Billy se transforme en « cat », Dracula en chauve-souris et voilà qu’au tour de Lucas, celui-ci se transforme en… chien. Lucas, c’est le héros de Sentience, une trilogie audacieuse dont les deux premiers tomes sont sortis sous l’égide du jeune premier David Volpi, de Tyef et des Éditions Y.I.L. Une bande dessinée qui sous des allures aventureuses et science-fictionnelle, traite de ce qui est et sera sans nul doute l’une des grandes thématiques de ce siècle : notre rapport aux animaux et à leurs souffrances que ce soit pour les mener dans nos assiettes ou dans d’autres domaines. Nous en avons profité pour rencontrer ces deux auteurs pour une discussion passionnante et raisonnée, pas moralisatrice. Avec, en plus, une exclusivité, en fin d’article : les crayonnés des trois premières planches de l’ultime tome.
Tome 1 © Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Bonjour David, bonjour Tyef, vous vous révélez un peu plus (et votre talent avec) avec Sentience. Quel a été votre chemin jusqu’ici ?
David : Bonjour, pour ma part, ce tome 2 est plus abouti dans le sens où j’ai su tirer parti des « erreurs » du 1er tome. J’ai pris en compte les remarques des lecteurs et j’ai tenté de réaliser un tome plus en adéquation avec l’idée que je souhaite défendre à savoir la cause animale. A vrai dire, le succès du 1er tome a été très motivant et je ne voulais pas décevoir les lecteurs. Les premiers retours sur ce tome 2 sont positifs et me motivent d’autant plus pour l’écriture du 3ème et dernier tome.
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Tyef : Bonjour. Du point de vue purement graphique, le chemin a été celui du juste milieu : cela faisait déjà quelques années que je publiais des bandes dessinées, au dessin humoristique (La recherche d’emploi, Elysez-moi, Les clodos…) ou plus réaliste (Nô, La mémoire des siècles, etc…). Pour Sentience, il a fallu trouver le bon dosage entre ces deux tendances.
tyef-elysez-moi
D’où vient votre passion pour la BD ? Et l’envie d’en faire ?
David : Tout jeune, mes parents avaient l’habitude de me déposer au rayon BD des grandes surfaces, sans doute pour faire leurs courses tranquillement !
Tyef : Moi aussi, encore un point commun qu’on se découvre !
David : C’est comme ça que j’ai pu découvrir les classiques de la BD Franco-Belges avec les aventures de Tintin, Blake et Mortimer, le journal de Mickey, Spirou… Depuis, cette passion ne m’a plus jamais quitté et j’ai élargi mes lectures à d’autres univers comme les mangas, les comics…
Je n’aurai jamais pensé faire de la bande-dessinée jusqu’il y a 2 ans, quand je cherchais un moyen de sensibiliser à la cause animale. Et l’idée de faire ma 1ère BD m’est apparu comme une évidence !
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Tyef : Je suis amoureux de la bande dessinée comme moyen de création. J’en ai toujours lu, et dessiné depuis l’âge de dix ans… Par la suite, j’ai découvert que c’était un très bon moyen d’apprendre des choses, de réfléchir, d’évoluer… à condition de ne pas devenir barbant ! Encore une question de compromis, mais cette fois entre le divertissement et la réflexion, compromis assez bien trouvé dans les scénarii de David…
Des auteurs qui vous ont influencé/suscité votre vocation ?
David : Alors les inspirations sont nombreuses et souvent inconscientes. On retrouve ainsi un univers « comics », un lecteur a même comparé le héros de Sentience, Lucas, à Spiderman ! Après c’est le fruit d’un mélange de plus de 20 ans de lecture !
Mais je suis également passionné de cinéma, j’ai sans aucun doute été largement inspiré par l’univers de Spielberg, Zemeckis, Cameron… En termes de dessin, ma volonté était d’obtenir un trait proche de celui de Bruno Gazzotti, dessinateur de la série à succès Seuls ou encore SODA.
© Tome/Gazzotti chez Dupuis
Tyef : Ah, pour le lecteur qui a comparé Lucas à Spiderman, c’est peut-être aussi de ma faute, Spidey est juste mon héros de comics préféré. Vers la fin du tome 2, Lucas est dans une situation qui m’a fait immédiatement penser aux comics, et il en prend un peu les poses, fatalement…
Je pourrais citer des tas d’auteurs (et je ne serais pas bien original), mais restons sur le cas Gazzotti, dont j’admire vraiment le travail, ce fameux compromis réalisme/humour qui sied si bien à Sentience. Je m’en étais déjà inspiré pour « Elysez-moi » (publié par Bac@BD) au point que j’ai dessiné « un Soda » dans une foule (DAvid SOlomon, hein, pas l’autre de la télé…). Ça reste une inspiration, bien entendu, l’ambiance de « Sentience » est au final assez différente de celle de « Seuls »… Et une inspiration parmi d’autres.
Au niveau des couleurs, que nous voulions bien tranchées, nettes et flashy, participant bien à la narration, j’ai pas mal fouillé dans mes vieux « Lucky Luke ». Morris allait vraiment à l’essentiel, et les couleurs y participaient d’une belle manière !
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Avant de collaborer sur cette série, vous connaissiez-vous ?
David : Pas du tout ! J’ai passé une annonce sur un site spécialisé à la recherche d’un dessinateur professionnel et après plusieurs retours, le dessin de Tyef s’est largement démarqué des autres ! Et l’aventure commença…
Tyef : Et au fur et à mesure de notre collaboration, on se trouve plein de points communs !
David, si je ne m’abuse, c’est votre premier scénario. Il vous a fallu apprendre sur le tas ou aviez-vous un background suffisant que pur vous y attaquer ? Le sujet fort et éminemment contemporain soulevé par Sentience ne vous a-t-il pas laissé le choix de vous lancer ?
David : C’est en effet mon 1er scénario. J’ai appris sur le tas mais ma culture du 7eme et 9eme art ont été de véritables atouts. Il fallait que je me lance car je voulais à tout prix m’engager dans cette cause. Beaucoup de personnes cherchent à se sentir « utiles » et faire quelque chose de « bien » dans leur vie. J’ai mis le temps mais, pour moi, la cause animale en vaut largement la peine et s’inscrit dans une évolution et une élévation de l’Homme qui ne peut se faire selon moi qu’avec l’acceptation et la reconnaissance de la condition animale.
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Comment en avez-vous pris connaissance ? Quel fut le déclic ? Et vous, Tyef ?
David : J’ai toujours été révolté par ce que l’Homme peut infliger aux animaux comme le braconnage par exemple, mais je n’avais jamais pris conscience que cela me concernait directement le morceau de viande dans mon assiette. Je n’avais jamais vraiment fait le lien entre l’animal vivant et mon steak. Disons que les campagnes de communication et de marketing ont eu raison de moi pendant toutes ces années.
Le déclic fut une vidéo diffusée sur la toile qui m’a poussé à me renseigner sur mon alimentation à et m’informer sur la « fabrication » …
Tyef : Ma mère végétarienne m’a appris à respecter les animaux, directement quand on les voit et indirectement quand on mange… Ma grand-mère beaucoup plus traditionnelle dans sa cuisine m’a appris qu’on ne changeait pas aussi facilement les habitudes de millions de consommateurs…
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Cette révélation a-t-elle changé votre quotidien ? Quel était votre rapport aux animaux, avant ? Et après ?
David : J’ai totalement changé mon mode de consommation. Je contrôle tout dans la mesure du possible, je vérifie les étiquettes, j’essaie de privilégier les produits français, sans produit animaux, non-testés sur des animaux et qui respectent une certaine forme d’éthique. Vous l’avez compris, mon rapport aux animaux a totalement changé.
Tyef : J’ai toujours été coincé entre les deux tendances. Plutôt que de me fâcher avec tout le monde, je suis devenu assez tolérant. Mais, de mon côté, je ne cuisine plus de viande depuis belle lurette… Et je trouve très intéressant de montrer par la bande dessinée les dérives de notre mode d’alimentation trop carné… Merci David!
© Volpi/Tyef
Récemment, les vidéos de L214 ont bénéficié d’une « nouvelle notoriété », Aymeric Caron a sorti son «Antispéciste », Gilles Lartigot son « Eat », Pamela Anderson continue son combat, Rémi Gaillard a également réalisé un gros coup en sensibilisant à la cause des chiens des refuges. On avance ? Le sujet a-t-il été tabou pendant un long moment ? Quels sont vos « héros » dans ce combat ?
David : Je dois vous avouer que le sens de la répartie d’Aymeric Caron m’impressionne à chaque débat. J’aimerais en avoir autant ! À proprement parler, toute personne, association, blogueur… engagé dans cette cause est un héro du quotidien. Le travail des associations comme L214 est extrêmement important et donne une visibilité médiatique à cette cause qui touche d’office un plus grand nombre d’individus. Il arrivera un moment où l’excuse « je ne savais pas » ne sera plus recevable…
J’ai le sentiment qu’on avance, doucement certes, mais depuis plus de deux ans où je me suis engagé, il n’y a pas une semaine où le sujet n’est pas mentionné dans les médias (documentaire, JT, magazine…).
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Tyef : Moi aussi, j’ai l’impression d’être moins seul ces derniers temps. La technologie y est peut-être pour beaucoup. Si le fait que les abattoirs soient transférés dans des lieux confinés (cachés) a pu participer d’une plus grande consommation de viande, des caméras de plus en plus discrètes et des plateformes d’échange de vidéos montrent à nouveau au grand nombre ce qu’il en coûte de se nourrir d’animaux. Restent ceux qui, engoncés dans leurs traditions, ne veulent pas voir…
Avec le revers de la médaille, la cause animale n’est-elle parfois pas devenue un moyen de com’ ? (Je lisais cet article)
David : C’est sûr que les politiques s’empareraient de n’importe quoi pour gagner en notoriété. Mais globalement, je trouve cela positif, cela signifie que c’est un sujet prit en considération, qui revient sur le devant de la scène de manière récurrente et donne de la visibilité et de la légitimité à cette cause.
Tyef : Comme beaucoup de sujets en politique, il y a la com’ et les actes (les lois votées, appliquées, etc…). Pour faire la différence entre les deux, pas d’autre choix que s’en remettre (là encore) à l’intelligence des citoyens…
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Des lectures, des films à conseiller ?
David : La liste est trèèès longue ! Mais je vais vous conseiller mes coups de coeur.
En romans, il y a Dogsland de Tim Willock; Jonathan Livingston, le goéland de Richard Bach; Le sang des dauphins noirs d’Elena Sender et Abysses de Frank Schatzing.
En BD, Shangri-La de Matthieu Bablet; Sweet Tooth de Jeff Lemire; Des animaux et des bêtes de Bebb et Tatanka de Joël Callède, Gaël Séjourné et Jean Verney.
© Mathieu Bablet chez Ankama
Enfin, au cinéma, Powder de Victor Salva, White God de Kornél Mundruczó, White Dog de Samuel Fuller et The Plague dogs de Martin Rosen
Peut-on dire que ce sujet vous a « bouffé », que vous n’avez pas arrêté de vouloir en savoir plus ?
David : On peut le dire oui ! J’en ai passé des nuits blanches…parfois cauchemardesques suite au visionnage de certaines vidéos, parfois de réflexion quant au scénario…
Tyef : Je me souviens d’un cauchemar dans lequel on me demandait d’égorger des bébés chats pour les manger… Brrr !
D’ailleurs, ces deux tomes, sans faire trop sérieux, sont bien informés, non ? Tout est vérifié ? Aussi, vous n’hésitez pas à renvoyer vers certains sites et blogs, y compris au cœur de l’album. Avec notamment, ce moteur de recherche, Ecosia, que votre héros utilise et qui n’est pas anodin ?
David : En effet, je m’inspire de faits réels. C’est la base du récit à savoir l’expérimentation animale, le trafic d’animaux, l’élevage intensif… je me suis informé et sans vouloir être trop moralisateur, j’ai inséré des éléments de réflexion dans ces albums. L’idée étant de faire vivre une incroyable aventure au lecteur tout en l’informant et en amenant une réflexion. À la fin de chaque album, une note « en savoir plus » vient confirmer et compléter les thèmes abordés dans la BD avec mes sources et les liens vers des sites spécialisés.
ecosia
L’idée du moteur de recherche est de Tyef et je dois dire qu’il a eu une très bonne idée qui s’inscrit dans l’esprit de notre projet.
Tyef : Lucas est déjà un gamin qui chemine à vélo, a des posters écolos dans sa chambre, et respecte les animaux… Montrer qu’il utilise un moteur de recherche qui plante des arbres n’était qu’une manière de plus d’affirmer le personnage. Un personnage qui veut aller au-delà des habitudes de tout le monde (utiliser un des GAFA, « Google, Apple, Facebook, Amazon » sans y penser), qui sait que chacun de ses gestes implique des conséquences… Et puis c’est l’occasion de faire de la pub pour d’autres moteurs de recherche !
Vous envisagez chaque tome comme porteur d’un sujet ? Le premier, l’enlèvement de chiens ? Le deuxième, la condition des cochons ? Que nous réserve la suite ?
David : Exactement ! Et à chaque tome son association. Je reverse pour chacun 50% de mes droits d’auteur. L’Association Pro Anima pour le 1er, L214 pour le second et l’association végétarienne de France pour le dernier. Je viens d’ailleurs de reverser 500€ à Pro Anima 1 an après la sortie du 1er tome et je suis très fier d’aller au bout de mon engagement. J’espère en faire autant pour les prochains. Chaque asso est définie en fonction du thème abordé. Je précise que ce sont des thèmes de « fond » dans lequel se joue l’histoire principale. L’histoire se déroule en 3 tomes qui ne peuvent se lire indépendamment.
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Pour ce 3eme tome, j’ai peaufiné le scénario pendant pas mal de temps et il vous réserve de belles surprises et surtout toutes les réponses à vos questions : Qui est Doc ? Comment connait-il le père de Lucas ? D’où vient ce virus qui empêche toute reproduction chez les bovins ? Pourquoi Doc a-t-il incendié l’entreprise Sentience ? Qu’est-ce que l’Animal Project ? …
Tyef : J’ai l’impression que le troisième tome, en plus de donner une conclusion aux aventures des personnages, prend de la hauteur et montre des futurs possibles qui se décident aujourd’hui… Entre dérives de l’agro-alimentaire et questionnements animaux…
Au-delà des citations présentes en début d’albums, vous ne cachez ni ne gâchez les références. Une rue Moreau qui évoque Wells et l’ïle de son docteur, un tandem qui lorgne vers Marty McFly et le « Doc », n’est-ce pas ?
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
David : Je ne peux rien vous cacher ! J’aime bien placer quelques petites références et je rends également hommages au cinéma des années 80 consciemment (comme avec Doc) ou inconsciemment. Je m’en rends compte après coups avec le héros qui se déplace à vélo, les vilains au lycée… on retrouve pas mal de codes spécifiques au cinéma de Spielberg et Zemeckis qui se sont inconsciemment glissés dans l’univers de Sentience.
Après, c’est aussi une histoire de super-héros ? Avec, comme dans toute bonne histoire fantastique, un vacillement qui va métamorphoser le héros. Sauf qu’ici, les effets ne sont pas permanents… Un pied de nez aux comics ?
David : Les effets ne sont pas permanents car la formule est bien dosée…peut-être qu’ils pourraient l’être… À suivre dans le T3…
Aussi, la série s’apparente plus à de la science-fiction qu’à du fantastique. Et oui comme dis plus haut, les comics m’ont aussi largement inspiré.
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Tyef, ce n’est d’ailleurs pas la première fois que vous mettez en scène un « super-héros », avant Lucas, il y avait Hyper-Man et, plus récemment, Nô ? Vous êtes naturellement attiré par les comics et leurs héros ? Vous ne pouviez pas refuser l’histoire de David ?
Tyef : Mes premières BD montraient en effet des super héros. Je ne qualifierais pas « Nô » de super héros, il est une sorte de fusion entre l’esprit comics et l’esprit franco-belge, il a un pouvoir spécial, mais pour le reste se trouve assez démuni, incomplet, et au coeur d’une enquête policière qui met en scène un personnage féminin bien plus fort…
Nô © Nicolas Lebra/Tyef chez Atypiques Éditions
Pour Lucas, c’est aussi une histoire de mélange des genres… J’ai bien l’impression que je suis, mine de rien, en train de participer à une sorte de volonté de crédibilisation accrue des super héros en les incluant dans un monde plus crédible, plus réaliste…
Ils m’attirent, c’est évident : qui n’a jamais rêvé de super-pouvoirs ? Ils posent aussi malgré eux beaucoup de questions philosophiques sur notre monde (pour qui veut y réfléchir). Non seulement je ne pouvais pas refuser l’histoire de David, mais j’ai lutté pour participer à cette aventure !
Y’a-t-il eu des défis graphiques sur cet album ? Les animaux par exemple ? Et ce tigre féroce ?
Tyef : Effectivement, je dessine rarement des animaux de moi-même. Mais le plus difficile, je pense, c’est de faire le lien entre l’homme et l’animal. Dans le premier tome, Lucas vit plusieurs pages sous l’apparence d’un chien, le but était de montrer d’une manière crédible que Lucas est à la fois le garçon et le chien. Quand le chien marche, court, est surpris, paniqué, etc. le lecteur devait voir Lucas dans le chien, se souvenir qu’il s’agit du même garçon aperçu quinze pages plus tôt…
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
À propos du tigre, dans le deuxième tome, ce fut plus facile, car il n’y avait plus de surprise. Le lecteur a été préparé à la transformation plusieurs pages en amont, et grâce au tome 1 a accepté le phénomène. J’ai donc pu « lâcher mon dessin » et aller davantage vers le tigre, pour accentuer « l’effet féroce ». C’est l’avantage de travailler sur une série !
Aussi, vous suggérez souvent l’idée de vitesse. Une envie de ne pas considérer le dessin comme immobile ?
Tyef : … comme figé, même. Je me trouve souvent trop descriptif, trop appliqué. Je veux être lisible, certes, pour que le lecteur comprenne bien ce qu’il se passe, mais pas au détriment de l’émotion, qui peut parfois exiger de ne pas tout comprendre. Suggérer plutôt que montrer.
Au-delà de son engagement, cette BD a, dans ses prémisses, fait le pari de réunir une communauté. Ne fut-ce que dans son financement. Comment cela s’est-il passé ?
David : La partie la plus compliquée ! Réunir des fonds pour la financer. Je ne vous cache pas que « réclamer » de l’argent n’est pas chose aisée. C’est toujours délicat et il faut bien évidemment justifier et légitimer ce besoin.
Bien qu’éditée chez YIL EDITION, l’impression et la diffusion sont pris en charge par l’éditeur mais ce dernier ne propose pas encore d’avance sur droits. Autrement dit, les auteurs ne sont pas rémunérés pendant le processus de création. J’ai fait l’impasse sur ma propre rémunération mais il fallait bien rémunérer Tyef dont c’est le métier. Rappelons que la BD représente une année de travail…
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
J’ai donc puisé dans mes économies personnelles et lancé une campagne de financement participatif via la plateforme Ulule. Pendant plusieurs mois, il a fallu communiquer sur les réseaux, démarcher des associations…
J’ai procédé de même pour le 2ème tome et je vais retenter l’aventure, dès ce mois de février, avec le dernier …
Tyef : La démarche du « financement participatif » est bien différente de « l’édition traditionnelle ». Plutôt que se balader dans un rayon BD et voir ce que le monde de l’édition a préparé pour lui, le lecteur fait l’effort d’acheter un album un an avant de l’avoir entre les mains. En contrepartie, le choix des albums est beaucoup plus large, et des cadeaux spéciaux sont disponibles (dédicaces spéciales, cartes et tableaux, personnages secondaires inspirés de photos des contributeurs, etc…).
C’est une démarche différente pour le dessinateur aussi dans le sens où l’éditeur n’est pas le seul à attendre que les 46 pages soient dessinées. Savoir que des dizaines de lecteurs ont déjà acheté l’album et attendent impatiemment de le lire rajoute beaucoup de pression, mine de rien…
Une bonne solution le financement participatif ? Mais n’y en a-t-il pas de trop, actuellement ?
David : Je ne peux pas vous dire s’il y en a trop mais le principe du crowdfunding ouvre la porte à tous les porteurs de projets. Dès lors qu’un projet est bien développé, bien défendu et s’adresse aux « bonnes personnes », il a toutes les chances de se voir aboutir. Je trouve ça génial, une communauté qui se mobilise autour d’un projet auquel elle croit.
Pour Sentience, le crowdfunding s’inscrit dans l’esprit de notre projet. En effet, c’est un projet qui défend des valeurs fortes avec une dimension collaborative ET associative.
Tyef : « Un Blake et Mortimer acheté est un Tintin que je ne vendrai pas ! » Hergé.
Dès le début de la BD il y a eu cette impression qu’il ne fallait pas trop produire. Le nombre d’albums publiés chaque année a énormément augmenté depuis, et beaucoup d’auteurs parlent de surproduction (mais sont-ils prêts à ne pas publier eux-mêmes ?). Là-dessus, se rajoutent les BD gratuites sur internet (blog, publications numériques gratuites) et le financement participatif…
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Évidemment, plus y a de projets, moins chaque projet a individuellement de chances d’être financé (les budgets des lecteurs n’étant pas extensible à l’infini). Du coup, certains porteurs de projets, comme ces auteurs de BD, comme Hergé au départ, voudraient limiter l’offre…
Ça se passe dans d’autres professions (les chauffeurs de taxi avec les licences (avant Uber), les médecins avec le numerus clausus, etc…). C’est frustrant pour ceux qui voudraient faire ces métiers et restent en dehors, mais ça donne une sécurité à ceux qui l’exercent… C’est un choix de société qui en plus fait intervenir un élément de taille : la précarité des auteurs. Vaste sujet.
Un mot sur YIL ?
David : Plusieurs même ! YIL est la maison d’édition idéale pour notre projet dont le fonctionnement et la philosophie sont en parfaite adéquation avec notre concept. Elle représente une forme de BD libre et a permis à notre projet d’exister. C’est une maison d’édition « à compte d’éditeur » fédératif. Elle assure l’édition, l’impression et la distribution des livres papier et numérique. La diffusion étant partagée avec le réseau d’auteurs édités, c’est le pourquoi du mot fédératif et ce qui fait la particularité de YIL.
Elle a été créée pour contourner les difficultés que peut rencontrer aujourd’hui un projet professionnel, semi professionnel, ou amateur à exister sous la forme d’un livre papier ou numérique. La principale difficulté que rencontre un éditeur est la prise de risque financier lorsqu’il veut éditer un projet. Les quantités imprimées donc les coûts d’impressions dictés par des nécessités de diffusion/distributions classiques sont assez importants et la moindre erreur (surtout au début) ne pardonne pas…
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
C’est pourquoi YIL a choisi d’internaliser l’outil d’impression. Imprimer ses albums soi-même est en partie une solution à ce problème : les livres peuvent être produits en toute petites séries et, donc, permettre à un projet d’exister en livre quel que soit sa notoriété présumée et sans risque financier majeur. La contrepartie de ce beau procédé est bien sûr une rentabilité à court terme beaucoup moins bonne que dans l’industrie. Mais YIL croit plus en la vertu, et la rentabilité n’est pas forcement ce qui est le plus important dans un monde en plein crash économique.
Tyef : D’un point de vue graphique, c’est la première fois que je considère mes albums comme devant être imprimés en numérique… ça change un peu de l’impression BD traditionnelle (encore que j’ai l’impression que le lecteur moyen soit assez insensible à ces différences).
À moyen terme, les petits tirages répétés en cas de succès (ce qui nous arrive avec Sentience) pourraient poser la question de faire évoluer les albums entre chaque tirage. Un peu comme Hergé (encore lui) qui nous a offert différentes versions de chaque album de Tintin. Ce qui était réservé au maître du 9ème art est désormais accessible au plus modeste des auteurs, c’est un peu vertigineux…
© Volpi/Tyef chez Y.I.L. Éditions
Sentience est prévu comme une trilogie. Dans un premier temps ? Ou un deuxième cycle est-il possible ?
David : Ce sera une trilogie ! L’imagination des lecteurs fera le reste.
Quelle a été la réaction du public ? Quel est-il ? Des lecteurs de BD, des défenseurs de la cause animale, un public tout horizon ? Des réfractaires, aussi ?
David : La campagne de crowdfunding nous a permis dans un premier temps de « prendre la température » du projet. Suite à son succès, nous avons vite compris le réel engouement suscité et l’attente du public pour ce projet.
Pour le 1er tome, les réactions ont été très bonnes, la principale critique étant le format trop court de l’album… Toutefois, Tyef et moi avons redoublé d’effort pour le 2eme opus pour répondre aux exigences des lecteurs. Un dessin plus travaillé, un scénario plus abouti…ce 2ème tome suscite encore plus d’enthousiasme. Je dois avouer que cela me procure beaucoup de fierté mais également énormément de pression pour le dernier tome…
Recherches de personnages pour le tome 3 © Tyef
Concernant le public, je ne vous cache pas que les défenseurs de la cause animale représentent la majorité de nos lecteurs. Toutefois, des amateurs de BDs rencontrés lors de salons/festivals, par exemple, se laissent volontiers emporter par l’histoire, et par la cause qu’elle défend. Aucun réfractaire pour le moment ne s’est manifesté !
Tyef : C’est l’album le plus « grand public » que j’ai dessiné ! Des jeunes attirés par l’histoire et le dessin accessible, les ambiances colorées et l’histoire attrayante… C’est aussi un album que les parents achètent avec plaisir pour eux ou pour l’offrir à leurs enfants, ou faire un acte militant ! Mon plaisir personnel, c’est voir ceux qui m’avouaient « ne pas être trop BD » le lire avec plaisir.
Au-delà de Sentience, quelle est la suite pour vous ? D’autres projets ?
David : Maintenant que j’ai mis un pied dans le milieu de la bande-dessinée, difficile d’en sortir ! J’ai un autre projet en effet autour de la corrida cette fois-ci et toujours dans l’esprit associatif. Tyef s’est montré très enthousiaste au vu des prémices du scénario …
Tyef : J’aurai toujours trop de projets pour les réaliser en une seule vie ! Donc je retourne bosser !
Propos recueuillis par Alexis Seny
©BD-Best v3.5 / 2024 |