de ce dernier pour la violence dans ce récit est plus proche de ma propre morale. Sinon, Mikaël, dans ses centres d’intérêts, ses combats, oui, forcément, je m’y retrouve aussi, même si lui est journaliste de terrain, et moi scénariste. C’est à priori, en ce qui me concerne, moins dangereux.
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Comment concevez-vous le rôle des lanceurs d’alerte ? Vous avez des héros dans le genre ?
Les lanceurs d’alerte ont depuis quelques années un rôle essentiel dans nos démocraties, ce sont des gens qui prennent énormément de risques pour dénoncer des injustices, des abus, des crimes, et qu’il faudrait absolument protéger. Je n’ai pas de héros dans le genre, car mettre quelqu’un sur un piédestal est toujours dangereux. Être fan, ça empêche souvent la réflexion et la distance nécessaire qu’il faut avoir sur ces sujets, et certains lanceurs d’alerte, notamment très médiatisés, peuvent aussi avoir des agendas politiques personnels qui sont en opposition avec ce qu’on pourrait attendre d’eux. Ce qui n’empêche pas de vouloir les protéger contre tous types de représailles quand même !
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle
À côté de ça, il y a ces menaces qui visent Mikael Blomkvist, la presse qu’on veut museler. On a beaucoup parlé de liberté d’expression et de presse, ces derniers mois, vous en avez senti des conséquences ? Les journalistes comme Blomkvist sont-ils de plus en plus rares ?
Clairement, les journalistes n’ont jamais été aussi importants dans le bon fonctionnement d’une démocratie et jamais ils n’ont eu à faire face à autant de difficultés. Pression financière, précarité, concentration de médias aux mains de groupes industriels qui entendent définir leur orientation idéologique et politique à leur seul profit, la situation est loin d’être facile, mais oui, il existe toujours des journalistes qui font de l’excellent travail, et souvent risque leur vie pour cela.
En se plongeant dans les thématiques comme celles qui mènent ce « premier » tome, ne devenez-vous pas un peu plus parano et méfiant de tout ?
Non. Il y a une marge entre l’esprit critique et le complotisme. C’est même exactement les deux opposés. La réflexion et la recherche de l’information et les vérités révélées que constitue une propagande, d’où qu’elle vienne, ça n’a rien à voir du tout.
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle
On a pas mal reparlé de l’adaptation hollywoodienne de la saga, ces derniers jours. Qu’aviez-vous pensé de l’adaptation suédoise ? Et du film de David Fincher ? Que pensez-vous que la Bande dessinée peut amener sur une histoire comme Millenium par rapport au cinéma ? Plus généralement, quelle force à la BD par rapport au cinéma ?
Je trouve que l’adaptation suédoise est très fidèle aux romans d’origine, que la version de Fincher est très intéressante mais en revanche visuellement on n’y reconnait pas vraiment la Suède, ce qui n’est pas forcément un souci en soit. Ce que j’ai voulu faire en Bande Dessinée c’est justement une version fidèle à l’environnement suédois mais qui offre une vision nouvelle de cet univers, en l’actualisant, en abordant des aspects des romans que Stieg Larsson avait commencé à évoquer mais sans les développer, et à ancrer tous ces personnages dans notre réalité, celle de 2016.
La force de la BD par rapport au cinéma, c’est qu’en tant qu’auteur, on maîtrise beaucoup plus l’ensemble du processus créatif, sans avoir à se poser la question du budget. C’est une grande liberté.
©Ortega
Il y a par exemple des endroits où Lisbeth se rend dans la BD et qui ne sont pas ceux du roman, car entre le moment ou Stieg Larsson a écrit sa trilogie et mon adaptation, ces endroits avaient changé et ne correspondaient plus au personnage de Lisbeth Salander. Et il y a aussi des aspects de la ville qui sont plus actuels, et qui influent sur les personnages et le récit, Stockholm étant une ville qui a pas mal changé ces 15 dernières années, tout comme la société suédoise dans son ensemble d’ailleurs. Mon but était que ceux qui avaient lu les romans, vus les films et la série TV puisse lire la BD, retrouver l’univers et les personnages de « Millenium » tout en étant à nouveau étonnés, surpris, par ce qu’ils allaient y trouver.
Parallèlement à cette actu, vous êtes partout et dans tous les genres. La sf avec Warship Jolly Roger, le policier avec Infiltré, l’historique avec Kennedy, l’anticipation avec Drones, l’horreur en comics avec Sonar. Il est important pour vous de ne pas vous enfermer et de vous diversifier ? De belles collaborations, avec ces dessinateurs ?
Cela reflète simplement mes goûts de lecteur et de spectateur. Je lis, je regarde des œuvres dans tous les genres, dès lors où je rentre dans le récit, c’est tout ce qui compte. Et c’est comme ça que je fonctionne au niveau de mon écriture. Créer une histoire, un récit, que j’ai envie de lire et que je n’ai pas encore lu.
Écrire pour soi-même, et pas pour les autres, c’est, il me semble, la seule manière d’être sincère avec ce que l’on fait. Ensuite, il faut qu’on puisse être compréhensible par autrui, mais là, c’est plus une question de technique que de motivation.
Storyboard de Dominique Bertail
En moins de quinze ans de carrière, vous avez acquis une solide expérience. Comment concevez-vous le monde de la BD ? Fidèle à l’image que vous vous en faisiez ? A-t-il des défis à relever ?
Le monde de la BD permet encore une grande liberté de création, c’est certain. Ensuite, mais ça ne concerne pas que les auteurs de Bande Dessinée, se pose de plus en plus brutalement la question des revenus, de comment peut-on en vivre de manière décente. Il y a de plus en plus d’auteur-e-s de BD pauvres, qui vivent dans la misère, or, c’est une véritable activité professionnelle, sur laquelle repose une industrie et des dizaines de milliers d’emplois au niveau international.
Mais pour moi, la question est à poser plus généralement à l’ensemble de la société, pour tous les individus. Quel rapport entre revenu, travail, accès à des droits fondamentaux, logement, éducation, nourriture, santé, habillement, nourriture, sans lesquels un individu ne peut de toute façon pas prendre part à la vie collective ? Est-il vraiment nécessaire de les conditionner à un emploi à l’heure où le chômage de masse et la précarisation sont en constante augmentation, et ce depuis des décennies maintenant, alors que paradoxalement, de plus en plus de « richesses » sont produites ? Des questions qui devront trouver des réponses si on ne veut pas de lendemains qui déchantent vraiment !
Propos recueillis par Alexis Seny
Dans la frénésie de la rentrée littéraire et bédéphile, on trouve de tout, des vieux de la vieille, des auteurs accomplis mais aussi de jeunes loups qui ont l’audace de la jeunesse et qui entendent bien se faire leur place. À 27 ans, le Namurois vient de publier sa première bande dessinée chez Dargaud, entouré des scénaristes Renaud Garreta (qui vient de nous offrir un bien beau voyage dans la magie du Vendée Globes) et Laurent Granier. Inventant un nouveau « Tintin » en la personne de Yann Penn Koad, un jeune journaliste qui, un lendemain de veille et un jour d’indigestion à la rédaction, se retrouve propulsé dans l’Amérique des années 60, Gontran guette et traque les ombres des grands hommes des cinquante dernières années. À commencer par Malcolm X et Martin Luther King.
©Cécile Gabriel
Bonjour Gontran, d’où nous venez-vous?
De Namur, Jambes pour être plus précis. J’ai fait mes études secondaires à Félicien Rops en arts plastiques. S’en sont suivies trois années à étudier la bande dessinée à Saint-Luc. Après quoi, je me suis lancé. Avec un parcours classique, des premiers dossiers refusés. Mais, Dargaud s’était arrêté sur mon dessin. Ils le trouvaient intéressant. Dans l’attente d’un hypothétique projet, ils me recontacteraient en temps voulus.
Je me suis trouvé des petits boulots, tout en refaisant inlassablement des pages, en écrivant de nouveaux projets. Et deux ans après le refus de mes premiers projets, Dargaud m’a contacté, ils avaient une histoire pour moi et ils m’ont mis en contact avec Renaud Garreta et Laurent Granier. Reporter, c’est un projet qui ne se refuse pas, même pas un one-shot mais une série ! Et dans un genre dans lequel je me sens à l’aise, l’Histoire. J’ai fait deux pages d’essai et j’ai embarqué pour l’aventure chez Dargaud, un de mes trois éditeurs de prédilection.
Pour le reste, j’en ai toujours sous le coude, des projets que je scénarise, que je dessine. Notamment un qui prend lieu à l’époque de la prohibition.
©Garreta/Granier/Toussaint
Quelles sont tes références?
Je suis un grand lecteur de BD. J’adore le réalisme de Giraud, les Blueberry que je lisais à 12-13 ans, c’était du costaud. Mais j’aime aussi Hermann, Vance, Rosinski.
Mais plus jeunes, Les tuniques bleues m’ont marqué et m’ont donné envie de faire de la BD mais aussi de m’intéresser à cette période qu’est la guerre de sécession. J’ai dévoré toute la série et me suis amusé à recopier Lambil. Je réalisais des histoires, comme les pros, de 15-20 pages. Je les reliais de manière tout à fait artisanale. Et je créais une couverture, une quatrième de couverture avec une liste d’albums à paraître. Je dessinais mes propres personnages et inventais mes propres histoires mais j’étais totalement sous influence.
©Toussaint
Dans un monde parfait, il serait aussi facile que ça de faire de la BD. Pourtant, les temps actuels ne plaident pas forcément en faveur des auteurs?
C’est vrai. Avant, j’avais peur. Je me posais des questions en matière de contrat, de tarifs, j’avais des craintes. Mais que ça prenne un an ou quinze, il fallait que j’y aille, que je vive ma passion. Après, j’ai la chance de pouvoir sortir mon premier album, d’être payé à la planche et de pouvoir me consacrer à plein-temps à la BD. Je n’ai pas assez de recul et j’ai aussi lu que, ces derniers temps, certains auteurs ont tout simplement arrêté. Quelques-uns arrivent à gagner leur vie en faisant de la BD. Au stade auquel je suis, ce qui m’arrive est au-delà de mes espérances.
Venons-en à cette série. Reporter c’est une couverture (signée par Renaud Garreta) qui évoque de grands magazines, et un esprit journalistique.
C’est un concept. Un peu comme Tintin, jeune reporter qui voyage aux quatre coins du monde. Bien sûr, Reporter n’a pas l’aspect de Tintin, mais c’est dans la même veine. Laurent voulait un Tintin des temps modernes, un personnage qui puisse découvrir plein d’événements historiques.
©Garreta/Granier/Toussaint
Ainsi, on trouve des éléments véridiques comme Malcolm X ou Martin Luther King et bientôt le Che auxquels se mêlent la fiction.
Ce n’est pas plus mal qu’il y ait une part de fiction. Au début, j’avais peur que cette série ne soit juste qu’une exposition des faits, que ce soit purement de la Grande Histoire. Mais non pas que. On peut en effet se demander ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Et si les deux personnages qui font le lien entre les faits sont fictifs, et si l’un d’eux rencontre Malcolm X dans une rue sous la pluie de manière tout à fait inventée, qui dit que cela n’aurait pas pu se produire? Nous avons des témoignages, des récits, nous nous sommes arrangés pour faire arriver notre héros cinq minutes avant ou pendant les événements racontés. Ce qui n’a pas toujours été possible pour les reporters de l’époque. On navigue ainsi entre des faits réels, comme l’assassinat de cette militante blanche. Ce n’est pas le seul qui se soit passé à l’époque.
Nous avions de la documentation, nous n’avons pas triché. Le théâtre où Malcolm X se fait assassiner, je l’ai exactement représenté. Mais si parfois, une voiture ou un costume n’est pas hyper-juste, il m’importait que l’ambiance soit bel et bien présente, fidèle. Comme celle qu’en tant que dessinateur, j’ai pu découvrir.
©Garreta/Granier/Toussaint
Alors, ce n’est pas une bande dessinée qui se lit en quinze minutes, il y a autant à lire qu’à voir.
C’est vrai, c’est dense même si le format oblige à condenser. Cela dit, sur certaines planches, c’est plus contemplatif, j’ai pu m’exprimer plus avec moins de cases et moins de texte. C’est sur les scènes d’action que j’ai pu m’épanouir le plus.
Votre jeune héros, Yann Penn Koad, est aussi accompagné durant quelques planches d’un photographe un peu raciste sur les bords. Un duo pour simplifier la narration?
Oh, oui, quand j’ai du dessiner la scène où ce photographe, Roberto, doit rentrer en Europe, j’étais triste. J’adore son caractère. Fonctionner avec un duo apporte un rapport de force différent, c’est le cas avec Tintin et Haddock, Chesterfield et Blutch, Astérix et Obélix ou même Laurel et Hardy.
Yann, il est naïf, il n’a pas de recul. Et le départ de Roberto qui le laisse seul en Amérique va l’obliger à évoluer. Pour créer ces personnages, je dois avouer que j’ai fait peu de croquis ou de recherches. Ce n’est pas que ça m’ennuie, mais j’aime dessiner directement sur une planche quitte à affiner celle-ci ensuite.
©Toussaint
Le visage de Yann, vous le faites évoluer et lui mettez vite une « blessure de guerre ».
J’adore ça. Même dans un film, quand le héros s’appelle Batman et qu’il a des problèmes, on s’y identifie toujours un peu plus et on haït l’ennemi. Je pense qu’on vit un truc en plus, ça apporte un peu de sel.
Comment travaillez-vous?
À l’ancienne, c’est du tout à la main, à l’encre, à la plume et au pinceau. Je suis bluffé par certaines choses réalisées à la palette graphique. Mais qu’en reste-t-il après parution? Où sont les originaux? Ils ont une valeur personnelle et c’est même une source de revenu pour les auteurs. Moi, ce qui m’embête le plus, c’est ce manque de contact. Même si c’est parfois chiant, qu’une goutte d’encre vous oblige à découper une case et à recommencer, c’est un travail d’adaptation et de découverte de son propre outil.
Je travaille fixé dans le même endroit, avec les mêmes réflexes, parfois en mettant la radio.
C’est là qu’on se rend compte que c’est un métier de solitude, non?
La solitude ne me pose pas de problème. Je ne suis pas fait pour le métro-boulot-dodo. Bien sûr, je me lève le matin et je travaille tard le soir mais cette activité me donne une certaine liberté. Je ne suis pas fait pour travailler en atelier.Si je travaille toute la journée, je suis plus du soir, ma production est plus rapide.
©Garreta/Granier/Toussaint
Cela dit, le bouclage de ce premier album fut périlleux. Il a fallu que je mette tout en place. C’est autre chose que mon TFE et l’année dont j’avais disposé pour remettre un récit de dix planches!
De vous comme de Yann, vous parlez d’un manque de recul.
On met toujours des trucs à soi dans un personnage, dans son caractère, son physique. On se projette. C’est vrai que Yann et moi, nous vivons peut-être la même chose dans des univers différents.
Finalement, les événements que vous racontez, la lutte des afro-américains pour leurs droits et l’égalité, et qui prennent place dans les années 60 évoquent aussi ceux que nous vivons actuellement.
Aux États-Unis, la loi a changé… mais les mentalités, peut-être pas tant que ça quand on entend les discours que peut tenir un Trump. Puis, il y a cette peur de l’autre, les problèmes communautaires…
Bon, ce n’est ni la guerre de sécession, ni la prohibition, comment êtes-vous arrivés dans les années 60?
C’était le plus évident. Nous sommes pile cinquante ans après 1965n qui a vu l’émergence de personnalités dont les noms sont encore frais dans les mémoires. Puis, c’est une date qui permet d’avancer dans l’Histoire.
Et forcément, il y a des moments iconiques. Comme cette marche ralliant Selma à Montgomery. Obama a été le premier Président à la refaire.
Un grand moment de la création de cet album?
À vrai dire, l’événement incroyable, fut d’être contacté par Dargaud. Après, voir mon album en vitrine, dans les étalages, en librairie, ça m’a fait plaisir mais pas plus que ça. Je l’ai tellement vu cet album, je ne peux plus le voir, mes erreurs me sautent aux yeux. (Rires) Mais il y a deux ans, comment aurais-je pu penser que des gens viendraient à moi avec mon album pour une dédicace. D’ailleurs, pour tout dire, je me suis un peu entraîné pour les dédicaces.
Je n’ai donc pas à me plaindre. À part un gros succès, que demander de plus?
©Garreta/Granier/Toussaint
La suite, vous en serez aux manettes également?
Oui! C’est vrai que beaucoup d’éditeurs font des séries concept où des auteurs différents se relaient album après album. Ici, non, ce fut clair tout de suite qu’on garderait la même équipe. C’est une série chronologique, des personnages qui apparaissent dans ce premier tome reviendront. Avec la possibilité de voyager dans des pays partout dans le monde, et notamment l’Afrique, grande oublié de bien des séries. Il s’agit de bien choisir les thèmes, pour qu’ils ne soient pas trop évidents non plus. L’idée, c’est d’entrer dans l’Histoire par la petit porte. Bon, c’est vrai notre journaliste a beaucoup de chance, mais n’est-ce pas son boulot d’être toujours dans le coup?
La suite de l’histoire est en marche © Toussaint
Notre série permettra aussi d’explorer des registres différents. Pourquoi d’ailleurs ne pas évoquer la manière dont notre journaliste fait ses compte-rendus journalistiques ? Nous avons des idées pour cinq tomes et ils pourront se lire indépendamment. Ah oui, Yann et les personnages qui gravitent autour de lui… vieilliront.
Le deuxième tome?
Le scénario est presque fini et j’ai réalisé dix planches. Notre journaliste en herbe va se retrouver en 1967, en avril à Cuba puis en Bolivie. Il y suivra les derniers jours du Che. D’autres personnages historiques apparaîtront. Nous avons pris des contacts avec des journalistes qui étaient sur place au moment des faits. Dans ce tome, il y aura plus de grands espaces, de la nature, on y parlera un peu du Vietnam, des hippies.
Propos recueuillis par Alexis Seny
©BD-Best v3.5 / 2024 |