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Alain Dodier revient à Bergues avec son détective de héros : « Jérôme K. Jérôme Bloche, je suis le premier à ne pas savoir ce qu’il a dans la tête »

Institution du monde détective DIY, Jérôme K Jérôme Bloche a beau cavaler sur son Solex aux quatre coins de la ville et de la France, il n’est jamais essoufflé. En selle pour sa 26ème aventure, le Nordiste qui se rêve en Humphrey Bogart revient au pays, à Bergues, de manière plus dramatique que le cas de ce facteur du Sud muter din ch’Nord. Boon et Dodier ne jouent pas la même scène et c’est tant mieux. Même si le papa de Jérôme n’est jamais le dernier pour faire des blagues à ses héros, cette fois, une gamine a disparu. Et cela semble sérieux, aussi sérieux que ce couteau qui, planté dans son arbre depuis des années, attend le retour de son propriétaire. C’est à Bruxelles, dans la Galerie Champaka qui le met à l’honneur jusqu’au 3 décembre, que nous avons rencontré le lumineux et sympathique Alain Dodier. (Photo de couverture de Chloé Vollmer)


Bonjour Alain, vous n’aviez pas attendu Dany Boon et sa bande pour nous faire découvrir Bergues, dans le troisième tome de la série, mais vous y revenez pour ce tome 26. Comment avez-vous retrouvé le chemin ?

C’est l’histoire qui m’a attirée. J’avais dans mes carnets cette idée selon laquelle un père ferait porter à son fils la culpabilité de quelque chose dont il est responsable. Le tout était d’introduire Jérôme dans cette enquête, ce tissu social. Jérôme, c’est toujours le problème !

Je pensais au Nord, plutôt Dunkerque, je voulais la mer. Mais je n’y suis pas arrivé. Alors l’oncle de Jérôme, dans un souci de bien se faire voir par son patron, a appelé celui-ci à l’aide pour une fugue un peu banale dans un univers froid, à Bergues.

 

 

 

 

Couverture du tirage de tête

 

Mais très vite, le trouble est semé, les hommes et les femmes s’opposent dans la recherche de la vérité.

Disons que les hommes ne sont pas à leur meilleur, cette fois-ci. Ce sont les femmes qui voient juste, elles ont l’intuition, sont moins sensibles aux artifices, aux conventions sociales. Elles (ré)agissent.

Et Jérôme qui n’est peut-être pas payé par le bon camp, du coup.

Jérôme, je suis le premier à ne pas savoir ce qu’il a dans la tête. Passif et intuitif, il est le bouchon dans le courant. Cela dit, il doit bien avoir un talent… c’est quand même lui, le héros.

 

 

 

 

© Dodier

 

Avec une envie de le guider avec un nouveau regard sur Bergues, dans des coins que vos albums n’avaient pas encore visité ?

Je suis quelqu’un de casanier, attaché à ma terre. Avant de courir le monde, je trouve ça pas mal de faire le tour du quartier. Plusieurs fois. On n’est jamais déçu et on découvre toujours quelque chose. Je m’intéresse aux gens, peux rentrer chez eux, je connais cette vie. À l’autre bout du monde, le spectacle est à l’extérieur, on ne peut pas rentrer aussi facilement chez les gens.

Avant tout, j’imagine l’histoire, après quoi je cherche les lieux qui vont la servir et, qui sait, influer un peu. C’est un ping pong, avec la facilité que je n’habite pas très loin de Bergues. Mais un lieu n’a en tout cas jamais apporté une histoire.

 

 

 

 

© Dodier

 

Mais il y a des lieux dans lesquels vous prenez votre temps, balayant les phylactères (et dieu sait qu’il y en a dans cet album) pour faire le plein d’ambiance. Comme lors de ce déplacement de Jérôme sur son éternel Solex.

Oui, j’aime prendre mon temps mais, en même temps, dans cette planche, rien n’est gratuit. On tourne à l’Usine pour arriver au château qui est juste derrière. Ce chemin, je le connais bien, je l’ai fait, il existe… enfin, sauf la première case où là, si Jérôme suit cette direction, il parle dans la direction opposée. L’album vient de sortir mais certains lecteurs avertis m’ont déjà fait la remarque (il rit).

 

 

 

 

© Dodier

 

On aura qu’à dire que dans ses rêveries, Jérôme s’est trompé. Ce ne serait pas la première fois.

C’est vrai ! Dans ces moments-là, j’ai l’impression qu’il réfléchit. C’est la voie de l’air, un peu d’aïkido. J’aime bien faire ça, six cases qui respirent. Je ne faisais pas ça avant quand les albums étaient limités à 44 planches. Mais, cela dit, il faut être utile. Je n’aurais pas le courage de dessiner quelque chose qui serait inutile.

Autre planche, autre ambiance et une surprise. Lorsqu’ils sont appelés en pleine nuit, Jérôme saute dans ses habits… ou plutôt ceux de Babette.

 

 

 

 

© Dodier

 

C’était tellement inattendu que ce n’était pas dans le scénario. Au moment de la créer, je me suis dit : « Mais il n’y a rien dans cette planche ». Je ne pouvais résolument pas laisser cette succession de cases en l’état. Alors, en utilisant cette chambre noir, la lumière chichement répandue par le lampadaire et les vêtements jetés pêle-mêle, j’ai amené le dynamisme à cette planche nocturne.

Le fait de placer cette histoire en hiver est d’ailleurs, bien utile.

C’est la marque du polar. L’hiver, quand le soleil se couche et tire l’histoire vers la nuit, le noir. Un noir qui se justifie. Puis, je ne suis pas Milton Caniff, non plus. Mais cela dit, quand arrive l’ombre, j’aime faire quelque chose d’opaque, d’entier. Je suis hostile aux hachures.


Cet album, c’est aussi l’occasion d’une exposition chez Champaka à Bruxelles, l’occasion de voir que votre trait a changé.

Oui, j’en suis arrivé à synthétiser mon trait qui était plus baroque avant. J’utilisais des cache-misères, j’ai gagné en maîtrise.

Mais toujours avec des collages. On voit le travail, sur vos planches !

J’utilise un papier que j’aime beaucoup car il n’est pas totalement blanc… mais avec un inconvénient : il ne se gratte pas. Et comme j’ai beaucoup de repentir, je colle, coupe et découpe.

 

 

 

 

© Dodier

 

Cela fait 34 ans que j’anime Jérôme K. Jérôme Bloche, j’ai toujours autant de mal à avoir une idée, je laisse les personnages m’échapper aussi. Il y a beaucoup de combinaisons possibles, beaucoup de non-abouties aussi.

Une combinaison qui marche aussi, c’est ce flash-back qui ramène Jérôme en enfance.

À la seule exaction qu’il ait pu commettre un jour. Un vol de couteau. À son meilleur ami, en plus. Peut-être est-ce ça qui est à l’origine de sa vocation ? Oui, il a dû s’en vouloir. Cette idée, elle était en jachère dans un de mes carnets, attendant le bon moment pour être intégrée. Attention, pas au chausse-pied mais si, en plus, elle peut rentrer parfaitement et éclairer l’album, cela tient du miracle.

 

 

 

 

© Dodier pour Spirou

 

 

 

 

© Dodier

 

Éclairer comme le fait cette couverture sur laquelle Jérôme se mesure à un arbre impressionnant. Encore une fois, il est tout petit parmi les Éléments.

Ah oui, c’est pas mal, ça, comme interprétation. Une couverture, ça ne vient pas toujours tout seul. J’ai pris mon titre, Le couteau dans l’arbre, certains cherchaient le double-sens alors que ça ne veut dire que ce que ça veut dire. Il n’y a pas de sens caché. Et j’ai voulu utiliser la couverture pour le dire. Dessiner un tronc d’arbre et mettre Jérôme sur la pointe des pieds. Sa petite manche se relève, il essaie d’attraper le couteau et là on voit l’immensité du problème.

La suite ?

Contre-façon…s ? Je me demande encore si je dois mettre un « s » ou pas. Mme la Baronne fait appel à Jérôme. Une vidéo lui a été envoyée : son fils est ligoté sur une chaise et une rançon est demandée contre sa libération. Et quelqu’un en hors-champ qui utilise des grands cartons pour ne pas parler. Mme la Baronne/ 100 000 € / Demain Soir / Sinon… / PAN ! et on voit un revolver braqué sur l’otage. Jérôme voit ça et lâche : « oh, c’est original comme demande de rançon » avant d’être rappelé à l’ordre et de se dire que c’est quand même du sérieux.

Du sérieux qui nous fait dire qu’on sera encore de la partie pour ce tome 27. En attendant, vos planches originales, les nouvelles mais aussi les anciennes (une planche sélectionné pour chaque album) sont à découvrir à la Galerie Champaka de Bruxelles.

 

 

Série : Jérôme K. Jérôme Bloche

Tome : 26 – Le couteau dans l’arbre

Scénario et dessin : Alain Dodier

Couleurs : Cerise

Genre : Polar

Éditeur : Dupuis

Nbre de pages : 60

Prix : 12€



Publié le 24/11/2017.


Source : Bd-best


Halim derrière sa Petite Maman : « Je n’ai pas pu, ni voulu, « détourner les yeux » car les enfants, eux, ne peuvent pas se détourner de l’enfer dont ils souffrent »

Ça claque, ça fracasse, ça casse aussi la mécanique de notre coeur de beurre, ça fait mal mais à la fin, ça fait aussi du bien. Parmi les albums qui restent accrochés à votre rétine très longtemps, Petite Maman de Halim tient une place de choix, de poids et de choc. Car raconter aussi près, aussi justement, aussi crûment la violence et de maltraitance intra-familiales si horrible à s’acharner sur des têtes blondes qui n’ont rien demandé, cela n’avait rien d’évident. Brisant le mur du silence, ne cherchant pas de grand méchant mais se plaçant du côté des enfants, Halim réussit la mission en choquant et en amenant la discussion et la réflexion. Nous l’avons rencontré et ses réponses ne nous ont pas déçus.

 

 

 

 

 

 

 

© Halim chez Dargaud

 

Bonjour Halim. « Petite maman » comme titre, c’est doux, non ? Ça ne prépare pas à une telle dureté. Ce titre est-il arrivé comme une évidence ou avez-vous mis du temps à le trouver ? Pourquoi, ce titre, si simple et si évident à la lecture de votre album ?

En effet, c’est très doux comme titre ! Je comprends que cela puisse dérouter vu le contenu et la dureté de l’album. En fait, « Petite Maman », dans mon esprit c’est d’abord son héroïne, Brenda. Elle en est le fil rouge, le rayon de soleil, et on voit cette histoire à travers ses yeux à elle. Du coup, je ne me voyais pas utiliser un titre dur ou triste, qui ne porterait pas, en lui, ce regard d’enfant sensible et particulier sur les choses.

Ce titre s’est donc imposé à moi dès le début. Cela arrive quelques fois d’avoir le bon titre dès le départ. Ça m’est arrivé aussi avec mon 1er album, « Arabico ».

 

 

 

 

© Halim

 

Après Arabico, Brenda, un autre enfant. C’est du côté des enfants plus que du côté des grands que vous vous sentez à votre place ?

Bonne question ! Je ne saurai malheureusement pas y répondre clairement. Ou alors disons, que je me sens à ma place auprès des adultes qui sont redevenus les enfants qu’ils étaient.

Tour à tour, j’ai été cet enfant qui n’aimait rien de mieux que la liberté. Puis, en grandissant, je suis devenu cet adulte ne recherchant rien de mieux que la sécurité. Et maintenant, je vis entre ces deux extrémités. Je suis une sorte d’adulte-enfant qui aime juste vivre. Un peu comme le dit Michel Onfray à propos d’Henry David Thoreau : « L’Enfant qu’il fut, a bien été le père, de l’homme qu’il est à présent ».

 

 

 

 

© Halim

 

Votre tour de force, c’est de faire dans l’émotion en évacuant pourtant le pathos, ce que beaucoup d’œuvres peinent à faire.

C’est gentil, ça me fait extrêmement plaisir que vous ayez été sensible à cette exigence-là. Car oui c’était bien une volonté de ma part. Je suis trop souvent frustré en tant que lecteur, de voir des personnages en deux dimensions, comme si nous étions tous binaires, ou « facile à lire ». Or, on ne l’est pas. Même se lire, se comprendre soi-même est une sacrée gageure. Qui peut même prendre toute une vie !

Au-delà de la volonté, ce traitement s’est imposé de manière plutôt intuitive ?

Oui, je fonctionne intuitivement quand j’écris. Les personnages se mettent en place naturellement avec toute leur complexité et leur part d’ombre et de lumière. Concrètement, je les fais réagir, non pas en me demandant ce que je ferai à leur place, ou ce que je voudrais qu’il fasse ou qu’ils ressentent. Mais plutôt « Que peut-on ressentir dans un cas pareil ? ». Je reste en permanence fixé sur l’histoire. Le récit.

 

 

 

 

© Halim chez Dargaud

 

Et justement, que ce soit en BD, au cinéma ou ailleurs, la propension à sortir les violons, à faire dans le larmoyant quitte à passer à côté de son sujet, ça vous énerve ?

Au risque de vous décevoir, au cinéma, j’aime beaucoup les violons. Mais seulement si c’est justifié. Et trop souvent ça ne l’est pas, parce que le récit d’un film ou d’une œuvre est faible. Pour ce qui est des violons, prenons l’exemple de la peur dans les films d’épouvante. La peur étant une émotion, on pourrait penser que trop de peur dans tel film équivaut à sortir les violons. Comme avec les larmes pour un drame, ou le rire pour une comédie. Or, plus un film nous fait peur plus il est réussi, de même que l’on se souvient beaucoup mieux d’un film où on a ri du début à la fin. Bref, là on aime sans compter. On est « plongé » dans l’histoire.

 

 

 

 

© Halim chez Dargaud

 

Rien ne me met vraiment en colère, mais ce qui me déprime, totalement en revanche la quasi-absence de bons scénarios. De bonnes histoires. Alors que c’est la clé de voûte de toute œuvre. Quand on demande à John Lasseter la recette des succès de Pixar, il répond toujours la même chose : « L’histoire ! L’histoire ! L’histoire ! ». Pour David Fincher; par exemple, c’est l’émotion. Parce qu’au fond, tout est affaire de storytelling.

 

 

 

 

© Halim

 

Pas de pathos mais pas non plus de manichéisme. Vos personnages sont moins maîtres d’eux qu’il n’y parait. Ne se débattent-ils pas ? Ne sont-ils pas responsables de leurs gestes mais pas aussi conscients que ça ? Même Vincent, le tyran de cette histoire, a un autre visage, plus doux. Lui pardonneriez-vous ?

Encore merci, vos compliments me touchent sincèrement. D’autant que je prends vraiment soin d’écrire des histoires humaines avec toutes leurs nuances, cette bienveillance me tient très à cœur.

Et donc oui, j’espère ne jamais avoir à écrire une histoire manichéenne, où la vie et les épreuves ne modifient pas les personnages. Ils se débattent tous, je crois que c’est le meilleur reflet qu’on puisse offrir à des lecteurs. Parce que nous cherchons tous à vivre et à faire de notre mieux. Même lorsque nous échouons à être qui nous voudrions. Je pense qu’il n’y a que des souffrances, et que la méchanceté gratuite (naturelle donc), ça n’existe pas. Même si ça fait de bonnes histoires.

 

 

 

 

Vincent, calme… © Halim chez Dargaud

 

Par ailleurs, le monde ne manque pas de juges, surtout depuis l’avènement d’internet, des commentaires anonymes, des règlements de comptes sur place publique. Tout cela n’encourage qu’à résumer des faits complexes, à étiqueter les gens et à distribuer des bons et des mauvais points. Désigner les bons des mauvais citoyens. Nous perdons un temps et une énergie folle dans cette « guerre de tous contre tous », et cela nous divise malheureusement. On ne s’attaque plus à des problèmes (qui nous concernent pourtant tous) mais à des personnes censées incarner à elles seules les maux de la société.

C’est aussi contre cela que j’écris des histoires intimes. Une façon de dire que l’on est tous pareils. Peu importe derrière quelle idéologie on se cache. Nous sommes faits du même bois, et éprouvons les mêmes (re)sentiments. Nous pouvons donc tout comprendre, même la méchanceté de Vincent.

 

 

 

 

… trois cases plus tard © Halim chez Dargaud

 

Avant de réellement entrer dans l’enfer quotidien de Brenda, vous relatez un autre enfer : cette expérience de Frédéric II, horrible. Ça aurait pu venir comme un cheveu dans la soupe, mais pas du tout. Vous teniez à intégrer cette expérience ? Pourquoi ?

Cette anecdote n’était pas un hasard. Je m’en serai beaucoup voulu sinon… Au-delà du fait que cette expérience soit incroyable en elle-même, et même insupportable à imaginer ; je tenais à l’intégrer pour prévenir le lecteur en quelque sorte. Pour lui dire qu’on allait parler d’interactions humaines ; et de la plus important d’entre elle : l’amour.

 

 

 

 

© Halim chez Dargaud

 

Ainsi vers la fin de l’album, on se rend compte que le langage inné recherché par Frédéric II chez les nourrissons, c’était l’amour. Et l’héroïne, Brenda, se raccroche à sa vie grâce à l’amour inconditionnel qu’elle éprouve pour sa mère. Elle aime sa mère comme s’il s’agissait de sa propre fille, et c’est pour cela qu’elle la protège quoiqu’il arrive. Stéphanie est une adulte, construite par ses échecs, ses doutes et ses blessures. Les enfants n’ont pas encore les névroses que nous avons, et je crois que c’est pour cela qu’ils n’abandonnent pas facilement. Qu’ils sont si forts…

Je crois que nous le sommes tous d’ailleurs, mais nous avons beaucoup perdu en chemin, un peu de notre capacité à rêver, je crois.

 

 

 

 

© Halim

 

Vous remerciez Loisel de vous avoir encouragé à trouver votre style.  Un style, c’est difficile à trouver ? Comment définiriez-vous le vôtre ? Vous l’avez fait évoluer pour vous attaquer à Petite Maman ? Quel apport a eu ce géant de la BD qu’est Loisel ?

Ho que oui, un style est difficile à trouver. Qu’il soit narratif ou graphique d’ailleurs. C’est surtout long. Très long. Ça prend des années, et c’est grâce aux années, au chemin qu’on prend, que l’on arrive, je ne sais trop par quelle magie, à arriver là où on voulait. Là où on s’était imaginer arriver, sans trop savoir comment. Exactement comme un scientifique qui aurait une vision (la relativité pour Einstein, etc.) et qui devait ensuite la prouver, la mettre au monde, la faire exister.

Par exemple, l’application en philosophie politique de la formule de Fibbonacci (théorie mathématique sur la suite d’entiers) illustre bien que nous atteignons toujours nos buts. Par l’intermède de suite non pas d’entiers, mais d’échecs et d’erreurs auto-correctrices, on parvient au but. Toujours ! En gros, l’échec est la voie royale vers la réalisation de nos idées ou de nos rêves.

 

 

 

 

© Halim

 

Quant à Régis Loisel, je ne le remercierai jamais assez. Il m’a apporté énormément. Artistiquement mais aussi humainement. C’est l’un des hommes les plus inspirants du monde, à tout point de vue. Je l’ai rencontré à Montréal et j’ai investi son atelier quelques temps, un vrai rêve. Je tâtonnais dans mon désir de faire de la BD, et Régis m’a soutenu indirectement. Notamment, en me disant que j’étais fait pour ça. Que j’allais faire de grandes choses. L’entendre de la part d’un géant comme lui, c’était un bonheur indescriptible, imposant, redoutable de pression… mais un bonheur inestimable.

Après concernant l’apport artistique, il m’a toujours dit de faire sortir ce que j’avais dans le cœur. Je n’ai jamais cherché à m’inspirer de son travail. Mais à travailler sur moi. Comme il me l’intimait. Et il avait raison.

 

 

 

 

© Halim

 

Comment faites-vous pour secouer à ce point les cases ?

Ça, je n’en sais rien non plus ! Je peux vous dire comment je m’y prends en revanche. Je trouve cet agencement sur un brouillon assez nerveux, et instinctif. Je rentre littéralement dans l’émotion, comme en transe. L’action et les gestes des personnages, le fait qu’ils sortent d’eux, font que j’ai eu ce besoin impératif de secouer les cases.  De « faire exploser le cadre ». De faire plier le support sous les pics d’émotions des personnages (et du lecteur du coup), ainsi du récit. Voir si cela ne nuisait pas à l’histoire. Et je l’ai gardé, en voyant que cela fonctionnait. Je tâtonne, j’échoue souvent, et je parviens à ce qui me trottait en tête, tout doucement.

 

 

 

 

© Halim

 

Cette histoire viscérale, pas anodine mais pas rare non plus, malheureusement, qu’est-ce qui vous l’a inspirée ?

C’est un ensemble de choses. Tout d’abord, le fait que j’ai grandi dans une banlieue populaire et pauvre. J’étais donc aux premières loges de la ghettoïsation socio-économique et de la précarité quotidienne terrible qui s’abat sur les gens qui y vivent. Ça se traduisait par des tas de souffrances d’adultes qui n’avait pas le temps, ni la sérénité ni la force, de ressembler à cette image inhumaine des « merveilleux parents » que la télé leur crachait au visage… Le mal-être et la misère ont tout brisé : les individus, et les liens familiaux en premier lieu. Il s’attaque à nos cœurs et à nos âmes. Et ce sont les femmes et les enfants qui sont au bout de cette oppression systémique. Donc voilà, je suis en quelque sorte, suffisamment habitué au malheur et aux mécanismes d’échecs et de répression pour en parler. Ça m’est malheureusement très familier, limite banal.

 

 

 

 

© Halim

 

Ensuite, il y a ces vagues d’infanticides qui ont défrayé la chronique encore très récemment. Des affaires sordides qui me faisaient froid dans le dos. D’autant plus lorsque l’on est parent soi-même, c’est insupportable à concevoir que l’on ne fasse pas tout pour prévenir ces drames, et juguler la souffrance humaine. L’État, au contraire, coupe les budgets, précarise et réprime les liens et acquis sociaux, tout en judiciarisant à outrance tout ce qu’il touche. C’est dans la ligne logique d’une gestion punitive et carcérale d’état, qui a choisi de mettre le profit et les intérêts privés immédiats des actionnaires au centre de ses priorités. Loin, très très loin devant l’humain… Notre société déresponsabilise tout, et les êtres humains qui la composent continuent d’oublier à quel point ils sont humains. Jusqu’à en perdre le pouvoir qu’ils ont sur leur propre vie. C’est le même processus que l’esclavage, la colonisation, le racisme ou le sexisme. Lorsque l’on est dépossédé de soi-même, ça s’appelle de l’aliénation. C’est la source de toute violence. La racine du mal.

Et tous les personnages de mon albums sont aliénés de cette façon-là, ils sont dépossédés de ce qu’ils sont. Et agissent donc « inconsciemment » comme on dit…

 

 

 

 

© Halim chez Dargaud

 

Quand on est auteur face à une telle violence, est-ce que quelque part on ne veut pas tout faire pour l’arrêter ? Faut-il du coup s’interdire la facilité ? Se mettre dans la peau de cette jeune ado ?

S’interdire la facilité, pas jusque-là non, je pense que ce serait contre-productif. En création, il ne faut absolument rien s’interdire. Surtout pas la facilité. C’est elle qui permet ce que les neuroscientifiques nomment « l’absorption cognitive ». C’est-à-dire, le fait de se concentrer, de se connecter au travail que l’on est en train de faire. Ce n’est pas l’effort qui permet tout cela. L’effort c’est de la souffrance. Or, la création ne nait pas de la souffrance ou de l’effort ; mais de la facilité et du plaisir. Sinon, on ne met que des tensions sur ses pages, dans son art, ou dans sa vie. Et cela se ressent, chez un lecteur ou un interlocuteur. Car une histoire, un dessin ou une parole contient de la vie. Des signaux électriques comme le souffle ou l’énergie, qui permettent de communiquer de l’émotion.

 

 

 

 

recherches de couverture © Halim

 

Je crois qu’il faut donc « vivre » sincèrement, simplement, et facilement ce que l’on raconte. Lâcher prise en quelque sorte, prendre du recul et viser juste. C’est comme cela que je peux ressentir au mieux que cela fait qu’être à la place de Brenda par exemple. Et puis, c’est plus facile que de faire l’autruche ou de prendre de la hauteur sur un sujet que l’on serait, par conséquent, tenté de juger et de prendre de haut.

Au-delà de mes doutes et de mes peurs personnelles, j’essaie de ne jamais perdre de vue que je ne fais qu’un album. Mais que par contre, je me dois absolument y croire et le vivre corps et âme. Parce que lui, l’album, il se lira comme le nez au milieu de la figure.

 

 

 

 

recherches de couverture © Halim

 

Au fond, vous ouvrez les murs de l’intimité d’une famille. Comment avez-vous documenté tout ça ? Comment l’avez-vous représentée, au plus près des corps, des coups de sang et des déchirures ? Se force-t-on aussi, paradoxalement, à prendre du recul ?

Oui. Je pense que c’est par habitude. L’intimité m’est familière. Que ce soit celle d’un individu ou d’une famille, ou d’un pays. C’est un choix je pense, je ne pourrais pas parler d’un personnage ou d’un groupe, si je ne le connais/comprend pas intimement. Quoiqu’il vive, et quel que soit le sujet. Et même, à la limite, plus le sujet est délicat, et plus je serai tenté de l’aborder je crois.

Pour la documentation, j’ai trouvé certaines descriptions des blessures, par les enfants eux-mêmes. Ça m’a dévasté de lire tout cela. Et j’ai ensuite dessiné la meilleure façon de représenter ces blessures, parce qu’en noir et blanc, c’est assez difficile de dessiner un hématome, ou un cocard par exemple, ou encore la peau pliée de douleur sous des doigts qui nous pincent fort… Par contre, je ne me suis pas efforcé de prendre du recul pour ça. Je n’ai pas pu, ni voulu « détourner les yeux », en sachant que des enfants eux, ne peuvent pas se détourner de l’enfer dont ils souffrent.

Autre tour de force, la capacité de cette BD à être immersive. Notamment en frappant fort les esprits avec tous ses bruits. Les clics, les portes qui claquent, le chien, le bébé. Concevez-vous la BD comme un objet  sonore comme peut l’être un film ? Le fait d’exprimer ces bruits en dessin, de forcer le lecteur à les entendre, ne rend-il pas cet album encore plus percutant ? De ce « défaut » de la bd, ne tirez-vous pas une force ?

Encore une chose que je souhaitais que l’on ressente. Effectivement ! Je suis donc très content de ce que vous me dites là. En fait, j’ai ressenti cette expérience immersive chez Naoki Urasawa, dont j’ai lu Monster et 20th Century Boys à la suite, quand j’ai commencé « Petite Maman ». Et il y avait une permanence de bruits de porte ou de grillon en été. Ça m’a énormément plu, et contribué à me faire entrer dans ces histoires.

Et j’ai expérimenté un tas d’autres choses dans mon coin, sur ma table à dessin. Mais ce sont des choses que je n’ai jamais osé présenter à personne, car tout cela sort complètement du cadre habituel de la BD telle qu’on l’a connait aujourd’hui. Aussi, les bruits dans Petite Maman, les cases éclatés, le symbolisme etc. tout cela, c’est une proposition un peu timide de ma part, d’entrée immersive.  Bon, ce sujet-là ne se prêtait pas tellement à l’expérimentation donc j’ai eu raison d’y aller mollo. Mais là, je voudrais commencer à emmener mes prochains albums « ailleurs ». Dans d’autres dimensions… Parce que je pense que le monde de la BD n’a pas encore tiré tous les fantastiques trésors de possibilités qu’il recèle. Il y a encore des cadres, et des barrières ici et là. Mais c’est normal, les choses mettent du temps à s’installer. Comme tout dans la vie. Et chaque génération voit son lot d’auteurs arriver avec de nouvelles propositions de lectures et des visions qu’ils ont puisés dans la matrice de leur époque, pour renouveler le milieu de la BD. Donc le 9e art évolue et c’est très excitant ! J’espère que nous aurons le temps et le plaisir de reparler de ces expérimentations et immersions, dans un avenir pas trop lointain.

Il y a la musique aussi, des Goonies. Un film culte pour vous? Que vient amener cette référence à Petite maman ? L’insouciance que Brenda n’a pas ?

 

 

 

 

© Halim chez Dargaud

 

Ho que oui ! Les Goonies, c’est un film cultissime pour moi. L’un des meilleurs films jeunesse et tout public jamais réalisé. Peut-être le meilleur, je crois. En tout cas pour moi ! Et notamment, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais c’est le seul film pour enfant (et tout public) où les héros sont des enfants qui n’arrêtent pas de jurer et de dire des gros mots. Même les personnages sont des univers à eux seuls. J’ai l’impression que ce film est libre, que c’est un peu un ovni dans la culture populaire. Je n’ai pas connu un cas similaire d’œuvre où les enfants juraient comme des charretiers. Ni au ciné, ni à la télé, ni en BD. Et puis, ça illustre bien la liberté de parole très décomplexée de l’époque, où on ne polémiquait pas autant, et surtout pas au mot près. Une époque où la surveillance généralisée depuis internet notamment, ne déterminait pas encore nos pensées, nos paroles et nos actes, comme de vulgaires algorithmes.

Et sinon, Les Goonies dans Petite Maman, c’est effectivement pour illustrer l’insouciance que Brenda n’a pas. D’ailleurs, le film l’amuse, mais on voit bien qu’elle ne rit pas spécialement, elle est comme impassible et absente. Elle est plus souriante et heureuse lorsqu’elle n’est pas seule et qu’elle va bien, comme lorsqu’elle regarde Karaté Kid 3 avec sa famille

Le dessin, il est important. C’est d’ailleurs par lui que Brenda va témoigner de sa détresse. Ce n’est pas/plus inoffensif un dessin ! Quand avez-vous d’ailleurs pris conscience de sa force de frappe ? Certains albums, certains auteurs vous ont fait vous rendre compte de cette force de frappe, de ce pouvoir à raconter le réel ?

Complètement ! Un dessin en dit long. Comme le dit l’adage, une image vaut parfois mieux qu’un long discours. Donc ce n’est pas du tout inoffensif en effet. Les structures d’aides à l’enfance, utilisent toutes les outils du dessin pour « faire parler » les enfants. Notamment parce que « parler », sortir le mal, mettre des mots sur des blessures, et surtout communiquer ; par le dessin ou n’importe quoi d’autre, c’est éminemment thérapeutique. C’est vital ! Alors, il était important pour moi que le mutisme, et la souffrance de Brenda possède une brèche qui permette d’entendre ce qu’elle ressent. En s’exprimant notamment par le dessin. De plus, étant dessinateur de presse, je connais assez bien l’importance d’une image seule. Et le fait que le dessin peut être constructif mais tout aussi destructeur, comme l’actualité nous l’a montré ces dernières années.

 

 

 

 

© Halim

 

Il y  a beaucoup d’albums qui m’ont fait prendre conscience de la force de frappe et du pouvoir incroyable du dessin pour illustrer le réel. À commencer par Tintin, Yakari, ou toutes les BD qui m’ont décrit un monde auquel je n’avais pas accès. Et par la suite des albums comme « Là où vont nos pères » de Shaun Tann, « Quartier Lointain » de Jiro Taniguchi. « Sunny » de Matsumoto, et bien d’autres comme Fraise et Chocolat, Meteor Slim, Mauvais Genre, Bandonéon, Rebetiko etc. qui décrivent des réalités exceptionnelles, chacun dans leur domaine, leur sujet, et le traitement employé pour les aborder.

Quels sont vos projets désormais ?

En parallèle de mon activité de journaliste et dessinateur de presse, il y a un album d’humour et un essai qui sont prévus, autour du langage des images et de la liberté d’expression.

En BD, je suis en train de reprendre un mythe de la culture populaire mondiale. Je vais donc totalement changer de registre (narratif et graphique), et ce sera donc un conte fantastique, et social à la fois. Mais je ne peux pas en dévoiler davantage, car rien n’est encore signé.

À part ça, je commence tout juste à écrire des scénarios pour d’autres. Et juste en tant que scénariste, cette fois-ci.

Merci beaucoup Halim et à très vite.

Propos recueillis par Alexis Seny

 

Titre : Petite Maman

Récit complet

Scénario, dessin et couleurs : Halim

Genre : Drame familial, Sociétal

Éditeur : Dargaud

Nbre de pages : 192

Prix : 19,99€



Publié le 20/11/2017.


Source : Bd-best


Henri Reculé danse avec le loup : « Dans Jack Wolfgang, il ne suffisait pas d’importer des animaux dans une histoire d’humains, elle ne devait fonctionner qu’en les mélangeant »

Quand les animaux s’élèvent et prennent la parole dans ce monde humain, tout ne se passe pas toujours comme sur la planète des singes. Ainsi, Jack Wolfgang, nouvelle série de Stephen Desberg, Henri Reculé et Kattrin, décrit un univers où hommes et femmes cohabitent avec les animaux autour d’un équilibre alimentaire trouvé dans le… tofu. Sauf que forcément, il y a un pépin et le prétexte est donné à une aventure à travers le monde qui n’oublie ni l’espionnage ni l’humour et les références sur le quai. Le loup est dans la place et Henri Reculé en est le témoin amusé. Interview enrichie à forte dose de bonus.

Bonjour Henri, on attendait la suite des Mille et autres nuits, vous nous revenez avec un agent secret loup. Jack Wolfgang. Mais quelle est sa genèse?

En fait, le premier tome des Mille et autres nuits est passé assez inaperçu sans que nous sachions trop pourquoi. D’autant plus que les gens qui l’avaient lu l’avaient apprécié, nous n’avons pas vraiment reçu d’avis négatif. La question s’est donc posée de continuer ou pas cette aventure. Il nous a vite semblé indispensable, à l’éditeur et à nous-mêmes, de terminer Les Mille et Autres Nuits mais sous un format différent. Ce sera donc une intégrale  regroupant  l’histoire complète qui était prévue en trois tomes. Pour le moment, j’ai terminé ce qui devait être le deuxième tome. Il ne me reste plus qu’à conclure un semblant de troisième tome, 20-30 planches, dont Stephen réalise encore le scénario.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin chez Le Lombard

 

Alors, comment Jack Wolfgang s’est pointé ? C’est la femme de Stephen qui a eu l’idée d’un univers animalier, anthropomorphe. Stephen a tout de suite trouvé l’idée intéressante.  « Pourquoi, tu ne ferais pas ça? ». J’étais partant mais il nous fallait quelque chose qui soit vraiment original.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin chez Le Lombard

 

De votre côté, un monde anthropomorphe, c’était une première, à peu de chose près.

J’avais quand même déjà fait ça dans les Immortels. Aussi dans le Dernier Livre de la Jungle, mais même si les animaux parlaient, ils restaient des animaux. Pour Jack Wolfgang, le scénario a connu plusieurs moutures. Au début, Jack était le seul animal qui parlait, le seul dans un monde d’hommes. Et nous racontions pourquoi : son enfance, une manipulation génétique, etc.

Dès le départ, il était prévu qu’il soit un agent secret, critique gastronomique, travaillant pour un journal. C’était assez sombre et il était question d’une mutation créée par l’homme, mais c’était un peu trop X-Men.

 

 

 

 

© Reculé

 

C’est vraiment en creusant l’idée originale que Stephen a décidé qu’il était plus intéressant d’avoir un monde où les animaux auraient évolués depuis le Moyen-Âge et les musiciens de Brême. Leurs corps s’étant humanisés, petit à petit. En tant que dessinateur, j’ai, du coup, dû faire des recherches approfondies. Il s’agissait moins de faire la différence entre le réalisme ou pas, entre le simple et stylisé et le sophistiqué, que de faire correspondre le dessin et l’histoire. En réalisant les premières planches, je l’ai trouvé ce style idéal qui fait passer l’histoire. Et de fait, il était devenu moins réaliste. J’ai opté finalement pour l’intérêt graphique.

Avec des difficultés pour certains personnages ?

J’ai beaucoup tourné autour d’Antoinette, le personnage féminin de ce premier tome. La faire trop animale dénaturait le propos. Peut-être un jour, reviendra-t-on à l’origine des personnages centraux ? Toujours est-il que j’ai cherché la meilleure manière graphique de les présenter. Il fallait trouver le bon compromis entre le mâle animal et l’humain et la femelle animale et humaine.  J’ai accentué le côté fin et félin de celle-ci.

 

 

 

 

© Reculé

 

C’est d’autant plus difficile quand des animaux et des humains sont mêlés dans une même histoire. Il y a des libertés graphiques à prendre. Après, c’est vrai que si un jour, je dois expliquer comment les animaux ont physiquement évolué, je vais avoir des difficultés ! L’important était de prendre cet univers comme le monde d’aujourd’hui ! D’ailleurs, il est sans doute plus simple de faire la Planète des singes, ce sont les animaux les plus proches de nous.

Vous avez également pris des libertés par rapport à l’échelle des grandeurs.

Oui, et ça ne va pas aller en s’arrangeant (rires) : dans le tome 2, vous aurez affaire à un pigeon « à taille humaine ».

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin chez Le Lombard

 

Cela implique, en tout cas, de laisser tomber les animaux de… compagnie !

Et j’ai dû y veiller plutôt deux fois qu’une. Cette fois, je ne pouvais pas dessiner d’humains avec un chat ou promenant un chien en laisse dans la rue. Des trucs que je rajoute assez facilement dans mes autres albums pour rendre l’espace et le décor plus vivant. Ici, j’ai failli tomber plusieurs fois dans le panneau ! De même que je ne pouvais pas faire d’oiseau posé sur un fil électrique, tous les animaux devaient être logiques et anthropomorphes.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé

 

Après, cela n’exclut pas un tome qui se passerait dans un pays où des chats veulent redevenir domestiques pour échapper à la pénibilité de gagner sa vie et de trouver un travail. Tout est possible.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin chez Le Lombard

 

Aussi, pour que les humains et les animaux cohabitent en harmonie, vous avez pensé à tout. Et encore plus à l’équilibre et l’harmonie alimentaire qui doit régner.

Oui, mais là encore, ça pourrait vaciller : certains animaux dits prédateurs pourraient vouloir revenir à cet esprit de chasseur. Je me souviens d’une illustration préparatoire que j’avais réalisée avec un tigre-chasseur assis dans un salon décoré avec une quantité phénoménale de têtes d’animaux sacrifiés. L’instinct prédateur peut resurgir à tout moment et pourquoi pas une histoire prochaine dans l’esprit du Comte Zaroff. Ça pourrait s’envisager.

 

 

 

 

© Reculé

 

En attendant, Jack Wolfgang, c’est surtout une histoire d’espionnage.

Oui, lorgnant plus vers James Bond que vers Bourne et dégagé de thèmes déjà bien (et trop ?) présents dans nos vies. Nous ne voulions pas faire de la politic fiction !

Et le cinéma est bien présent !

Avec des clins d’oeil. Pas que cinématographique d’ailleurs. Avant les recherches sur cet univers, j’ai relu pas mal de comics, notamment Batman Le Long Halloween de Jeph Loeb et Tim Sale. Je me souviens avoir été marqué par ces double-pages d’action où quelques bulles venaient s’ajouter pour quand même faire avancer l’histoire. Forcément, ça marque ! J’ai voulu rendre Jack Wolfgang le plus cinématographique possible, dynamique, que les images ressortent. Au cinéma, une autre influence est celle de l’explosif Kingsman.

 

 

 

 

© Reculé



Vous disiez sur votre site (qui est un véritable making-of de votre travail) la difficulté de créer des personnages secondaires…

Alors que les héros ont plus de temps « à l’écran », les personnages secondaires apparaissent peu, il faut assez vite que le lecteur les distingue, qu’ils aient « de la gueule ». Car s’ils arrivent en planche 2 avant de disparaître et de revenir sur la planche 25, ils ne doivent pas être confondus. Ils doivent être directement identifiables.

À moins de jouer avec une caricature, typée, mais ce n’est pas toujours réussi. Le maître, c’est Uderzo, il a su user de ce gimmick avec une telle intelligence. Tout le monde a remarqué Kirk Douglas, Lino Ventura ou Sean Connery en agent secret dans Astérix.

Puis il y a John Travolta et Samuel L. Jackson, période Pulp Fiction !

On ne les voit pas beaucoup mais beaucoup de lecteurs me disent les avoir reconnus facilement. Les intégrer dans une histoire, c’est quelque chose que je n’aurais pas pu faire dans une série plus réaliste, cela aurait été du mauvais-goût. Jack m’en donnait la possibilité, un ton plus décontracté. En plus, dès qu’on les voit, on n’a pas besoin de les présenter, ils ont déjà une histoire, celle conférée par Tarantino, derrière eux.

 

 

 

 

© Reculé

 

D’autant plus que leur rôle dans Jack Wolfgang correspond à celui du film. Sans que cela gêne la lecture. C’est un jeu de référence et d’hommage. Comme je le fais avec une statuette de Tigresse (Kung Fu Panda) dans un coin d’une case. C’est un jeu avec le lecteur avec des hommages plus ou moins bien cachés dans l’album.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin chez Le Lombard

 

Y’aura-t-il d’autres clins d’œil, arrivées de personnages bien connus du grand écran, dans la série ?

 

Ce n’est pas calculé. Pour le moment, j’ai découpé une trentaine de pages du second tome, vingt sont finies et je ne pense pas qu’il y ait des personnages du genre de Travolta et Jackson. Encore une fois, je n’ai pas envie que ce soit du mauvais-goût, juste une distraction. Cela dit, dans les scènes de foule, il y a certainement des clins d’œil.

Et un peu de Batman aussi, dans l’ambiance, non ?

Je suis un fan de Batman. Alors, quand je peux, je glisse une petite allusion ici ou là. Pas vraiment dans Jack. Cela dit, la scène d’entrée d’Antoinette évoque clairement Catwoman. Et notamment, cet album de Loeb et Sale, Catwoman à Rome. C’est en découvrant cet album et la travail de Tim Sale en gris (avant mise en couleur) que j’ai voulu faire de même sur Jack. On peut voir plus précisément une partie de ce travail sur Jack Wolfgang dans le tirage de luxe édité aux éditions Khani.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin chez Le Lombard

 

C’est assez récurent avec moi. À chaque nouveau projet, avec Stephen, on essaye une méthode différente. La couleur directe sur les immortels, juste les crayonnés sur le Dernier Livre de la Jungle (tomes 1 et 2 encrés et mis en couleur par Johan De Moor). Sur Cassio j’étais revenu à un travail plus classique mais à l’ordinateur. Sur Jack, l’envie était de garder mon effet crayon, donner plus de profondeur à la couleur…

Des scénarii qui changent et sont modifiés autant de fois, vous en aviez vécu auparavant ?

Non, c’est la première fois que Stephen a dû revoir autant un scénario. Il y en a eu cinq ou six versions avant que nous en arrivions à un monde crédible où humains et animaux anthropomorphes cohabitaient. On a testé plusieurs approches car il nous importait d’aller au fond de la « bonne idée », à quelque chose qui avait tout son sens. Il ne suffisait pas d’importer des animaux dans une histoire d’humains.

 

 

 

 

Un extrait du tome 2, à l’opéra © Desberg/Reculé

 

Non, il fallait que l’histoire n’ait plus aucun sens si les animaux disparaissaient, s’ils étaient remplacés par des hommes. Le fait que des animaux soient nos héros devait donner la substance à l’histoire. Petit à petit, le fait que les animaux parlent et vivent dans un univers d’humains n’était plus un problème et il fallait surtout que le lecteur accepte ce postulat.

Entre-temps, il y a eu Zootopie.

Oui et on a un peu flippé. Quand j’ai eu vent de ce film Disney, notre projet était déjà bien avancé. Je ne me tiens pas toujours au courant des actualités cinéma et, à la sortie du film, je me suis rendu compte que les gens l’attendaient depuis… deux ans. Cette enquête dans un monde d’animaux qui ne se mangent plus entre eux, ça ressemblait à Jack Wolfgang. Stephen et moi-même, nous avons été le voir au cinéma… en gardant à l’esprit qu’en sortant de la salle, on abandonnerait peut-être notre projet. Ouf, l’aspect alimentaire était présent mais ils n’expliquaient pas de quoi les animaux se nourrissaient du coup. Nous, on a trouvé un substitut ! Et puis Zootopie c’est un monde purement animalier.

 

 

 

 

© Reculé/Kattrin

 

J’avais remarqué Sherlock Fox, paru chez Glénat en 2014, un autre album BD dans lequel la paix est de mise entre les animaux. Là encore, ce n’était pas comme dans notre histoire.

Cela dit, il y a plein d’autres dessins animés, BD avec des animaux…

… et arrive la difficulté de créer des personnages originaux. J’ai dû combattre ça. Après deux mois de recherches graphiques, je me suis ainsi rendu compte que je faisais mon loup comme je le faisais dans le Livre de la Jungle façon Disney… Notons que Jack Wolfgang est le seul loup de cette histoire et que je cherche des animaux plus rares : un tigre, un lion… Ceux qui auront des rôles importants.

 

 

 

 

© Reculé

 

Petit à petit, je me suis rendu compte que je ne devais pas enfermer mes personnages dans leur costume humanisés, les faire bondir, surgir, envoyer valser les chaussures et la cravate. Garder le côté animal, en fait ! Quant aux costards, c’est bien mais ça devait avoir un intérêt, pas juste être cool, encore plus quand nos personnages sont des animaux très poilus. Il ne fallait pas les enserrer. Sauf notre ours, l’un des méchants de l’histoire qui ajuste son costume pour jouer à l’humain !

J’ai eu pas mal de boulot pour le physique d’Antoinette, notre héroïne. J’ai beaucoup cherché, ça ne donnait rien. C’est en tombant par hasard sur une couverture de Tigresse Blanche de Didier Conrad, que j’ai été séduit par le côté moins réaliste et néanmoins élégant de son personnage féminin. Ça a été le déclic, la clé pour mieux développer notre panthère. On ne sait jamais d’où peut venir l’inspiration.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin

 

Et Blacksad ? Oui, non ?

J’avais lu les deux ou trois premiers tomes à l’époque de leur sortie. Je n’ai pas voulu les regarder à nouveau, de crainte d’être trop influencé. C’est une BD animalière plus réaliste que ce qu’on peut voir habituellement. Quand Stephen est arrivé avec son histoire d’animaux, je ne pouvais pas refuser, j’ai toujours aimé dessiner des animaux. Mais étant donné que Blacksad reste une référence dans la BD dite animalière, il fallait absolument éviter toute ressemblance sinon l’aventure n’avait que peu d’intérêt. Jack Wolfgang existe pour ce qu’il est. Il n’est pas là pour réinventer le genre comme… Canales et Guarnido l’ont fait avec Blacksad.

Il ne fallait pas faire que ça, pas juste ouvrir une porte déjà ouverte. J’ai gardé ça à l’esprit dans mon approche graphique, plus personnelle, tandis que Stephen s’est efforcé d’approcher une histoire qui ne pouvait être racontée que dans cet univers mêlant humains et animaux.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin

 

Jack Wolfgang rassemblera donc des tomes qui se veulent être à chaque fois des histoires complètes.

Exact ! Il n’y aura pas nécessairement de fil rouge. Dans une série, si tout se passe bien, les tomes 1 sont rarement les mieux dessinés. Mais quand on arrive au tome 10 d’une série à suivre, on se retrouve bien embêté de conseiller aux lecteurs de commencer par le tome 1 qu’on a depuis un peu renié. Le but est quand même de s’améliorer d’album en album. Depuis 1996, je n’avais jamais fait une histoire complète en un album, il était temps.


Autre première, ce fameux tirage de luxe. Le premier de votre carrière. Une sorte de reconnaissance ?

Une reconnaissance, je ne sais pas. Mais c’est sympa d’avoir un bouquin qui soit plus grand que la normale. Puis, dedans, en plus de l’album, il y a un dossier de 20 pages de recherches, et d’illustrations préparatoires.

 

 

 

 

© Reculé

 

Autre matériel ajouté, les couvertures. Aux prémisses, j’avais un seul projet de couverture que je pensais être le bon. C’était sans compter mon éditeur. J’ai donc fait deux propositions supplémentaires, assez définitives. Là encore, elles ont été recalées, parce qu’elles ne donnaient pas une idée assez précise de ce que véhiculait la série. Polar, aventure, thriller ?  A partir de là le concept de la couverture, inspirée des James Bond des années 60 avec Sean Connery, est plus venu de l’équipe artistique du Lombard. Vous savez, ces affiches avec un personnage noir et blanc sur un décor dont la couleur était unie.

Du coup, il y avait le choix pour la couverture du tirage de luxe, avec une belle mise en valeur pour une des couvertures refusées. Sans doute donne-t-elle d’ailleurs mieux en grand format. Je dois avouer que j’aurais peut-être stressé si on m’avait demandé de créer directement une couverture pour le grand format.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé/Kattrin chez Le Lombard

 

La suite s’annonce chargée : un tome 2 en 2018 et deux tomes en 2019.

Le deuxième tome sera Le Nobel du pigeon qui mettra en relation le Prix Nobel et, forcément, un pigeon. On va se dégager de la thématique alimentaire du premier tome, donc. Il y a eu un quiproquo, et on s’en est rendu compte lors de nos rencontres avec des journalistes [le second tome était déjà écrit], beaucoup pensaient que nous allions rester dans ce champ. Le côté gastronome leur parlait beaucoup. Mais pas du tout. Il y aura toujours quelques éléments dus à la profession de Jack mais sans s’épancher.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé


Peut-être la recette présente en fin de tome et œuvre d’une candidate de Masterchef les a induit en erreur ?

La proposition initiale était de moi. Je trouvais ça chouette que, pour donner plus de vie à notre héros, on fasse comme si c’était vrai. En authentifiant son action via un article de critique, une recette. L’idée a fait son chemin et on s’est mis en tête de demander à quelqu’un dont c’était le métier d’intervenir. Et c’est ainsi qu’Audrey est arrivée dans l’aventure, a proposé sa recette de tofu qui s’est vue critiquer par Jack Wolfgang dans son prestigieux journal. L’idée au départ était de faire une recette par bouquin mais comme on se dégage de l’alimentation, peut-être devra-t-on trouver autre chose que l’alimentaire.

Ce deuxième opus va donc s’intéresser à la perception que l’on peut avoir des capacités d’un animal à l’autre. Un pigeon va être vu comme bête tandis qu’un renard sera rusé. Et un pigeon va vouloir changer les consciences… quitte à employer des méthodes radicales. On ne peut pas dire plus pour le moment.

 

 

 

 

© Desberg/Reculé

 

Enfin, vous nourrissez un autre projet très personnel : Kunoïchi, un webcomic.

Une Kunoïchi, c’est une femme-ninja. C’est un projet que j’écris depuis quinze voire vingt ans, autour de ma passion du Japon. Forcément, il y a eu plusieurs versions de cette histoire mais cela fait un an ou deux que j’ai ma version définitive ou presque.

 

 

 

 

© Henri Reculé

 

C’est un projet très « fanboy » et donc très complexe à proposer. Et s’il n’y avait que moi que ça intéressait ? Dans un premier temps, je ne l’ai pas proposé aux éditeurs, je pensais qu’ils ne seraient pas intéressés. Or, le temps passant, j’ai vu différentes séries naître sur ce thème japonais. Certains auteurs avaient eu « moins de scrupule » que moi ! (Rires)

 

 

 

 

© Henri Reculé

 

Du coup, je n’ai plus voulu remettre mon projet au lendemain, de peur que le jour où je le ressortirais, le marché soit bombardé de séries de ce genre, qu’il se soit épuisé. Après, j’ai donc présenté mon projet à gauche et à droite, je n’ai pas vraiment eu de réponse positive. D’autant plus que je ne suis pas encore un dessinateur dont on peut acheter les yeux fermés tout ce qu’il fait juste sur son nom. Pour que les lecteurs viennent à moi, les thèmes que je mets en récit doivent plaire et je ne peux pas me permettre de faire n’importe quoi. Donc je réalise Kunoïchi, pour le moment, sous forme de webcomic, je le fais quand je veux et le peux surtout. 35 planches sont disponibles sur le site dédié.

 

 

 

 

© Henri Reculé

 

Cela dit, c’est compliqué à envisager puisqu’en tout l’histoire devait compter un ou deux gros bouquins. En faisant plein de concessions j’arrivais à 280 pages. Mais finalement, j’ai envie de raconter mon histoire comme je le sens sans tenir compte d’une pagination. Des pavés dans la veine des graphic novel américains. Avec peut-être 200, 300, 400 ou 500 pages qui ne compteraient que quelques images par planches. En noir et blanc, et gris, a priori.

 

 

 

 

© Henri Reculé

 

J’aime bien cette idée même si depuis que j’ai vu le dessin animé Miss Hokusai, très beau dans ses couleurs et ambiances, je me demande si je ne pourrais pas intégrer des couleurs qui ne soient pas trop sophistiquées à mon projet. Le problème étant le nombre de pages. Je me suis renseigné sur la possibilité de le faire en autoédition, ce n’est pas impossible que je passe par là, ça limite les frais.

Et l’histoire ?

Nous ne serions ni dans l’aventure, ni dans le récit de samouraïs ni même dans la philosophie japonaise trop souvent rendue cliché par les albums s’y intéressant. La prémisse c’est: « une femme assassin fait équipe avec un policier non-violent pour arrêter un tueur en série et découvre la valeur de la vie humaine. »

 

 

 

 

© Henri Reculé

 

Sur un fond historique, Edo au début du XVIIème siècle, nous suivons une enquête sur des assassinats menée par un duo composé d’une kunoïchi et d’un policier. Au fil des pistes, des suspects, j’ai envie de montrer le Japon de cette époque à travers des détails peu connus. Notamment le fait que les policiers, samouraïs de classe inférieure, devaient arrêter un samouraï présumé coupable sans le blesser. D’où en quelque sorte les arts martiaux permettant de combattre à mains nues et sans utiliser son sabre. Dans mon esprit, c’est plus un polar qu’une histoire de samouraï.

On a hâte de découvrir ça en tout cas !

Propos recueuillis par Alexis Seny

 

 

Série : Jack Wolfgang

Tome : 1 – L’entrée du loup

Scénario : Stephen Desberg

Dessin : Henri Reculé

Couleurs : Kattrin

Genre : Anthropomorphe, Action

Éditeur : Le Lombard (édition de luxe chez Khani)

Nbre de pages : 64  (80 pour la version de luxe)

Prix : 13,99€ (150€ pour la version de luxe)

 



Publié le 16/11/2017.


Source : Bd-best


David Sala : « Pour adapter le Joueur d’échecs, je devais me passer des mots magnifiques et inimitables de Zweig pour raconter par l’image »

Il y a quelques années, c’est marqué dans la chair et dans l’esprit que j’avais terminé de lire Le joueur d’échecs de Stefan Zweig pour l’école. Une nouvelle pour marquer le passé, le présent et sans doute le futur car on est jamais à l’abri des retours de flammes de l’Histoire. Laissant la force des mots, terribles, à Zweig, David Sala a opté pour la force des traits et du pictural pour livrer son adaptation formidable de sens. De ces bandes dessinées qui prouvent toute leur capacité à adapter un roman. 

 

 

 

 

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Bonjour David, cela fait quatre ans qu’on ne vous avait pas lu en BD. Votre retour fait plaisir, encore plus avec un album comme Le joueur d’échecs. Quatre ans, c’est le temps qu’a pris la réalisation de cet album ?

Non mais j’ai une espèce de travail à deux têtes. Je suis aussi illustrateur jeunesse, j’aime naviguer entre les deux formats.

Le joueur d’échecs, c’est une institution, quand même ! Vous vous rappelez de la première fois où vous l’avez lu ?

Et comment ! Mon amour pour ce roman date d’il y a très longtemps. Je l’ai lu quand j’étais étudiant. Je l’ai relu pour préparer cet album, et il m’a peut-être encore plus frappé. Par son thème, le monde décrit, le lien entre les années 40 et maintenant, la naissance d’une pensée nauséabonde jamais très loin.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Vous n’aviez jamais songé à l’adapter auparavant ? Ou, plutôt, est-ce le fait d’avoir adapté Cauchemar en rue pour votre précédent album qui a fait déclic ?

Oui, cette adaptation de Robin Cook m’a donné le courage. Il y a des appréhensions, j’étais rempli de doutes à l’idée de m’attaquer à un tel auteur, lu partout dans le monde.

Dès mes vingt ans, j’ai ressenti que c’était un texte fort mais je ne m’en sentais pas capable. Maintenant, par inconscience, je trouve que c’est bien de se faire peur, de se mettre en danger, de se donner un Everest.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Du coup, comment vous y êtes-vous pris ?

Il faut ne pas y penser. J’ai une approche très instinctive, je ne suis pas un technicien. Il fallait être au plus juste, fidèle dans l’absolu. C’est un jeu de réflexion, on n’y parle pas beaucoup. Il y a cette scène de huis clos menée par les jeux de regard. Il s’agit de restituer l’atmosphère, la tension sans ennuyer le lecteur.

Du coup, comment naissent les personnages ?

C’est de l’ordre de la fulgurance. Monsieur B., Zweig en fait une courte description dans le roman, il est blanc et a les traits anguleux. À un moment, il m’est apparu. Je me fie à l’instant.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Finalement, ce Monsieur B. reste plutôt énigmatique, on ne le connait que durant le temps qu’il reste sur le bateau et ce qu’il veut bien dire de son passé. Comment le voyez-vous ?

Comme un homme brisé. Il y a eu un avant et un après son incarcération. Ce qu’il est désormais, il ne l’est devenu que par la violence et la brutalité de la Gestapo. Avant ce drame, on imagine un homme équilibré, cultivé, suffisamment brillant que pour s’en sortir?

Et au jeu des couleurs.

C’est un univers. Tout se passe sur un bateau. Je l’ai enrichi, j’ai créé une atmosphère. Avec des couleurs, qu’elles soient bleutées ou tirant sur le violet, le rose. J’aime raconter par les couleurs, qu’elle nous éblouisse sur le pont du bateau alors que dans le roman, ces scènes-là se passent plutôt de nuit.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Et les couleurs qui ont un rôle dans la manière dont vous insinuez les flashbacks.

Oui, je comptais sur les couleurs, tout en simplifiant au maximum le dessin avec le moins de traits possible, le moins de plis dans les vêtements, sans ombre portée. Quelque chose de très simple qui jouait sur les contrastes tout en essayant d’épurer.

Du coup, on sent bien que si les traits sont plus flous, ces images, marquantes, ne sortiront jamais de la mémoire de B.

Je voulais, par ce traitement graphique, aussi créer un contraste en le monde intérieur, torturé, et le monde extérieur, sur ce bateau où il y a de la joie, de la beauté, un côté luxueux et élégant. Il fallait aussi contrebalancer la noirceur de ce récit. B est seul parmi les autres, il porte son histoire de manière muette, plus subtile.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Vous documentez-vous ?

De manière générale, je me documente beaucoup. Pour le coup, ici, j’avais assez peu de choses, des bouts de photos pour reconstituer. Le but n’est pas que ce soit un livre historique. Alors oui, certains vêtements correspondent plus aux années 20 qu’aux années 40 mais je voulais plus coller aux années glorieuses.

Dans la manière dont vous faites ressentir l’enfermement, vous multipliez les cases et les plans sur le malheureux personnage, j’ai un peu pensé à ce qu’à fait Guy Delisle dans S’enfuir.

Ah, je ne sais pas, je ne l’ai pas lu. Toujours est-il que la mise en scène devait être au service de la narration. En mettant douze cases sur une même planche, je pouvais représenter la solitude, le temps qui passe sans avoir recours aux mots. Bien sûr, ceux de Zweig sont magnifiques et inimitables. Mais en BD, je devais m’en passer, raconter par l’image sans recours aux mots.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Vous jouez aux échecs ?

Je déplace les pions mais, non, je n’y joue pas.

Pourtant vous arrivez à reproduire ces parties d’échecs de manière mémorable. Et il y a finalement des damiers un peu partout, sur les tapis, les motifs des murs, la couverture d’un lit…

L’idée, c’est d’être enfermé dans cette histoire. Sans doute y’a-t-il dans ce que j’ai fait une part de conscience et une autre d’inconscience. Mais je voulais qu’on soit avec les personnages, qu’on traverse et qu’on se laisse aller. Mais toujours dans une seule et même direction, celle du dessin et des couleurs.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Il y a cette 85ème planche où B se démultiplie.

C’est une manière de retranscrire son état mental. Les mots sont plus forts que l’image, la littérature a cette force. Il me fallait quelque chose qui s’en rapproche et ce visuel s’est imposé assez rapidement.


Avec une scène plus dure à dessiner que les autres ?

Les scènes d’enfermement, quand le personnage sombre, qu’il faut faire ressentir le pourquoi.

Finalement, comment expliquez-vous qu’on parle encore aujourd’hui de ce qui fut la dernière oeuvre de Zweig ?

C’est quelque chose d’important, un texte qui parle de la dictature, de la victoire de la brutalité sur l’esprit. On ne peut qu’être sensible au personnage à la souffrance qui le traverse. Encore plus à l’heure où on parle tous les jours de replis identitaires, de la volonté de certains à imposer leur point de vue de la manière forte. Le Joueur d’Échecs, c’est un roman très original porté par une formidable plume.

Pour se rendre compte de votre travail, il y a ce chouette cahier bonus en fin d’album.

Ce sont les coulisses, l’arrière-cour.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

Et si on va plus loin dans ces coulisses ?

Mon atelier est chez moi, sous les toits. Un espace assez confortable avec plusieurs tables, une table lumineuse, une grande table à dessin d’architecte. Un espace suffisamment vaste pour qu’un chevalet puisse y tenir et que je puisse ranger mes dessins. Il y a de la musique, la radio, des émissions, je laisse filer. J’ai des disques aussi. Mais, quand je dois mettre en place des choses importantes, je me mets dans ma bulle et ne laisse plus rien rentre de l’extérieur.

 

 

 

 

© David Sala chez Casterman

 

À d’autres moments, c’est du travail par petites touches. La nuit aussi. Il est fréquent que je me réveille pour aller à ma table à dessin… quand mes pensées me laissent dormir. L’entre-deux entre la veille et le sommeil est propice à l’imagination…

… fertile, dans votre cas ! Merci David et à bientôt.

 

Propos recueillis par Alexis Seny

 

Titre : Le joueur d’échecs

D’après la nouvelle de Stefan Zweig

Scénario, dessin et couleurs : David Sala

Genre : Drame psychologique

Éditeur : Casterman

Nbre de pages : 128

Prix : 13,99€



Publié le 27/10/2017.


Source : Bd-best


Largo Winch revient à l’ère de la vitesse, propulsé par Philippe Francq et Éric Giacometti : « L’économie ? Des success story formidables comme des saloperies infinies »

De New-York au Yucatan en passant par cette bonne vieille Europe, le monde bédéphile ne peut ignorer le millionnaire à la main sur le coeur, Largo Winch. Trois ans après sa dernière aventure scénarisée par Jean Van Hamme, l’aventurier n’a diablement pas dit son dernier mot et revient dans une histoire menée tambour battant et Dow Jones trébuchant. Nous avons rencontré Éric Giacometti (en quelque sorte, « l’héritier ») et Philippe Francq.



Bonjour à tous les deux, c’est un plaisir de voir Largo Winch revenir en si bonne forme. Et, mine de rien, ce tome 21, on en parle depuis très longtemps. Ça vous a mis la pression ?

Philippe Francq : Pas le moins du monde. Quand j’ai proposé à Éric de reprendre la suite de Largo Winch, il y avait des petites choses à éclaircir. Notamment, cette fameuse histoire du tome 20, cet attentat à Londres, qui se terminait sur un mystère, une fin non-élucidée. Jean Van Hamme terminait en dévoilant l’identité de celui qui avait perpétré l’attentat à Londres mais on restait sur notre faim par rapport aux réelles motivations du Russe. J’étais impatient de répondre à ces questions.

Les réponses, les aviez-vous, Éric ?

Éric : Non, j’ai pris six mois pour écrire ce scénario, beaucoup de temps. Un luxe que je pouvais me permettre parce que je suis, par ailleurs, romancier et que je m’étais pris de la marge. Ça m’a demandé beaucoup de temps parce qu’il fallait trouver une nouvelle histoire pour ce personnage si fort qu’est Largo Winch. En soi, il y avait déjà cette pression. Puis, en plus, il fallait que je trouve une solution à un problème que je n’avais pas initié. Ça a pris du temps.

 

 

 

 

Photo © Chloé Vollmer

 

Pourtant, à l’inverse du temps que vous avez pu prendre pour concevoir cet album, je trouve que Largo est ici confronté, avant tout, à la vitesse, à l’ère de la rapidité. La vitesse à laquelle la bourse et le Dow Jones peuvent s’écrouler. Mais aussi la vitesse des réseaux qui peuvent répandre très vite une photo du milliardaire en mauvaise posture face à des manifestants. Peut-être n’y était-il pas si habitué que ça, à cette vitesse. Si habitué que nous, en tout cas, hommes modernes que nous sommes.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Philippe Francq : Cet album est voulu comme un reflet plus exact de notre réalité quotidienne.

Éric : L’irruption de la technologie, qu’elle soit quotidienne ou haute-technologie, dans le monde de Largo, c’est véritablement cette ère de la vitesse. Puis, vous savez, maintenant, il y a les séries télé, elles sont rapides, tout va très vite. Je ne veux pas faire du 24h chrono, mais oui, c’est intentionnel, parmi d’autres choses.

Philippe Francq : C’est ce que j’avais laissé sous-entendre, il y a trois ans, quand Jean avait annoncé sa volonté d’arrêter la bande dessinée pour se consacrer au théâtre. J’avais laissé sous-entendre qu’on ferait rentrer Largo dans le XXIème siècle. C’est chose faite !

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Est-ce facile de faire rentrer un héros qu’on a l’impression de connaître depuis toujours dans une époque plus moderne ?

Éric : Oui ! Parce que ce héros créé il y a quelques décennies, il est terriblement moderne. Par rapport à d’autres héros défraîchis, Largo est toujours en plein coeur de l’actualité. C’est ça qui est génial dans ce qu’a fait Van Hamme avec ses personnages. Parce que c’est un chef d’entreprise, un grand patron… pétri de contradictions, il a des valeurs éthiques, par-dessus tout. Et ça, c’est plus que jamais d’actualité.

Quand il dit qu’il ne veut pas délocaliser, qu’il veut se refiscaliser et payer ses impôts – il y a eu les Panama Papers entre-temps, tous ces scandales sur les paradis fiscaux -. On peut donc le faire évoluer dans cette modernité. Il n’est pas figé dans le temps. Quand on le fait se balader dans l’univers de la haute technologie, de la finance ou de la bourse, c’est tout à fait cohérent : son groupe n’a jamais été coté en bourse, il se croyait protégé mais non, pas du tout, on peut maintenant être vulnérable. Pour un scénariste, c’est un personnage presque éternel, parce que le monde financier, le monde économique ne va cesser de bouger au fil des décennies.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Cela dit, le monde de la finance, de l’économie, ne va-t-il pas plus vite que le temps de création d’un album ?

Philippe : Ça, c’est sûr ! Quand Éric a écrit le scénario, il y a deux ans, le Dow Jones était à 16 000, 17 000 points, et au moment de clôturer la couleur de l’album, on m’a appelé pour me dire qu’il fallait réactualiser les chiffres. Depuis la victoire de Trump aux élections, le Dow Jones avait gagné 3000 points, nous étions donc dans les sphères de 19 000 à 20 600. J’ai rectifié le tir pour que l’album, à sa sortie, soit le plus proche d’une réalité du… moment, qui peut évidemment être très vite dépassée par une nouvelle actualité.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

D’autant plus qu’avec L’étoile du Matin, vous revenez à un propos économique costaud. Ce n’est pas la bande dessinée qu’on lit avant de dormir et sur laquelle on va s’endormir après dix planches. Il faut s’installer et être concentré.

Éric : Je me suis inspiré de ce qu’avait fait Van Hamme. L’ADN de Largo est dans des albums comme O.P.A. avec des planches entières sur les techniques d’O.P.A. C’est un album qui alterne des temps de lecture différents.  Certains plus courts, d’autres qui demandent de se poser un peu. Une sorte d’alchimie. On ne peut pas faire que de la pédagogie ou que de l’action. C’est un dosage qui fait que, tous les X pages, on va proposer de raconter quelque chose sur le monde qui nous entoure. Ou du moins, une certaine vision de l’univers économique.

Vous, Éric, comment êtes-vous tombé dans ce monde de l’économie que vous avez intégré que ce soit en tant que journaliste ou romancier ?

Éric : J’ai été journaliste dans la presse grand public, j’ai fait plusieurs domaines : dans l’investigation en matière de scandale en santé publique, des sujets de société puis, les dernières années, j’ai été au service économique – je n’étais pas économiste de formation – comme chef de service, je travaillais avec d’autres journalistes, et j’ai découvert un univers extrêmement riche. C’est ce qui m’a fasciné, loin de certaines caricatures. L’économie, ça peut être très conflictuel, ça peut être dur mais des choses incroyables s’y passent également. Des success story formidables comme des saloperies infinies aussi.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Cette richesse-là profite au scénario. Ainsi, dans l’album, on commence par un flash-crash, le Dow Jones chute et puis rebondit. Ça, je l’ai vécu en direct le 6 mai 2010. À l’époque, l’information officielle voulait qu’un trader fou qui a confondu billion et million. Tout le monde a gobé ça avant qu’on ne se rende compte que le coupable était le trading à haute-fréquence, des algorithmes, ce qui n’a fait que témoigner de la puissance des ordinateurs qui avaient pris le pouvoir dans ce milieu. Ordinateurs qui travaillent d’eux-mêmes, avec toutes sortes d’intelligences artificielles. Bref, c’était un fantastique sujet qui a fait son chemin jusqu’au présent album.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Par rapport à vos précédents albums et romans; avoir le personnage de Largo Winch en mains vous permet-il de lâcher du lest, de pouvoir aborder n’importe quel sujet économique, ou de manière plus précise, parce que le lecteur sait à quoi s’attendre ?

Éric : Depuis 2012, je ne suis plus journaliste, je suis désormais auteur de thriller. Avec Jacques Ravenne, nous avons déjà utilisé des thèmes comme les zones de hautes-technologies, de manipulation… Je m’en suis toujours servi et nourri mes romans avec de l’économie. Nos romans sont publiés dans dix-huit pays et mon co-auteur vient de partir au Japon, on lui a fait tout un article prouvant qu’ils ont, là-bas, les mêmes préoccupations que nous. On se nourrit donc en permanence de l’actualité.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

La seule différence étant que mes thrillers sont plutôt ésotériques et technologiques tandis qu’avec Largo, on est dans le domaine économique. Mais, le cheminement de pensée, l’extraction d’une réalité économique vers la fiction, c’est le même processus.

Et vous Philippe, dans cet album, au-delà de la première séquence saisissante, le spectaculaire et l’action en tant que tels n’arrivent véritablement que plus tard dans l’album. Avant ça, c’est dans la chute du Dow Jones, au coeur de la Bourse, que le spectacle et la tension se font. Comment avez-vous appréhendé cette séquence ?

Philippe : (Il sourit) C’est avant tout de l’observation. La représentation que je peux m’en faire, les films que j’ai pu voir… et un ancien trader libanais qui est à la retraite – enfin, c’est un grand mot quand on a trente ans – et s’est reconverti dans la production de confitures de luxe. Parce qu’il avait fait le tour du monde du trading et que c’est une activité épuisante, 24h/24. Il nous a donc amenés, très gentiment, à Londres et nous a permis de visiter certains étages de banques où le trading à l’ancienne est encore d’actualité, les ordinateurs, les écrans et toute l’imagerie d’Épinal qui est générée et que tout le monde a en tête. Le reste, c’est évidemment un travail d’imagination. Je greffe là-dessus mon action.

Notez que ce jour-là, nous sommes arrivés vers midi, assez tard finalement, on m’a par exemple expliqué que l’ambiance n’était pas extraordinaire entre les traders encore présents sur le plateau parce que la moitié des traders s’étaient fait dégager et avaient repris leurs cartons, comme on voit dans les films. Nous serions arrivés un peu plus tôt, nous les aurions croisés dans les ascenseurs.

 

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Pensez-vous que Largo Winch a éveillé des passions, des envies de travailler dans ces mondes qu’ils traversent ?

Éric : C’est la première fois qu’on parle de trading dans Largo Winch. Ce côté finance à l’état pur, on l’a vu évoluer au début avant que Jean n’emmène le personnage vers d’autres sphères : l’aéronautique, la marine marchande… Là où ça devient fascinant, c’est ce côté glamour que Largo a revêtu, lié à la lourde responsabilité de Philippe.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Philippe : On a évidemment une connaissance des lecteurs à travers les chiffres que communique l’éditeur mais on a rarement l’occasion de les rencontrer, si ce n’est lors des séances de dédicaces. C’est un de ces jours-là, il y a très longtemps, qu’a choisi un lecteur pour venir me parler. Il m’a dit : « Je vous dois mon avancement et une situation professionnelle extraordinaire grâce à la lecture de L’Héritier, du Groupe W. » Je l’ai regardé éberlué: « Comment? » Il m’a expliqué être désormais inspecteur des impôts après avoir longtemps été dans un petit bureau sombre de Bercy où il faisait de l’inspection d’entreprise. Et, un jour, après avoir lu les premiers Largo Winch, il s’est intéressé au cas de quelques sociétés à Levallois-Perret qui, apparemment, avaient une fiscalité douteuse avec des comptes offshores aux Îles Caïman. Il les a redressées avec un taux de réussite et de rendement plus important que ses collègues.

Peu après, devant son petit bureau, le directeur de Bercy s’est pointé en le félicitant pour ses chiffres étonnants, qui l’avaient mis en valeur, et en lui proposant de travailler avec l’IRS à l’international. Il n’a pas dit non. Un exemple bien concret d’un lecteur qui a changé son destin grâce à Largo.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

À l’heure où la bande dessinée raconte de plus en plus de choses sur le monde qui l’entoure, que ce soit en documentaires, en reportages ou en ouvrages historiques ou autobiographiques, cette sorte de docu-fiction qu’est Largo Winch ne fait-elle pas office de précurseuse ?

Philippe : Jean Van Hamme a été précurseur de beaucoup de choses en bande dessinée, non ? C’est vrai qu’après les tout premiers Largo, il y a eu une sorte de renouveau du Neuvième Art. Beaucoup de scénaristes se sont engouffrés dans cette veine, en se rendant compte qu’on pouvait raconter autre chose que des histoires historiques ou futuristes et on a vu fleurir un certain nombre de séries aux préoccupations très contemporaines.

Tous les deux, quels albums vous ont marqué ?

Éric : J’ai biberonné, quand j’étais gamin, à Spirou. Après quoi, je suis passé aux comics américains ainsi qu’aux tout grands que tout le monde connaît : Blake et Mortimer, etc. Récemment, je me suis remis sur le tard sur d’autres séries de Van Hamme, notamment. Le jour du soleil noir, le premier des XIII, par exemple. C’était il y a dix-huit ans et ça m’a redonné le goût à la BD. J’apprécie de tout mais j’ai tendance à relire des classiques, avec une passion particulière pour tout ce que fait Alan Moore, ça n’a rien à voir avec l’économie et l’univers de Largo. J’ai aussi récemment découvert une excellente BD, dans le style docu-fiction, sur mon ancien métier de journaliste : La machine à influencer de Brook Gladstone qui décrit les pratiques journalistiques, l’évolution… J’ai appris plein de chose sur mon métier.

 

 

 

 

© Gladstone/ Neufeld chez Ça et là

 

Je suis assez éclectique mais je dois admettre que je suis très sensible au dessin. Si le dessin ne me plaît pas, je suis incapable de rentrer dans l’album. Et peut-être ai-je un peu de mal avec certains romans graphiques où le dessin est très elliptique. Moi, j’ai besoin que le dessin soit, si pas sophistiqué, travaillé. Parce que quand votre imaginaire a été façonné par des grands noms de la BD, des Pratt, des Hergé ou Kirby; venir après avec un dessin un peu à l’emporte-pièce, même si le scénario est excellent et qu’une nouvelle génération en a fait sa marque de fabrique, ce n’est pas évident. Quand je suis revenu à XIII, un des éléments qui l’expliquaient, c’était le dessin de Vance, j’avais lu Bruno Brazil avant. C’est ce qui m’a amené aux scénarii imparable de Van Hamme. Je suis peut-être old school et je sais que tout le monde ne partagera pas mon avis, mais le dessin, c’est ma porte d’entrée vers un album.

Philippe : De mon côté, plein de choses, très hétéroclites, également. Manu Larcenet, tous les classique de Cossey, Hermann, Hergé… J’ai lu énormément de choses quand j’étais jeune, tout et même n’importe quoi. Ce qui permet de se faire une culture BD vaste et large. Je dis toujours : on n’apprend plus de choses en lisant des mauvais albums qu’en lisant des très très bonnes. De la même manière qu’on voit plus facilement les défauts d’un mauvais film que dans un chef-d’oeuvre. Pour évoluer dans ce métier, il faut s’inspirer de tout.

Éric : En y réfléchissant, ce que je vous ai cité est un peu vieux, mais j’ai dévoré récemment L’Arabe du futur de Riad Sattouf. J’ai plus appris sur la Syrie avec ce bouquin que dans les reportages, parole d’ancien journaliste. Vraiment, j’ai été bluffé. Comme avec Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle. Effectivement, le dessin n’est pas à comparer à celui de Philippe mais il y a autre chose, un vrai contenu. Puis, en matière économique – il n’y a pas tant de BD que ça consacrées à ce champ -, j’ai beaucoup aimé IRS, c’est bien fait.

 

 

 

 

© Riad Sattouf chez Allary Éditions

 

Vous, Philippe, je lisais que vous aviez une structure, une grammaire que vous avez imposée à Éric : pas plus de 10-11 cases par page, un nombre maximum de lignes de texte… Comment êtes-vous arrivé à ces règles ?

Philippe : C’est un encombrement juste physique : après onze images, la douzième, je ne saurais pas où la caser. C’est vrai qu’en moyenne, une planche normale contient entre sept et huit images. On peut aller jusqu’à onze. Pareil pour le nombre de caractères. Il faut se limiter à un certain nombre de lignes. Ce qui est plus difficile, finalement, c’est de caser la totalité d’une histoire en 46 planches. Une approche sans doute plus difficile pour Éric, plus habitué aux romans où le découpage n’est pas déterminé à l’avance. En BD, le nombre de pages détermine le prix qui lui-même détermine le nombre de planches. Et si on ne veut pas augmenter le prix de l’album d’un quart ou un tiers, il faut se tenir à trois cahiers de 16 pages. Sous peine de vendre l’album plus cher et de perdre une partie des lecteurs.

Il y a quand même une double-planche quasiment muette dans cet album. Enfin muette… l’action parle pour elle, au pied du temple, Largo doit fuir une horde de manifestants.

Philippe : Je vois laquelle ! Il y a des moments comme ça où j’aime surprendre le lecteur et amener de la tension. Une scène de poursuite, ça s’y prête bien à côté de planches beaucoup plus plan-plan où le dessin compte moins que ce qui est expliqué.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Donc, je préfère ne pas trop distraire mon lecteur et le garder dans un plan très classique et monotone. Peut-être que beaucoup de gens confèrent beaucoup d’importance au dessin en bande dessinée, à tort, parce que ce qu’on lit en tout premier lieu dans une case, c’est le texte tandis que l’oeil balaye très rapidement l’image. On attaque le texte avant tout, et à la deuxième case, rebelote. On lit une BD de manière pas si différente qu’un roman. Avec juste un balayage rapide. Ce n’est qu’à la deuxième lecture, quand on connait l’histoire, qu’on commence à s’intéresser au dessin. Une méconnaissance de ce fonctionnement serait dommageable pour l’histoire, la fiction en elle-même. Si je ne respectais pas cette mécanique, il aurait peut-être plus de mal à finir l’album. La place du texte est primordiale.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

Pour terminer, je lisais que Largo pourrait encore plus rentrer dans l’actualité avec Facebook, Google… C’est le menu des prochains épisodes ?

Philippe : C’est prévu, on va réorganiser quelque peu l’organigramme du groupe Winch. Regardez ne fût-ce qu’aux côtés du pétrole qui est une vieille source d’énergie. On devrait peut-être y rajouter certaines subdivisions. Se priver de certaines et en faire rentrer d’autres, comme des start-up. Effectivement, certaines pourraient avoir des airs d’Amazon, Facebook ou Google. Plus moderne, quoi ?

 

 

 

 

© Van Hamme/Francq chez Dupuis

 

Et vous, Éric, ce premier tome (peut-être refondateur tout en restant dans la continuité) vous a-t-il libéré. Les prochains tomes seront-ils plus faciles à écrire ?

Éric : Quand j’ai planché sur ce nouvel album, j’ai décrypté le précédent avec l’oeil du professionnel. Il faut savoir que, pour devenir scénariste, j’ai fait des formations (au cinéma aussi). Et je me suis aperçu que les mécanismes de narration de Van Hamme sont redoutables et diaboliques. Complet et simple, à la fois. Un véritable savoir-faire qu’il faudra continuer de faire valoir quitte à l’intégrer à d’autres univers. Mais ça va demander du boulot. Ce challenge à relever m’a pris plus de temps que prévu. Quand j’écris un roman, si j’ai besoin de cinquante pages de plus, ce n’est pas un problème, l’éditeur n’ira pas contre. Avec Largo, tout doit rentrer dans deux fois quarante-six planches. La mécanique est là, il faut y mettre la rigueur et une hyper-créativité pour ne pas refaire ce qu’a fait Van Hamme. L’exercice de style n’était pas si simple. Comme je ne suis pas un génie, ça me prend du temps.

 

 

 

 

© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis

 

 

Merci beaucoup à tous les deux et merci d’avoir emmener Largo là où on ne l’attendait peut-être plus !



Propos recueillis par Alexis Seny

 

Série : Largo Winch

Tome : 21 – L’étoile du matin

Scénario : Éric Giacometti

Dessin : Philippe Francq

Couleurs : Philippe Francq et Yoann Guillo

Genre : Aventure, Thriller, Économie

Éditeur : Dupuis

Nbre de pages : 48

Prix : 13,95€



Publié le 11/10/2017.


Source : Bd-best


Emma et Capucine sous les yeux de Jérôme et Lena : « Il faut ressentir les choix des personnages car, au-delà des coups sur le jeu d’échecs, toutes les pièces peuvent encore bouger »

À petits pas de petits rats de l’opéra ou dans les mouvements amples de danses plus urbaines, Jérôme Hamon et Léna Sayaphoum écrivent et dessinent l’histoire d’Emma et Capucine, deux danseuses que tout pourrait peu à peu séparer si elles n’étaient pas soeurs. Dans cette série jeunesse mais pas que, les deux héroïnes, pas toujours bien dans leurs chaussons et leurs baskets, doivent parfois s’affranchir des rêves de leur mère, lâcher du lest, faire face aux déconvenues, travailler toujours plus, tester les limites de leurs envies… C’est beau et souriant, le deuxième tome vient de paraître, nous en discutons avec les deux auteurs.

Bonjour Léna, bonjour Jérôme, avec Emma et Capucine, vous nous emmenez dans l’univers de la danse. Bien plus loin que l’aspect sportif, cette série regroupe des thématiques comme les choix, les rêves d’enfants et les projets de vie d’adolescents mais aussi la pression que peuvent mettre les parents…

Léna, d’où nous venez-vous ? Quand vous avez choisi un métier artistique, vos proches vous ont-ils suivie ?

Léna : Tout le monde dessine un peu dans ma famille. Et mes parents ont très vite compris que je n’étais pas fait pour les études. Ils étaient inquiets que je choisisse le dessin mais ils m’ont encouragé quand il le fallait. J’ai aussi reçu l’aide de Reno Lemaire, l’auteur du manga français Dreamland, il m’a donné des cours, des astuces. J’ai dû m’en souvenir en arrivant dans l’univers d’Emma et Capucine. Loin de mon travail dans le cinéma, ici, je devais travailler sur tout et toute seule. C’est peu dire que j’étais incertaine sur chaque étape. Sur le tome 2, ce fut beaucoup plus libre.

 

 

 

 

Recherches © Léna Sayaphoum


 

Vous, Jérôme, je crois que vous avez connu un revirement total dans votre vie, vous qui étiez… analyste financier avant d’écrire des BD.

Jérôme Hamon : C’est vrai, à un moment de ma vie, j’en suis arrivé au constat que je ne me projetaispas dans ma vie professionnelle. J’avais l’impression de mener la vie de quelqu’un d’autre. Bien sûr, mes études je les avais bien réussies mais elles ne m’avaient pas amené vers le job de mes rêves. Est venue la fatidique question : que vais-je faire de ma vie, maintenant ? Dans ce questionnement, c’est l’envie de raconter des histoires qui m’a le plus parlé.

Vous arrivez tel Billy Elliot dans la BD !

Jérôme : J’ai très vite eu envie de collaborer avec elle autour d’une thématique commune. Et il se trouve que j’étais fasciné par la préparation de ma fille aînée avant de partir à son cours de danse. Je la voyais s’installer, en tutu, devant le miroir et se regarder… se projeter ! La part de rêve est impressionnante chez cette gamine qui se mettait à rêver à quelque chose si loin de sa réalité, à être danseuse étoile.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Il faut dire que quand j’ai quitté New York, j’étais un peu dans la même situation qu’Emma et Capucine. Je pense que les parents ont le rôle d’accompagner leurs enfants, d’amener leur rêve à être plus réaliste. Que ce soit dans la danse ou d’autres domaines, à appréhender la vraie vie, celle derrière les paillettes qui peuvent séduire, pour éviter toute désillusion. Cet album, c’est une manière de prendre conscience et de faire prendre conscience.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Moi, je n’ai pas vraiment eu d’aide dans mes choix. Je n’ai pas eu de retour, je me suis retrouvé livré à moi-même, sans avoir pu considérer le fait qu’un jour je devrais choisir un métier. J’ai été laissé extrêmement libre, en fait. J’ai étudié mes cours sans en voir la finalité. J’étais attiré par le domaine scientifique, j’aimais comparer les sociétés, les cours de la bourse. C’était très intéressant jusqu’à ce que ça devienne… ma vie. Ce n’était plus un jeu, on ne fait pas de l’analyse financière comme on résout un sudoku.

Jérôme, l’analyste se cache-t-il encore parfois dans l’ombre du scénariste ?

Certainement, dans les points positifs, je pense que cela influence ma manière d’être très structuré, cartésien, rationnel. Mais, d’un autre côté, je dois parfois mettre cette casquette de côté, me laisser porter par les choix dont je suis maître. Il ne faut pas tout analyser. S’il faut des lignes narratives, il faut aussi ressentir les choix des personnages; voir, au-delà des coups sur le jeu d’échec, toutes les pièces qui peuvent encore bouger.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Léna, pour vous, c’est donc votre première série, vos premiers albums.

Léna : Oui et, pour tout dire, quand Jérôme est arrivé avec son projet, j’ai eu un peu peur et j’ai… refusé. Il m’a tanné, j’ai fini par accepter.

Jérôme : Je n’avais pas vraiment en tête d’en faire une série. Ce devait être un one-shot concentré sur un personnage qu’on a ensuite différencié en deux soeurs.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Léna : Cela nous a permis d’avoir deux personnalités différentes, indissociables – j’aime les deux – mais aussi de nous intéresser à la diversité de danses. J’en ai fait pendant six ou sept ans, du jazz, du contemporain, de l’urban jazz, du ragga mais aussi du classique.

Il vous a du coup été plus facile de mettre ces deux danseuses en scène ?

Léna : Il m’a fallu me replonger dans ce monde. Refaire quelques mouvements, aussi, parfois. Le papier, ça ne bouge pas !

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

 

Et cette rencontre avec Léna ?

Jérôme : On s’est rencontré, on s’est entraidé, on a échangé, on s’est surtout poussé l’un et l’autre. Les retours de Léna m’ont ainsi permis d’ajouter plein de choses. Léna, c’est l’oeil du metteur en scène. Au moment où j’étais en quête de collaboration, j’ai vu ses dessins sur Instagram. C’était très personnel, sa gestion de la lumière m’a séduit.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum

 

Puis, c’est animé ?

Jérôme : Oui, très cinématographique, et ça, c’est aussi ma culture.

Léna : C’est dans ce monde-là que j’ai commencé, dans la modélisation 3D. Je m’occupais de la modélisation des corps, des personnages avant de passer mon travail à d’autres. Je devais attendre la fin de la création pour vraiment voir le résultat du film sur lequel nous avions bossé.

Mais je préférais le dessin qui, à vrai dire, ne m’a jamais lâché. Mais ce passage à la 3D l’a amélioré. J’ai complètement changé ma manière d’éclairer les scènes, par exemple, dans la texture, la manière dont la peau réagit à la luminosité.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Et les regards !

Léna : Les expressions, ce fut aussi du boulot. Parce que finalement, tout leur travail, les sacrifices et les heures d’entraînement, devait passer dans le regard des deux héroïnes, dans les différents sentiments qui vont les accompagner.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Puis il y a les ombres auxquelles vous semblez accorder beaucoup d’importance ?

Léna : L’ombre et la lumière sont les deux faces d’une seule et même chose. L’un met en valeur l’autre, et vice-versa.

Par contre, j’ai beaucoup plus de mal avec les décors. Comme l’Opéra. Nous avons d’ailleurs voulu nous y rendre… Pas de chance, c’était fermé !

 

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum


Cela dit, le cinéma s’est intéressé à la danse, des films vous ont-ils inspirés ?

Jérôme : Je pense inévitablement à Black Swan et Billy Elliot. Puis, il y a le magnifique documentaire sur Benjamin Millepied, La relève : histoire d’une création, et qui s’intéresse au processus de création du ballet “Clear, Loud, Bright, Forward”.

Si on quitte le grand écran, il y a aussi cette série documentaire, Graines d’étoiles, qui suivait une année scolaire à l’école de l’Opéra de Paris. Des professeurs aux élèves, en montrant toute la vie mais aussi la réalité et l’envers du décor, des paillettes.

J’ai l’impression que c’est un monde dans lequel on peut être les meilleurs amis tout en étant ennemis. La concurrence est rude, non ?

Jérôme : La danse, c’est un monde magnifique, j’y ai vu tellement d’enfants heureux. Mais, la concurrence est bel et bien présente et il y a peu d’élus. Je pense que malgré la fraternité qui peut régner, ce constat reste présent dans l’esprit des enfants, quand ils se regardent, qu’ils se comparent. C’est difficile à gérer, sans doute. Rien n’est tout noir ou tout blanc, on peut être amis, certainement, mais il y aura toujours cette dose de chacun pour soi.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Pour revenir à ce que je disais tout à l’heure, je pense qu’il est important que les parents laissent rêver leurs enfants. Et si, à un moment, ce rêve devient plus concret, les parents doivent être là en garde-fou, préserver leurs enfants tout en montrant leur soutien. C’est si dur de réaliser un rêve ! Il faut un équilibre, ne pas y aller à coups de clichés mais apporter de la nuance, de l’enthousiasme. Et que ce soit les personnages qui l’amènent : je m’efforce de ne pas prendre position dans la BD tout en veillant à ce que si un personnage dit quelque chose, un autre puisse lui opposer un avis différent.

 

 

 

 

© Hamon/Sayaphoum chez Dargaud

 

Des avis, il y en a pas mal. Votre travail très suivi sur les réseaux sociaux, non ? Tant sur la page d’Emma et Capucine que sur votre page personnelle, Léna.

Léna : C’est vrai. Au départ, j’ai commencé à partager mon travail pour trouver du boulot. Aujourd’hui, ça me permet de tenir au courant ceux qui me suivent, de montrer des bonus.

 

 

 

 

© Sayaphoum

 

Sur combien de tomes est prévue cette série ?

Jérôme : Six, sept, huit… le temps qu’il faudra pour faire évoluer les personnages. C’est agréable d’avoir ce luxe, ce confort, de pouvoir compter sur plusieurs tomes pour raconter une histoire. Comme Nils qui sera une trilogie.

Merci à tous les deux ! En attendant le troisième album, on ne peut donc qu’encourager le lecteur à vous suivre sur la page Facebook dédiée à Emma et Capucine.

 

Propos receuillis par Alexis Seny

 

Série : Emma et Capucine

Tome : 2 – Premiers doutes

Scénario : Jérôme Hamon

Dessin et couleurs : Léna Sayaphoum (Page Facebook)

Genre : Jeunesse, Sport, Initiatique

Éditeur : Dargaud

Nbre de pages : 56

Prix : 9,99€



Publié le 09/10/2017.


Source : Bd-best


David Combet et Baptiste Payen intègrent les rangs des Cherub : « Proposer « une » vision de l’univers de Muchamore, sans prétention d’en faire « la » vision »

Il n’y a pas que les grands qui peuvent être des espions. La preuve avec Cherub, une série littéraire jeunesse initiée par Robert Muchamore qui voit des agents âgés de 10 à 17 ans intégrer un département ultrasecret des services de renseignement britanniques. L’idée a fait son chemin et s’est retrouvé en BD. La deuxième mission, avec Baptiste Payen et David Combet aux commandes, amènent nos espions en herbe doivent infiltrer un véritable cartel de la drogue, le plus puissant du Royaume-Uni. Sans poudre aux yeux, interview avec les deux auteurs et adaptateurs.

 

 

 

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Bonjour à tous les deux. David, on vous a déjà vu dans des ouvrages collectifs comme Axolot ou We are the 90’s, mais c’est votre premier véritable album. Quel effet cela fait-il ?

David Combet : Je suis très content ! Les neuf mois de création n’ont pas été de tout repos, mais c’est tellement chouette de voir le livre imprimé et entre les mains des lecteurs !

Avant d’en parler, si vous nous disiez d’où vous nous venez et qu’est-ce qui a éveillé en vous le virus de la bande dessinée ? Avec des coups de foudre pour certains auteurs ?

David Combet : J’ai grandi en Savoie et je vis maintenant à Lyon. J’ai passé mon enfance à lire Picsou Magazine et mon adolescence à lire les comics Top Cow (Tomb Raider, Witchblade etc). J’étais un gros fan de Michael Turner, Francis Manapul et Andy Park.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Mais alors à partir de quel moment avez-vous voulu en faire votre métier ? Avec quel parcours ? Des mentors vous ont-ils aidé ?

David Combet : Justement quand j’étais ado. Mes parents m’ont bien soutenu et j’ai pu faire un Bac Arts Appliqués et ensuite l’ENAAI, une super école d’art sur Chambéry. C’est là que j’ai rencontré Baptiste, qui était mon prof de BD. On a monté un projet ensemble et c’est en démarchant Casterman qu’on a eu l’occasion ensuite de bosser sur Cherub.

 

 

 

 

Un essai pour l’adaptation d’une série de romans jeunesse en BD © David Combet

 

Si le Caire est un nid d’espions, l’ENAAI de Chambéry est un repère de talents. Tous les deux vous sortez de cette école. Vous nous en parlez ?

David Combet : C’est une école d’arts appliqués à taille humaine et riche en enseignements. J’y ai suivi le cursus spécialisé en BD, illustration, animation et graphisme. C’est une vraie force d’avoir tous ces domaines différents car on apprend à gérer un projet complet, du dessin à la mise en page et au graphisme. Le tout avec une ambiance et des prof super chaleureux.

Est-ce facile pour un jeune auteur comme vous de débarquer dans ce monde en pleine métamorphose ?

David Combet : C’est loin d’être évident. Mais j’avoue avoir eu beaucoup de chance ! Entre les rendez-vous pro du festival BD de Lyon et les soirées de la librairie Expérience j’ai pu faire plein de belles rencontres.

Avec des (dés)illusions ?

David Combet : Pas vraiment. Je me suis rendu compte à quel point c’est un métier chronophage, et cet aspect-là du job n’est pas toujours simple à gérer. Mais à part ça tout roule !

 

 

 

 

© David Combet pour Axolot

 

Quand on commence, recherche-t-on un style, son style, ou cela vient-il naturellement ?

David Combet : Quand j’étais étudiant, je ne recherchais pas grand-chose et je me laissais porter par ce que je savais à peu près faire. C’est une fois sorti de l’école que je me suis mis à expérimenter des encrages et des techniques de couleurs différentes. La base du dessin reste à peu près la même mais le résultat final change selon les projets.

En tout cas le vôtre, David, on le reconnait au premier coup d’oeil. C’est déjà une victoire, non ? Qu’y avez-vous mis ? Tant au niveau du dessin que des couleurs, d’ailleurs…

David Combet : Au niveau de la base du dessin, j’imagine que c’est un mix d’influences que j’ai accumulé depuis que je dessine, les comics au début et des artistes plus graphique aujourd’hui (je pense notamment à Ines Longevial ou Alexandre Clérisse). Pour les couleurs, j’ai toujours adoré les ambiances de la photo argentique, où l’herbe et le ciel ne sont jamais vraiment vert et bleu. Je trouve ça super intéressant à travailler, et c’est vraiment un plus pour la narration.

 

 

 

 

Extrait du Vice d’Émile, une histoire courte pour le Projet Bermuda © David Combet

 

En tout cas, il y a un sens aiguisé de la composition chez vous, non ? Une envie que les planches soient des tableaux mais aussi bien plus que des planches. Pour que ce que vous racontez s’en échappe, non ? Qu’il y ait déjà de la vie avant même qu’on entre dans ce qu’il se passe dans les cases…

David Combet : Je suis très content si tu perçois les choses comme ça ! J’aime les belles planches et j’essaie de faire au mieux. Sur mes projets perso, je travaille avec peu de couleurs et ça demande un effort de plus pour la lisibilité. J’ai aussi une grosse névrose sur la symétrie que j’essaie d’atténuer un petit peu…

 

 

 

 

Recherches de couleur pour We Are the 90’s © David Combet

 

Pour Cherub c’est différent car Baptiste fait les storyboards. Je les modifie ensuite mais
c’est vraiment le résultat de nos deux visions.

Et votre art ne transpire-t-il pas un esprit comics plus que franco-belge ? Très sérigraphie aussi, non ?

David Combet : Vu que j’ai vraiment commencé à dessiner pendant ma période comics c’est possible qu’il en reste un peu ! Et maintenant oui, ça fait quelques temps que je me rapproche de choses plus graphiques et la sérigraphie m’inspire beaucoup.

 

 

 

 

Un tour sur l’Instagram de David Combet prouve que l’auteur aime les expériences

 

 

Votre travail des ombres est également impressionnant. Jusque sous les arbres ? Une obsession ou un côté maniaque de représenter la réalité au plus proche malgré des personnages moins réalistes ?

David Combet : J’essaie de faire en sorte que les couleurs racontent quelque chose en plus du dessin : qu’on ressente la chaleur, l’humidité, le lieu, ou l’émotion de la séquence.

À côté de ça, on sent une réelle envie (sur votre site en tout cas) de parler de sujets très contemporains : des MILFS qui doivent chercher leurs enfants sur une île thaïlandaise pour les besoins d’une télé-réalité, la vie d’un moche ou encore un plan-cul ? Puis il y a des chansons actuelles d’Orelsan ou Lilly Wood and the Prick. Tout est donc bon pour vous inspirer ? Que faut-il du coup pour que ça donne lieu à une histoire courte ou longue ?

David Combet : Il faut que ce soit fun (comme les Huîtres de Mai Lan et Orelsan), mais plus souvent que ça me touche personnellement, que ce soit un sujet dans lequel je me projette facilement. J’écris depuis pas très longtemps donc c’est plus facile pour moi de raconter ce que je connais bien. D’où les sujets contemporains j’imagine (je suis d’ailleurs très fan des séries Girls, Master of None et Please Like Me qui sont vraiment des chef d’oeuvre en la matière).


Comment êtes-vous arrivés dans Cherub ? Vous connaissiez cet univers bien connu des jeunes ados ?

David Combet : Pas du tout ! En fait, j’avais fait un test pour une adaptation d’un autre roman jeunesse chez Casterman, et comme ça ne s’est pas fait ils m’ont proposé Cherub. Du coup j’ai lu les bouquins, j’ai trouvé ça plutôt fun alors j’ai voulu essayer.

Pour vous, Baptiste, c’est une nouvelle corde à votre arc, un nouveau genre, non ? Il y avait de l’appréhension ?

Baptiste Payen : Il y avait évidement pas mal d’appréhension. Je me retrouve avec la responsabilité de créer un scénario adapté d’un best-seller alors que jusque là je n’avais été édité qu’en temps que dessinateur et coloriste. J’ai été bien accompagné sur cet album par l’éditeur, ça m’a rassuré. Le fait que ce soit un nouveau genre pour moi ne m’a pas posé de problème : j’aime raconter des histoires, le genre ne m’importe pas tellement, j’ai fait de la BD jeunesse, historique, sportive, aéronautique, policière, et maintenant de l’espionnage. Ça me permet de découvrir de nouvelles choses et de me cultiver.

 

 

 

 

© Baptiste Payen

 

Que Baptiste soit avant tout dessinateur, ça se sent dans sa manière d’écrire ?

David Combet : C’est mon premier job avec un scénariste du coup je ne peux pas vraiment faire de comparaison. Mais je pense que ça contribue au fait que la collaboration se passe très bien : il me comprend bien et il connaît bien les enjeux auquel un dessinateur se confronte.

Naturellement, c’est un tome 2, mais cela pourrait très bien être un tome 1, non ? L’histoire est reprise à zéro et le code de conduite au sein de ce département d’espions remis au goût du jour. Néanmoins, est-ce facile d’arriver sur une série en cours ? D’autant plus quand le premier tome date de … 2012 ?

Baptiste Payen : Nous nous sommes posé beaucoup de questions par rapport à la continuité de la série, puis nous avons décidé de ne pas tenter de coller absolument au tome précédent : nous aurions pris le risque de ne pas maîtriser ce que nous aurions fait. Nous avons pris le parti de rappeler les informations nécessaires à la définition de l’univers de CHERUB dans ce tome 2, et c’est aussi ce que fait Robert Muchamore dans le roman avec le texte d’introduction. Lire le tome 1 enrichit la lecture du tome 2, mais n’est pas absolument nécessaire à la compréhension. Le fait de considérer ce tome 2 comme « notre » tome 1 nous a permis de ne pas avoir réellement la sensation de poursuivre une série, mais simplement de proposer notre vision de cet épisode.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Comment vous êtes-vous approprié l’univers de Robert Muchamore ? En le lisant d’abord ? Comment passe-t-on de lecteur à adaptateur ? Est-il question de représenter au mieux ce que notre esprit a imaginé au fil de la lecture ?

Baptiste Payen : Évidement, j’ai lu quelques fois les premiers tomes de la série, que je ne connaissais pas avant que l’adaptation soit proposée à David. Je ne sais pas si je me suis réellement approprié l’univers de Robert Muchamore, j’ai surtout essayé de le comprendre afin que notre adaptation soit respectueuse de son travail.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Pour passer de la lecture à l’adaptation, il faut être très pragmatique : j’avais un nombre de pages à respecter, et une histoire à raconter. À partir de là il s’agit de trier les informations : que peut-on transmettre seulement par le dessin, que peut-on éluder, et quelles informations sont absolument nécessaires ? Une fois ce travail fait, la marge de manœuvre se réduit considérablement et on peut se concentrer sur la manière de raconter l’histoire.

Le roman Trafic est paru en 2004, il y a déjà une génération de lecture, au moins. Cela veut-il dire qu’il a fallu un peu rafraîchir la substance (et la manière dont les personnages se comportent entre eux, par exemple) pour coller à l’attitude et ce que vive les jeunes d’aujourd’hui ?

Baptiste Payen : Je n’ai pas tellement touché au comportement des personnages, CHERUB repose sur des stéréotypes qui sont encore d’actualité pour véhiculer des messages simples, j’aurai eu du mal à changer cela et j’aurai sans doute eu l’impression de ne pas respecter le roman. De son côté, David a modernisé l’univers en faisant coller son dessin à des références un peu plus contemporaines.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Adapter en bande dessinée (comme en film, d’ailleurs), n’est-ce pas briser le pouvoir de l’imagination ? Comment contourner cela ? Qu’est-ce qu’une adaptation en images peut apporter de plus, du coup ?

Baptiste Payen : L’adaptation en image n’apporte sans doute rien de plus que le roman. On change simplement de média afin de raconter la même histoire différemment. On propose « une » vision de cet univers, sans prétention d’en faire « la » vision. Une lectrice nous a dit récemment : « Je sais que James est décrit comme blond dans les romans, mais je préfère l’imaginer brun. », la BD la prive sans doute un peu de cette liberté. J’espère qu’on n’a pas brisé le pouvoir de son imagination, et quelle sera capable de ne voir la BD que comme une proposition.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

On voit beaucoup d’histoires d’espionnage portées à l’écran (avec en têtes de gondole les James Bond, Jason Bourne ou autres aventures d’Ethan Hunt ou des Kingsman), comment la bande dessinée rivalise-t-elle avec le spectacle du cinéma, les effets spéciaux etc. Quelles sont les armes de la BD ? Que permet-elle de faire passer que le cinéma est incapable ?

Baptiste Payen : Je ne crois pas qu’on puisse rivaliser. La BD apporte un univers graphique et narratif propre, le rythme se fait par la forme et l’emplacement des cases, par la composition, par la mise en scène, puis le lecteur décide de passer le temps qu’il souhaite sur chaque scène, il maîtrise sa lecture, il a le droit, s’il le souhaite, de revenir trois page en arrière ou d’aller voir trois page en avant, c’est possible en littérature, en BD, mais pas au cinéma. En BD, on ne peut que suggérer un mouvement, un bruit, ou le passage du temps, il faut être assez habile pour que le lecteur puisse instinctivement comprendre nos intentions. La lecture de BD est une lecture active, devant un écran on peut être passif. Selon le public ce sera un atout ou un handicap pour la BD.

Au niveau des effets spéciaux, en BD nous n’avons aucune limite, il faut juste des idées, du
temps, de l’envie et parfois du talent.

 

 

 

 

© Payen/Combet chez Casterman

 

Cela dit, il ne manque pas grand-chose pour que vos personnages s’animent sous nos yeux. Ça vous parle le cinéma d’animation ?

David Combet : Carrément ! C’est d’ailleurs la grosse influence du parti-pris graphique.

En matière d’espionnage, quelles sont vos références, vos films/histoires cultes ? Et en BD ?

David Combet : C’est pas exactement de l’espionnage, même s’il y en a un peu, mais la série de détective Veronica Mars que j’ai regardé pendant toute mon adolescence (… et encore maintenant, en fait), et j’ai une grosse passion pour Élise Lucet et le journalisme d’investigation qu’elle représente. En BD, j’avais adoré Danger Girl !

Naturellement, c’est une BD pour les jeunes ados, il y a un canevas à respecter ? À quoi faut-il veiller quand on s’adresse à un tel public ?

Baptiste Payen : Nous avons le roman comme garde-fou, les choses y sont décrites de manière à être adaptées aux adolescents. En respectant cela, on reste dans les limites. C’est même un peu sage à mon sens, les ados peuvent encaisser bien pire avant qu’on passe dans le subversif.

Quelles sont les différentes étapes du scénario à la planche finale ? Quelle est votre méthode? À l’ancienne ou à l’aide d’une tablette graphique ?

David Combet : J’utilise les boards de Baptiste pour faire mon crayonné en proposant, si besoin est, des modifications. J’en profite pour faire le lettrage et le gros de la mise en page. Ensuite  l’encrage, les aplats, et la mise en couleurs. Pour ce projet je bosse exclusivement en numérique, notamment pour des raisons pratique et de planning.


L’album est également paru en Angleterre. Pas mal, hein ?

David Combet : Plutôt cool oui !

Quelle est la suite pour vous ? D’autres projets ou toujours du Cherub ?

David Combet : On travaille en ce moment sur le tome 3 de Cherub, Arizona Max. Ensuite, j’enchaîne avec un autre album qui n’aura rien à voir et qui sera très cool aussi, mais je ne peux pas en parler pour l’instant…


Baptiste Payen : Nous avons un projet commun qui restera en stand-by pour encore quelques temps car nous sommes tous les deux très occupés, mais nous ne l’abandonnons pas. C’est un récit qui commence comme toutes les histoires de super-héros, mais qui dégénère « légèrement », je pense être assez vague avec ça pour ne pas trop en dévoiler !

Merci à tous les deux !

 

Propos recueuillis par Alexis Seny



Publié le 03/10/2017.


Source : Bd-best


Fer contre fer avec Renaud Farace : « Ma première version du Duel de Conrad? J’étais tellement respectueux que ça n’avait aucun intérêt ! »

Un auteur de BD, ça ne se fait pas en un jour. Parfois, ça peut aller très vite, d’autres fois, la patience est de mise. Comme pour Renaud Farace. Riche de collaborations dans des collectifs notamment, le jeune quadragénaire révèle un peu plus toute l’étendue de son talent avec Duel. Une adaptation de Joseph Conrad fidèle mais différente, pleine de fulgurances, dans laquelle celui qui rêve de reprendre Spirou et Fantasio le temps d’un album a cherché le côté pile et côté face pour consolider un duo fratricide et pourtant lié à jamais. De bonnes raisons de croiser le fer avec un auteur qui a du faire du chemin et noircir bien des pages pour en arriver là.

 

 

 

 

 

 

 

Autoportrait en Jack Sparrow © Renaud Farace

 

Bonjour Renaud. On vous attendait avec un récit de pirates, vous voilà avec un premier album qui fait briller les lames, mais de manière moins maritime, n’est-ce pas  ?

C’est vrai, au départ, j’avais prévu d’adapter Frères de la côté de Joseph Conrad. Un gros pavé de 500 pages qui devait être mon premier album.

 

 

 

 

Recherche pour Frères de la côté © Renaud Farace

 

Mais un ami éditeur m’a conseillé de commencer avec une adaptation plus courte. Par hasard, dans un recueil de nouvelles, j’ai eu un coup de foudre magnifique pour Le Duel, toujours de Joseph Conrad. Le genre me plaisait, Napoléon et sa campagne de Russie, le renversement qui allait s’y dérouler.

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Encore du Conrad !

Oui, il a écrit des textes de genre, d’aventure, très divertissant tout en arrivant à y mêler, à chaque fois, une vision très fine de l’âme humaine. Ce qui permet de (se) faire plaisir avec du fond. Exactement comme un Sergio Leone et sa façon d’aborder la guerre de sécession ou un Coppola au coeur de la guerre du Viêt-Nam. Joseph Conrad faisait pareil avec quelque chose d’universel aussi, car l’histoire aurait pu être transposée dans une autre époque. Au temps des samouraïs, par exemple. J’avais le désir de cet univers.

 

 

 

 

Recherche et rough © Renaud Farace

 

Mais…

J’avais trouvé l’histoire. Restait à l’adapter. Je me suis ainsi lancé dans une version scolaire, linéaire. Je l’ai relue et me suis rendu compte que je n’avais pas choisi le bon biais, j’étais tellement respectueux que ça n’avait aucun intérêt. Alors, je me suis demandé pourquoi j’étais fasciné par ce récit. J’ai relu le dernier paragraphe de la nouvelle et j’ai eu une révélation. J’ai ôté le « Le », pour me retrouver avec « duel », et cette notion de dualité sur plusieurs plans.

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Quel a été votre apport, du coup ?

Dans le texte original, le lieutenant D’Hubert est le personnage principal, froid, renfermé. Féraud, lui, est important mais sert plutôt de révélateur de D’Hubert.

Du coup, il m’importait de traiter la dualité pile-face d’une même pièce, de réhabiliter Féraud et de le laisser vivre sa vie. Féraud, c’est quelqu’un de populaire, de chaleureux, avec une certaine aisance dans les relations qu’il mène. Cela m’a amené à créer plein d’autres personnages pour l’entourer.

 

 

 

 

Première version du personnage de Féraud © Renaud Farace

 

 

On a parlé de Conrad, mais n’y a-t-il pas un peu d’Hugo aussi dans Duel ? Votre culture serait-elle plus littéraire que bédéphile ?

Je ne lis, en effet, pas beaucoup de bande dessinée, même si j’adore ça. En revanche, je suis passionné de cinéma et littérature, celle qui partage ma vie est d’ailleurs professeure de lettres. Elle me nourrit constamment (et pas que culinairement)… c’est elle qui m’a mis la Légende des Siècles de Hugo entre les mains, qui allait m’inspirer le texte d’introduction à la campagne de Russie, qui est une référence directe au grand Victor. C’est elle, encore, qui a suggéré l’idée de la chanson de geste quand je cherchais la forme pour raconter le troisième duel… Et c’est après avoir vu les Liaisons dangereuses au théâtre que nous avons imaginé ensemble la scène « épistolaire » avec Féraud et ses deux amantes…

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Comment êtes-vous passé d’une version à l’autre ?

La première était donc littérale, sans changer une virgule, ni les couches dramaturgiques.  Le fait de travailler les dialogue m’a remis les idées en place. Après, j’ai écrit au fur et à mesure, en soumettant les séquences à l’éditeur qui m’encourageait. Cela s’est corsé les trois derniers mois, où j’ai dû abattre le tiers du livre, soixante pages. Sans sommeil, quasiment.


La transition d’une version à l’autre se voit, sur votre blog notamment, avec des pages inédites.

Oui, c’est rigolo, ces planches, ces dessins non-retenus, je les appelle les bébés Féraud, les bébés D’Hubert. Plus caricaturaux, plus manga. J’avais la volonté de dessiner comme ça, mais ce n’était pas finalement mon style.

Au final, votre album est essentiellement noir et blanc, avec des notes de rouge.

Le noir et le blanc sont des contraires parfaits. Ils impliquaient la notion de dualité. Ce à quoi j’ai ajouté le rouge à certains moments pour suggérer une dimension supplémentaire. J’ai pensé à utiliser le rouge sur tout l’album, mais je trouvais cela trop chargé. Suffocant, à vrai dire.

 

 

 

 

Recherches de personnages © Renaud Farace

 

Comment êtes-vous arrivé chez Casterman ?

J’avais maquetté et imprimé mon projet en A3, avec une couverture rouge pétant, pour qu’il dépasse obligatoirement des piles de dossiers et se repère à plus de 50 mètres… Vincent Petit, mon éditeur chez Casterman, m’a confié qu’il l’avait effectivement remarqué grâce à cette ruse, et aussi parce qu’il adorait le film de Ridley Scott.

Honnêtement, comme je ne lis plus beaucoup de BD, je n’étais pas très au fait du catalogue Casterman. Mais je savais que c’était un éditeur qui n’avait pas peur de soutenir des projets en noir et blanc (j’ai essuyé quelques refus à cause de l’absence de couleur). Puis j’ai découvert, lors de nos premiers rdv, que nous partagions le même goût pour le grand romanesque qui met en scène des personnages travaillés, pour le divertissement intelligent. Là encore, que de bienveillance, de compréhension et d’encouragements… pour moi, c’est une belle rencontre, sans flagornerie aucune !

 

 

 

 

Strasbourg © Renaud Farace chez Casterman

 

C’est votre premier grand album rien qu’à vous. Mais on vous avait déjà vu sous le pseudonyme de Lu-k chez Petit à Petit, dans des ouvrages collectifs sur les Beatles, The Doors, la mythologie…

Oui, mais avec Olivier Petit, il y avait une sorte d’émulation, c’était différent, plus simple à dépasser.

 

 

 

 

The Doors © Renaud Farace chez Petit à Petit
Le Minotaure © Renaud Farace chez Petit à Petit

 

Ici, si j’étais tout seul, il y avait quand même Joseph Conrad. Son texte m’a accompagné. Je suis hyper-content d’avoir su mener ça à bien.


Avec des doutes ?

Duel, c’est une BD sans doute plus classique que ce qui parait actuellement. J’avais peur que ça paraisse austère. On est très loin de l’expérimental et fou Détective Rollmops que j’ai scénarisé pour Olivier Philipponneau.

Puis, j’ai douté d’y arriver dans les délais impartis. Je suis arrivé chez Casterman fin 2014, j’ai signé en janvier 2015, ce fut le feu vert pour la version finale. Jusqu’il y a un an et demi, quand on a arrêté le nombre de pages. J’ai commencé à voir le bout… avec la difficulté de finir.

Malgré vos expériences, vous êtes finalement un « jeune auteur ». Il est comment le monde de la BD vu de vos yeux ?

Ce n’est pas facile. C’est différent de Petit à Petit pour lequel je travaillais sur commande. Je n’avais pas à réfléchir au scénario. Ça m’a permis d’en apprendre sur ce milieu stakhanoviste.

 

 

 

 

Dans un tout autre genre, une membre de The Zombie Girls Gang Band © Renaud Farace

 

Vous saviez que derrière l’histoire passée à la postérité, il y avait deux personnages ayant réellement existé ?

Pas du tout, c’est mon éditeur, Vincent Petit, qui m’a aiguillé vers l’histoire réelle qui était derrière. Celle de François Fournier-Sarlovèze (Féraud) et  Pierre Dupont de l’Étang (D’Hubert). Une histoire avec des éléments intéressants, comme cette charte qui obligeait les deux à se battre dès qu’ils se croisaient.  Ainsi :

« Article 1er. Chaque fois que MM. Dupont et Fournier se trouveront à trente lieues de distance l’un de l’autre, ils franchiront chacun la moitié du chemin pour se rencontrer l’épée à la main ;

Article 2. Si l’un des deux contractants se trouve empêché par son service, celui qui sera libre devra parcourir la distance entière, afin de concilier les devoirs du service et les exigences du présent traité ;

Article 3. Aucune excuse autre que celles résultant des obligations militaires ne sera admise ;

Article 4. Le traité étant fait de bonne foi, il ne pourra être dérogé aux conditions arrêtées du consentement des parties. »

Fournier était un guerrier beaucoup plus cruel, un démon presque, antipathique et sanguinaire.

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Il y a un troisième personnage, non ?

Oui, le Corse, Paoli. Il est  important, c’est lui qui fait le lien. Je me suis projeté en lui. Tellement que quand il m’a fallu le tuer, ce fut très douloureux. J’étais très triste. Je rentrais chez moi avec le moral dans les chaussettes. Mes enfants, ma femme me demandaient pourquoi. Je leur disais que j’avais dû tuer un personnage qui m’était cher.

 

 

 

 

© Renaud Farace chez Casterman

 

Vous avez fait de l’escrime, ça aide dans le dessin des postures des deux personnages ?

J’en ai fait en tant que sport, pas en tant qu’escrime de guerre. C’est d’ailleurs comique parce que j’ignorais totalement que Ridley Scott avait fait un film sur base de la nouvelle de Conrad. En l’apprenant, je suis tombé sur l’affiche qui m’évoquait un lointain souvenir : c’était celle qui, des lustres auparavant, trônait au-dessus de la salle d’escrime dans laquelle je m’entraînais.

Après, oui, j’imagine que ma pratique de l’escrime m’a aidé à mieux saisir des attitudes, les parades. En plus, quand je dessine, je mime. Je me suis mis à faire des feintes, des parades devant mes camarades à qui je demandais de me prendre en photo.

Plus loin, pour le duel relaté en alexandrins, j’ai du faire pas mal de recherches pour retrouver les termes techniques et précis de l’époque.

Finalement, le film de Ridley Scott, vous l’avez vu ? Verdict ?

Vu ! Et assez conforté dans ma décision de ne pas le regarder durant la conception de mon Duel, tant les somptueuses images m’auraient complexé ! Sinon, au-delà de la magnifique photo, j’ai beaucoup apprécié le scénario de la première demi-heure, je suis moins friand des choix faits pour la suite…

 

 

 

 

Recherches de personnage © Renaud Farace

 

Il est donc différent de votre œuvre ? En quoi ? Finalement quelles sont les limites du cinéma que la BD compense et vice-versa ?

Ce qui est très intéressant, c’est qu’il s’agit réellement de deux adaptations distinctes, chacune s’étant attachée à ce qui la passionnait dans le récit de Conrad. Pour ma part, j’y ai vu, et développé, une thématique de la dualité, choisissant de traiter les deux duellistes à part égale, alors que Ridley Scott et son scénariste ont privilégié d’Hubert, Féraud (Harvey Keitel) restant cantonné à son rôle de brute épaisse. En ce sens, ils ont été plus respectueux du matériau d’origine, mais ils se sont moins glissés dans les interstices du texte…

 

 

 

 

Étude de personnage © Renaud Farace

 

Le film déroule également une adaptation que je qualifierais « d’anglaise »… attention, rien de péjoratif dans ma formulation, je suis loin d’être chauvin, mais dès les premières minutes du film, on constate un certain parti pris dans le traitement de l’épopée napoléonienne, l’empereur étant d’emblée traité comme un dictateur sans foi ni loi, et un conquérant sanguinaire… je n’ignore pas les réalités du règne de Bonaparte, mais le film fait l’impasse sur l’émulation et l’euphorie qu’il provoqua à ses débuts. De plus, on sent bien que Ridley Scott apprécie particulièrement l’oncle aristocrate de la promise de d’Hubert, personnage très réussi au demeurant.

Vous avez passé votre enfance sous d’autres latitudes. Vous étiez en contact avec de la BD ? Qu’est-ce qui a fait votre culture, vos premiers coups de cœur ?

Étonnamment, partout où nous résidions avec mes parents, je trouvais facilement Pif Gadget, Rahan et divers comics américains traduits par LUG, j’ai donc pu dévorer toutes ces publications dans ma langue maternelle, très jeune.

 

 

 

 

Illustration d’un bateau pirate © Renaud Farace

 

Comme je vivais dans des pays très chauds, je passais le plus clair de mon temps dehors, et le retour définitif sur Paris posa quelques problèmes : plus question d’aller jouer dehors à cause du trafic et du climat. Pour palier l’ennui qui me menaçait, mon père a installé sa collection de BD dans ma chambre, plus de 400 albums qu’il avait acquis durant son adolescence (à l’époque, c’était énorme), et ma passion est née, principalement à la lecture des Spirou de Franquin (que je rêvais — et rêve toujours — de reprendre le temps d’une aventure), mais aussi avec Johan & Pirlouit, Gil Jourdan, Marc Dacier, Achille Talon, Barbe-rouge, Buck Danny, Lucky Luke, Oumpa Pah, Benoit Brisefer, la Ribambelle, et les recueils brochés de Spirou Magazine datant des années 60… du old school, en somme !

Plus tard, vous gagniez le concours Jeune Talent d’Angoulême. Ça aide ? Ou c’est une arme à double-tranchant ?

J’ai effectivement fait partie de la sélection des 20 lauréats du concours Jeunes Talents, en 2005. Cela faisait quelques temps que je me demandais si j’allais continuer la BD, car, à part mes collaborations actives dans le fanzinat, je n’étais toujours pas édité… cette sélection a confirmé mes choix et mes envies, m’a re-motivé… et m’a ouvert les portes de l’édition professionnelle, principalement avec des mini-récits de commande qui m’ont permis de vivre et surtout de me roder.

 

 

 

 

Une planche de La querelle des arbres, première mouture © Renaud Farace

 

Entre-temps, c’est la psychologie que vous avez étudiée. Pourquoi, ce choix ? L’attraction pour la BD n’était pas assez forte ? Vous y êtes revenu assez vite quand même, mais quel a été votre apprentissage du Neuvième Art ?

Je n’étais pas bien au courant des diverses formations artistiques post-bac, et c’était une culture assez éloignée de mon milieu (je dis cela sans rancœur aucune, c’était juste comme ça). Il semblait aussi assez sage de se former à un métier via l’obtention d’un bon diplôme… mais en réalité, je me suis tourné vers les sciences humaines par goût intellectuel, tout en sachant que jamais je ne pratiquerai, car je voulais vraiment faire de la BD. Ainsi, j’ai passé mes cinq années d’études à créer des fanzines, qui ont constitué l’essentiel de mon apprentissage, que ce soit dans la pratique ou grâce aux rencontres d’autres auteurs en herbe (la plupart sont d’ailleurs édités aujourd’hui). Rétrospectivement, ce fut la meilleure école : tout faire soi-même, de la réalisation de sa BD, à l’édition d’une revue amatrice, en passant par le maquettage, l’impression, etc. En parallèle, j’ai découvert, à la fac, la psychanalyse, la philosophie, la littérature, le cinéma… et j’espère que tout cela fait un bon mix aujourd’hui !

 

 

 

 

Un shérif de l’espace © Renaud Farace

 

Vous avez rencontré des auteurs ? Quels conseils vous ont-ils donné ?

Selon la tradition qui semble toujours aussi tenace depuis la nuit des temps de la BD, je suis allé effectivement présenter mon travail à certains « maîtres », au culot, en trouvant leur numéro de téléphone dans l’annuaire ou en les «pistant » sur les salons. J’en retiens essentiellement une réjouissante bienveillance, très motivante, même si tous n’appréciaient pas forcément ce que je leur montrais… Ils ne se souviennent probablement pas de moi, mais je me permets de les citer, car chacune de ces rencontres m’a profondément marqué : Mézières, Margerin, Stan & Vince, Johan de Moor, Moebius…

 

 

 

 

Un hommage à Adèle Blanc-Sec et Tardi © Renaud Farace

 

Des coups de cœur récents ou plus anciens en BD ? La Bible pour vous, c’est quoi ?

Récemment, j’ai été littéralement soufflé par la Terre des fils de Gipi. J’ai également adoré Une Fessée et au lit de Boris Délévègue et Alcibiade de Rémi Farnos… et j’attends le(s) prochain(s) Pedrosa avec impatience !

Sinon, pour ma petite liste de mes incontournables (et j’en oublie sûrement!) :
– Qrn sur Bretzelburg, Spirou & Fantasio n°18, André Franquin
– La Valléé des bannis,  Spirou & Fantasio n°41, Tome & Janzy
– 3 ombres, Cyril Pedrosa
– Vitesse moderne, Blutch
– Les 5 conteurs de Bagdad, Duchazeau & Vehlmann
– Ici même, Tardi
– Dieu est mort ce soir, Soda n°4, Tome & Gazzotti

Finalement, l’album est sorti en avril. On en parle toujours dans un monde de la BD où les nouveautés se chassent les unes après les autres. Belle performance, donc ? Vous avez dû avoir des retours, que disent-ils ? On parle de vous comme d’un auteur révélé. Au bon moment ?

L’accueil critique est effectivement très chaleureux, et c’est un beau cadeau pour mes quarante ans ! J’espère qu’on lira encore Duel à mes cinquante…

Que nous réservez-vous pour la suite ? La querelle des arbres en album, c’est ça ? D’aussi longue haleine que Duel ? Et Frères de la côte, alors ?

Je vais sauter d’un empire à l’autre, puisque la Querelle des arbres se situe dans l’Indochine des années 30. Il s’agit, pour moi, de comprendre les ambiguïtés de la colonisation, de confronter son discours et ses intentions « humanistes » à sa dure réalité, à travers un récit toujours aussi romanesque que Duel, avec beaucoup plus de personnages principaux… et je ne vois pas comment la raconter avec moins de 200 pages…

Je garde le Frère-de-la-côte pour plus tard, déjà pour ne pas me limiter aux adaptations du grand Conrad (la Querelle est un scénario original), et aussi pour me laisser le temps de le penser sous forme de mini-série.

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 28/09/2017.


Source : Bd-best


Aude Mermilliod, sur une ode de Trenet, au coeur des Reflets Changeants : « Une envie de bonheur et de chocs qui font se rencontrer des inconnus »

Depuis Trenet, on le sait, « la mer à des reflets changeants ». Que les gens, qu’ils soient côtiers ou pas, lui envient. Même si la course a parfois été suspendue et qu’une affiche de Godard « À bout de souffle » traîne dans les parages, c’est un véritable second souffle, avec tout ce qu’il a de salvateur et d’imprévisible, qu’Aude Mermilliod donne, sans compter, à ses personnages. Ils sont trois, de différents âges, de différents doutes, de différents problèmes… mais tous reprennent du poil de la bête pour composer cette grande histoire chorale intelligente et chatoyante, dure aussi, parfois.

Les reflets changeants, c’est tout ça et bien plus encore. Quelque part entre sa Méditerranée et ma Sambre, cela valait bien une interview (épistolaire) de celle qui a gagné le Prix Raymond Leblanc en 2015 et conquiert désormais notre coeur. Alors, à la une, à la deux, à la trois, plongeons !

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Bonjour Aude. Même en septembre, il a le bon goût de l’été cet album, non ? C’est en été que les humains, et vos personnages de surcroît, sont les plus aptes à se découvrir ?

Bonjour ! en ce qui me concerne, je ressens un vrai attachement à la Méditerranée, et elle prend toute son ampleur en été. Ce sont des souvenirs sensitifs très vifs, liés à mon enfance… le sel sur la peau, rentrer dans une voiture bouillante de soleil, manger le soir au son des cigales… Après, je pense qu’on peut se rencontrer toute l’année ! Ce choix est plus lié à des souvenirs de vacances.

Vous êtes-vous éveillée au Neuvième Art, très tôt, dès votre enfance ? Avec des lectures favorites ?

J’ai lu pas mal de bandes dessinées quand j’étais petite. Des classiques comme Tintin, Astérix ou les Tuniques Bleues, mais ce sont surtout les bd de mes voisins dont j’ai le plus de souvenirs. Notamment les Philémon ou Tendre Violette, ou encore les Peeters/Schuiten. Je ne comprenais pas grand-chose, mais c’était vraiment des supports d’évasions.

 

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Aujourd’hui, qui sont vos maîtres ?

Aujourd’hui je lis beaucoup beaucoup beaucoup de bandes dessinées, donc mes maître-sse-s sont de plus en plus multiples. J’aime aussi bien Jilian Tamaki et Craig Thompson que Pascal Rabaté ou Désirée et Alain Frappier. Les styles et les propos sont de plus en plus variés, c’est un vrai bonheur de lectrice !

Qu’est-ce qui vous a appris le métier ?

Mon parcours n’est pas du tout linéaire. Durant mes études de mode (que j’ai totalement échouées), j’étais souvent absente en cours (ceci explique cela) et je filais dans la librairie de ND Expérience, à Lyon, qui jouxtait l’école. Ce sont les libraires qui m’ont mis dans les mains des albums aux couleurs différentes, qui m’ont éveillée à la Bande dessinée.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Ensuite, lors de mes deux années de Beaux-Arts à Toulouse (… dont je me suis fait virer), je vivais non loin d’une autre très bonne librairie bd, et je suis tombée amoureuse du libraire, qui était également auteur. C’est donc de le voir dessiner, et de piocher dans sa bibliothèque qui a confirmé mon intérêt pour le 9e art.

J’ai donc fait quelques planches par-ci par-là, mais sans grande conviction. C’est en ouvrant mon blog « La fille voyage » que j’ai commencé à davantage dessiner, grâce à la tablette graphique et à son merveilleux ctrl-Z qui m’a permis de ne plus trop avoir peur du dessin raté.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod

 

Après tout ça, j’ai travaillé sur le scénario des Reflets changeants, et j’ai présenté le concours Raymond Leblanc. Et me voila !

Dès le titre, Les reflets changeants, sa poésie nous emporte. Est-il venu rapidement ?

Non, j’ai fait pas mal de brainstorming. Mais la chanson La mer de Charles Trenet, me revenait sans cesse en tête. J’ai appris par la suite qu’il l’avait écrite dans un train longeant la mer, magnifique non?

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Cet album, c’est le premier de votre parcours de jeune autrice, ça fait quelque chose, non ?

Ah ça ! On peut le dire ! Depuis le temps que je fantasme sur le moment où j’allais enfin tenir mon premier livre dans mes mains ! C’est un moment de joie pure, vraiment.

Cela dit, ça a déjà dû vous marquer de gagner le Prix Raymond Leblanc, non ? Un gros et vrai coup de pouce ?

Un immense coup de pouce ! Un coup de pouce inespéré ! Débuter dans une maison telle que le Lombard, en étant considérée comme tous les autres auteur-e-s, avec en plus un apport financier qui permet de ne faire que son album sans s’inquiéter, c’est une chance inouïe.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Vous remerciez particulièrement Jean-Louis Tripp, il fut d’une grande aide ?

Jean-Louis Tripp est mon conjoint, donc il a été, durant les premiers pas de l’album, mon premier lecteur. Il a pu m’indiquer certaines erreurs de débutante. Ensuite, j’ai finalement très peu fait appel à lui, même s’il était dans la pièce à côté. Parce que je débutais et que je voulais être seule à bord, avec mon éditrice.

Son dernier album, Extases, fait l’unanimité ces dernières semaines. Vous l’avez lu ? Y’a-t-il eu des échanges entre les deux projets sur lesquels vous travailliez, tous deux ?

J’ai lu au fur et à mesure les planches d’Extases. Jean-Louis fait une planche par jour, je la lisais le soir… ou par-dessus son épaule dans la journée. Mais nos projets sont totalement distincts. Cela dit il n’est pas exclu que nous écrivions un jour un scénario ensemble.

 

 

 

 

© Jean-Louis Tripp chez Casterman

 

Autres bonnes fées, Régis Loisel, Max Cabanes et Fabrice Néaud ? Excusez du peu, comme on dit ! Et pourtant, tous ont des univers très différents les uns des autres, non ? En quoi vous ont-ils aidé ?

C’est drôle comme les gens ne se rendent pas compte de l’importance qu’ils ont pu avoir, parfois. Régis Loisel et Max Cabanes ont lu des parties de l’album, à des moments donnés, ils ont pris le temps de me faire des retours, et ça a été pour moi autant de petits moments encourageants et revigorants durant cette longue traversée du désert que peut être la réalisation d’un livre.

Fabrice Neaud, lui, a pris le temps, un soir, de me faire des retours très judicieux sur la couverture, qui serait moins belle sans lui.

 

 

 

 

 

Couverture finale de l’album © Aude Mermilliod

 

Cerise sur le gâteau, la force de la couverture. Elle est, à peu de choses près, la dernière planche de votre album qui elle-même se prolonge sur la quatrième de couverture. Une manière de prolonger la narration ? Ou de la commencer avant même d’avoir ouvert l’objet ?

Comme on le découvre en finissant l’album, la couverture ne correspond pas à un moment réel de l’histoire, en revanche elle représente cet élan vital, cette propension à la joie que j’espère avoir exprimé dans ce livre.

Il était important pour moi que la couverture soit énergique, joyeuse, sans mélancolie. Ce livre parle surtout de ça, d’une envie de bonheur, et de comment on l’atteint.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod

 

Mine de rien, quand on arrive en tant que jeune auteur sur ce marché difficile qu’est la BD d’aujourd’hui, c’est un parcours du combattant ? Avec des galères ? Encore plus quand on propose un récit hors-format, un roman graphique de 200 pages ?

J’ai eu la chance de ne pas connaître ces galères, dans la mesure où Les reflets changeants est mon premier projet, et qu’il a été très soutenu par le Lombard. Mais je sais que je suis une exception.

Quand on voit le projet que vous avez soumis au concours, il y a deux ans, et l’album final, la métamorphose est irréfutable. Au niveau du graphisme, des couleurs… Qu’est-ce qui a permis, cette métamorphose ?

La grande différence c’est le temps, et le nombre de pages. Le dossier était d’uniquement 3 planches, et je dessinais bien moins. Quand j’ai su que l’album allait exister, j’ai tout mis à un autre niveau, j’ai remis certaines choses en questions, notamment la couleur.


Dans Les reflets changeants, le lecteur est amené à rencontrer trois personnages qui se frôlent mais ne se connaissent pas. Ces trois personnages pourraient-ils être les trois facettes d’une même personne ?

Non, pas d’une même personne, du moins pas de moi. Je peux avoir de l’empathie pour les trois, mais ils ne me ressemblent pas pour autant, et je les ai construits de manière bien distincte. Mais ensuite le lecteur ou la lectrice a le droit d’y voir ce qu’il-elle veut.

Comment sont-ils nés graphiquement ces personnages ? Le reflet extérieur doit-il être accordé au reflet intérieur ?

Je voulais qu’ils ressemblent à des « vrais » gens. À savoir pas parfaits ni physiquement ni dans leurs traits de caractère. Ils ont des défauts, des forces et des impuissances, comme dans la vie.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Vous, comment avez-vous fait leur connaissance ? Sont-ils tout droit sortis de votre imagination ou y avez-vous mis un peu de personnes réelles que vous auriez rencontrées ?

Elsa ne me ressemble pas, mais elle vit des choses que j’ai pu vivre, à savoir une fin d’histoire d’amour un peu tendue, et une attirance pour des personnes variées, de tous âges et de tous horizons sociaux.

Jean est inspiré d’un ancien amoureux, mais il a bien pris sa vie en main, il ne lui ressemble sans doute plus tant que ça.

Même chose pour Émile, il est inspiré de mon grand-père mais a également pris son envol vers une personnalité qui lui est propre.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod

 

Votre grand-père qui donne plus esprit que corps à Émile, le quasi-octogénaire du trio, qui était en Algérie dans les années 60 et qui ne portait pas les Arabes dans son coeur. Vous revenez sur ce destin (de ce qui est finalement un quatrième personnage « dans le troisième ») grâce à un carnet laissé, perdu, sur un banc. C’est via un carnet que vous avez pu aborder cette facette moins reluisante de sa personnalité ? Jusqu’à quel point cette histoire est inspirée de votre grand-père ? Était-il sourd, lui aussi ?

Oui, mon grand-père était sourd. Il n’a pas à proprement parler « fait l’Algérie », il y est né, et y a vécu jusqu’en 62. La genèse de ce livre est la fin de vie de mon grand-père, et rapidement j’ai voulu en dire plus de sa vie, de ses opinions, et surtout de cette situation commune à bien des gens : avoir une personne de sa famille aimante, mais avec qui on a que des divergences au niveau politique.

Ses journaux intimes ont été des outils précieux pour dire cela. Sans eux, la voix d’Émile aurait été plus creuse, aurait peut-être sonné moins juste.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod

 

Représenter ce vacarme dans le silence qu’il subit à chaque seconde uniquement par le dessin qui n’est pas définition pas sonore, c’est un défi ?

J’avais fait des recherches peu concluantes sur le comment représenter les acouphènes. C’est très compliqué, effectivement. J’ai rapidement choisi de me placer uniquement du point de vue d’Émile, et de rendre les lecteurs-ices sourd-e-s elleux aussi.

Il a fallu un peu plus « expliquer » via le texte off des pensées d’Émile, ses ressentis vis-à-vis des acouphènes, je ne voulais pas rendre le dessin trop lourd et saturé comme l’est la réalité des gens qui vivent ça.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Dans vos cases, vous mettez aussi un peu de musique, Bashung mais aussi Katy Perry. Si vous deviez prolonger cette BO, que mettriez-vous dans votre playlist pour accompagner la lecture de cet album ?

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Hummm dure question… Ce qui me vient en premier serait sans doute l’excellent dernier album de Leonard Cohen, saupoudré d’un peu d’Ibrahim Maalouf, de Nick Cave, et terminer dans la joie avec Mika et Cindy Lauper !
 

Il est aussi question de cinéma. Godard n’est pas loin à faveur de la beauté d’une affiche, celle d’À bout de souffle. Son premier film et qui a aussi eu un prix emblématique. Un réalisateur que vous affectionnez ?

Oui, j’aime beaucoup Godard. Mais le choix de cette affiche était un peu une légère et tendre moquerie me concernant à l’âge d’Elsa, où il était de bon ton d’aimer Godard. Tout le monde aimait Godard en école d’art, c’était la suite de la tenture exotique sur le mur, on avait ensuite l’affiche de Pierrot le fou.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Puis, il y a des lieux réels, comme la maison d’… Edmond Baudoin ! Un autre grand qui vous a accompagnée un peu ?

Edmond est un ami, et sa maison un lieu parfait pour représenter une nette rupture avec la ville. Elle est tout proche de Nice, ça m’est donc venu assez naturellement. Edmond ne m’a pas accompagnée dans la réalisation de cet album, en revanche ses livres ont fait partie de ma bibliothèque de jeune lectrice de bd, ils ont donc eu une vraie importance pour moi, au même titre que ceux de Manu Larcenet ou Frédérik Peeters.

Ce livre, il a la couleur de l’été mais aussi celle du sud, des environs de Cannes, des bords de mer. Pourtant, une partie a été créée à Montréal ! Dépaysement total, non ? Parfois, mieux vaut se fier à ses souvenirs et impressions qu’au paysage saisi sur le vif ?

Quand j’ai su que j’allais réaliser cet album, je suis repartie seule à Nice pour me réimprégner de cette ambiance. L’album vient donc en grande partie de souvenirs mais aussi de ce que j’ai pu glaner durant ce trip en solo. Y retourner seule avait de l’importance, j’aime tout particulièrement la disponibilité qu’on a lors de voyages solitaires.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

C’est une œuvre chorale, comment vous êtes-vous arrangée pour équilibrer le « temps » de présence de ces trois personnages ? Sur le mode choral, y’a-t-il des œuvres qui  vous ont marquée (cinéma, littérature…) ?

Les trois personnages sont principaux. Elsa n’est pas plus l’héroïne que les autres. J’ai voulu bien marquer cela, même si on a encore tendance à lui donner plus d’importance qu’aux deux autres, peut-être parce qu’elle appartient au même genre que le mien. Je voulais démarrer avec un vrai temps pour chacun, qu’on apprenne à les connaitre. Ensuite, il a fallu trouver des chocs, des lieux de croisement… Le chien y a été d’une grande aide.

 

 

 

 

© Aude Mermilliod chez Le Lombard

 

Le livre qui me vient tout de suite à l’esprit pour son aspect choral est le prodigieux David, les femmes et la mort de Judith Vanistendael, qui aborde le cancer d’un homme vu par les femmes de sa vie. Ma-gni-fique !

Une dynamique chorale, c’est la meilleure façon de traverser une œuvre avec des multiples thèmes  comme (pèle-mêle parmi ceux que vous évoquez) la rupture, la séparation, la solitude, l’envie d’en finir… ?

Ce qui était primordial pour moi était que ce livre soit intergénérationnel, qu’il soit une fenêtre ouverte vers les problématiques de différents âges de la vie. À cette fin, effectivement la forme chorale a été un vrai outil.

 

 

 

 

© Judith Vanistendael chez Le Lombard

 

Quelle est la suite pour vous ? Des projets en perspectives ? Des voyages aussi comme vous êtes blogueuse globe-trotteuse ?

Peu de voyages malheureusement car le métier d’autrice prend vraiment beaucoup de temps. Par contre je suis en train de réaliser mon second livre, chez Casterman, qui a pour sujet l’IVG, de façon autobiographique.

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 26/09/2017.


Source : Bd-best


Frédéric Antoine et Jean-François Vachon, papas de Jimmy Tornado : « C’est fatiguant de courir derrière un gorille »

Il vient de Montréal mais aussi des quatre coins du monde où toutes sortes de maux sont à l’oeuvre. Son nom ? Jimmy Tornado ! Un super-héros ordinaire. Enfin, ordinaire… plutôt simiesque, quand même, gorille anthropomorphe bien aidé par sa demi-soeur surdouée, Guadalupé. Formant un tandem casse-cou, ces deux-là sont les nouveaux héros créés par Frédéric Antoine et Jean-François Vachon.

 

 

 

 

 

 

 

© Jean-François Vachon

 

Bonjour à tous les deux. Frédéric, on a déjà pu faire votre connaissance lors de la parution de Biodôme. Mais Jean-François, on ne vous connaît pas encore suffisamment. Dites-nous, d’où nous venez-vous ? Avez-vous baigné assez tôt dans la bande dessinée ou est-ce venu par après ?

Jean-François : Je viens de Montréal.  Je suis illustrateur depuis une trentaine d’années. J’ai travaillé en publicité, en édition scolaire et en magazine d’humour où j’ai rencontré d’ailleurs pour la première fois Frédéric Antoine. À l’époque, il me commandait des pages de couvertures et des illustrations pour le magazine.  Donc, je suis illustrateur avant tout.  C’était le meilleur moyen de gagner ma vie, car la BD n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui au Québec.

Puis, vers 2012, j’ai réalisé mon vieux rêve de faire de la BD avec Planète Zoockey. Ce n’est que quelques années plus tard que Fred me proposa de faire équipe avec lui. J’en fus très honoré!
Planète Zoockey

 

 

 

 

© Jean-François Vachon

 

Quels auteurs vous ont donné envie de faire de la BD ? Vous en avez rencontré certains ? Vous auraient-ils donné des conseils ?

Jean-François : Mon idole était Franquin.  J’aurais aimé le rencontrer…c’est encore à mon avis le meilleur de tous! J’adorais aussi ce que faisait Jack Davis dans le Mad magazine. C’est lui qui m’a donné le goût d’illustrer les magazines d’humour et de faire de l’illustration éditoriale.

Vouloir faire de la BD, c’est bien. Mais à partir de quel moment, avez-vous pris conscience que votre dessin tenait la route ?

Jean-François : Ce n’est pas vraiment au niveau du dessin, mais plutôt du découpage d’une planche. J’ai réalisé que je devais travailler fort pour que ça tienne la route et que mes planches ne ressemblent surtout pas à une suite de petites illustrations placées les unes derrière les autres. Je suis encore en apprentissage!

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Au Québec, on vous connaît avant tout pour Planète Zoockey. Mais qu’est-ce que c’est ?

Jean-François : On me connaît avant tout comme illustrateur pour avoir fait beaucoup de pages couvertures de toutes sortes.  Entre autres pour les revues Croc et Safarir. On me reconnaît maintenant comme bédéiste.  Planète Zoockey se passe dans l’univers du hockey et met en scène des grenouilles et animaux de toutes sortes.  Les grenouilles représentent le Canadien français, car les anglophones nous qualifient souvent de « frogs ».  Le mot « Zoockey» est une fusion des mots « zoo » et « hockey »…La BD a connu un beau succès au Québec.

Déjà des animaux, donc ? Prenez-vous plus de plaisir à dessiner des animaux que des humains ? À quoi faut-il penser du coup quand on mélange les deux comme dans Jimmy Tornado ? Est-ce une difficulté supplémentaire ?

Jean-François : J’adore dessiner des animaux et c’est toujours amusant de leur donner un comportement humain.  Jimmy est amusant à dessiner, car il a une belle carrure, il est fort et n’a pas besoin d’être beau… Il me permet de créer de belles scènes d’action comme dans les comics. Mon défi demeure Lupé…Elle doit toujours être jolie et déterminée.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Entrons vite dans le vif du sujet, car la terre est en danger. Heureusement, elle peut compter sur Jimmy Tornado… un gorille qui parle on ne sait trop comment. Mais, au début de votre création, Jimmy aurait-il pu être un autre animal ? Pourquoi un gorille justement ?

Frédéric : Au début de la création de la série, destinée au magazine Les Débrouillards, nous envisagions plutôt un jeune garçon avec des super pouvoirs : une combinaison spéciale, une ceinture créant un avatar en hologramme solide… Les choix étaient nombreux et finalement peu originaux. Et puis, j’ai réalisé qu’un gorille qui parle ferait un bon personnage, comme on en voit déjà dans les films ou en BD. Mais que faire pour le différencier ? Un ado… avec une demi-sœur humaine et des origines encore nébuleuses qui permettent de mieux préparer une révélation originale !

L’idée a plu à tout le monde. Un sympathique gorille, comment ne pas craquer ?

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Des héros singes, vous en avez en tête qui vous ont marqués ?

Frédéric Antoine : Les personnages de la planète des singes, bien sûr. Ou le compagnon de Tom Strong, une série d’Alan Moore. Mais durant la phase de création, César est revenu à l’écran et, par la suite, Winston est apparu dans le jeu Overwatch. On est donc tombé en plein dans une ère de héros simiesques.

Facile à dessiner ?

Jean-François : Le plus difficile est d’imaginer et découper une belle scène d’action.  Après deux tomes, les personnes sont maintenant bien maîtrisées au niveau du look et des proportions. On constate cette évolution de planche en planche.

 

 

 

 

© Jean-François Vachon

 

Dans vos cases définitives, Jean-François, vous laissez les traits de construction, un effet que vous recherchez ?

Jean-François : C’est un choix artistique. J’aime sentir le croquis derrière la coloration. Le trait est vif et dynamique: une technique que j’utilise beaucoup en illustration. Par contre, ça va peut-être changer un peu depuis que je travaille avec une Cintiq (tablette graphique). C’est à voir!

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

J’imagine qu’il faut, tant dans le scénario que dans le dessin, humaniser l’animal tout en conservant sa part animale pour en faire un parfait anthropomorphe. Difficile ?

Frédéric Antoine : Pour ma part, j’écris toujours en pensant à un ado, un personnage à la fois jovial et ronchonneur. Ce n’est que dans les séquences d’action que je pense à un gorille et à ses capacités physiques. Rien de bien compliqué. Ce doit être plus difficile au dessin pour JF.

Jean-François : Éh bien non, c’est plus amusant que difficile. La difficulté, c’est d’être constant!

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Dès les premières planches, c’est départ immédiat et la première mission nous tend les bras alors qu’on en sait finalement très peu sur les personnages principaux : Jimmy et sa surdouée de sœur Guadalupé. J’imagine que leurs biographies vous la connaissez dans les moindres détails, non ? Alors pourquoi, dans un premier temps, les éclipser ? Qu’est-ce que cela amène au récit ?

Frédéric Antoine : Le fait est qu’on a voulu lancer la série dans les Débrouillards avec une aventure pleine d’action. J’avais déjà une vague idée des origines de Jimmy, mais je voulais me laisser du temps pour bien y réfléchir. Je n’aime pas m’embarrasser des origines d’un héros ou de sa biographie dès le début d’une série. À l’instar des mangas, je préfère doucement ajouter des indices, puis livrer les réponses plus tard, quand l’attachement du lecteur a été acquis. Il n’est pas difficile de s’attacher à un héros sans passé. Les jeunes le savent. Ce sont les adultes qui veulent souvent suivre un récit cartésien. Aucun jeune ne m’a jamais demandé qui se cachait sous le masque de Spectro, le héros de ma première série, mais les adultes, ça les agaçait de ne pas en savoir plus.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Atlas ne répond plus, ça pourrait être le titre d’une aventure au long cours, mais non ! C’est le titre d’une courte histoire. L’album en contient cinq. Vous ne vouliez pas d’une histoire longue dès le départ ? Fait-on d’ailleurs une histoire courte comme on fait une histoire longue ou y’a-t-il des subtilités ? À quoi faut-il penser pour caler tout ça dans quelques planches ?

Frédéric Antoine : Une histoire courte demande d’être très concis et donc la vraie subtilité est le bon dosage des ellipses. Un ami m’a dit que nos histoires avaient un rythme de dessin animé – on va à l’essentiel pour une bonne dose de fun. Mais Atlas aurait pu être une longue histoire, c’est vrai. Mais nous ne voulions pas refaire toutes les histoires courtes en 48 pages. Surtout que le format chez Presses Aventure était d’une soixantaine de pages. On a décidé de conserver les histoires courtes, auxquelles on a ajouté des cases pour aérer la narration. Ça permet aussi de voir nos héros remplir des missions un peu partout sur la planète en seulement deux albums. Les suivants seront des histoires longues où nous allons, maintenant que les lecteurs sont familiers avec nos héros, pouvoir ajouter plus de psychologie et créer des suspenses plus denses.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon

 

Cela dit, cette diversité d’histoires vous permet de croiser des extra-terrestres, un monstre antique, un robot échappé du contrôle humain… Des hommages à des genres que vous appréciez (vous citez notamment The Thing de John Carpenter) ?

Frédéric Antoine : Je suis un grand fan de John Carpenter. Mais Jimmy me permet de mélanger tout ce qui a nourri ma jeunesse et les choses que je découvre maintenant : les monstres et les robots, les récits pulp, les dernières découvertes comme la gigantesque grotte en Chine qui fera l’objet du début du tome 3.

Alors à destination de quel public ? Le plus large possible ? Mais des enfants d’abord ? À quoi faut-il penser quand on écrit et dessine à destination d’un public si jeune ?

Jean-François : C’est de la BD jeunesse qui s’adressait surtout au public des « Débrouillards », c’est-à-dire entre 12 et 17 ans…et plus!

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

Et, au milieu, Jimmy Tornado est un peu le super-héros, non ?

Jean-François : En tout cas, J’imagine toujours Jimmy comme un super héros quand je le dessine.

Autre luxe, celui de pouvoir très vite changer d’ambiance, de Tokyo à Montréal en passant par l’Antarctique. Chouette ?

Frédéric Antoine : Je suis un voyageur. J’ai eu la chance de vivre une partie de ma jeunesse en Afrique et aux Antilles et j’aime aller me changer les idées au Japon ou dans le reste de l’Asie. Donc, pouvoir changer le lieu de mes récits est un véritable plaisir. J’aimerais pouvoir mieux intégrer mes héros à tous les lieux qu’ils visitent, mais action avant tout, ça reste juste une toile de fond exotique.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon

 

Laquelle est votre préférée jusqu’ici ?

Jean-François : J’aime bien « Jakarta », celle qui se passe sous l’eau. J’adore faire des scènes sous-marines!

On sent aussi qu’un « grand méchant » se dégage des histoires, mais reste tapi dans l’ombre pour le moment ? Vous en gardez sous le pied ?

Frédéric Antoine :  Il se révèle dans le tome 2. Je préfère ne pas trop en parler… Mais il aura sûrement sa place dans les tomes suivants.

 

 

 

 

© Antoine/Vachon chez Presses Aventure

 

La sœur de Jimmy n’est pas en reste, c’est le cerveau du duo. Et la meneuse, aussi ? Mais d’où vient son nom, Guadalupé ?

Frédéric Antoine : Le nom Guadalupé vient du personnage incarné par Madeleine Stowe, dans Étroite Surveillance, un de mes films d’ado. Son nom était Maria Guadalupé McGuire.

Qu’est-ce qu’il était bien ce film !!! Que nous réserve la suite ? Le tome 2 est déjà bien embarqué, non ?

Jean-François : Le tome 2 sera en libraire dès octobre (ndlr. l’automne 2018 pour le monde franco-belge). Pour le tome 3… Laissez-nous souffler un peu. C’est fatiguant de courir derrière un gorille. (rires).

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 18/09/2017.


Source : Bd-best


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