Il y a des heureuses coïncidences. Ce jour-là en amenait une sacrée et plaisante. Alors que je devais les rencontrer quatre heures plus tard à Bruxelles, c’est sur le quai de la gare de Gembloux que j’ai rencontré Christophe Cazenove et Jean Bastide. Leur accent du sud réchauffait l’atmosphère d’un hiver en avance et les deux comparses venaient de mettre plein d’étoiles dans les yeux d’élèves d’une classe de primaire. Des étoiles comme sans doute ils en ont eux quand on leur a proposé de présider au destin de deux fameux héros bientôt sexagénaires. Pourtant le temps n’a filé aucune ride à Boule et Bill. Ils sont intemporels et, prenant le temps d’un voyage en train, nous en avons longuement discuté.
© Cazenove/Bastide/Perdriset chez Dargaud
Bonjour à tous les deux. Si je comprends bien, vous sortez tout juste d’une classe primaire de Gembloux.
Christophe : C’était bien et sympa, les enfants étaient vraiment mignons.
Jean : Un super esprit.
Christophe : On a expliqué comment on travaillait, ils ont pu poser leurs questions. Des questions mignonnes d’enfants, d’autres plus axées sur le travail des auteurs en lui-même. Sur le dessin. Des questions assez pertinentes sur comment Jean fait, comment on apprend à dessiner.
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Tous connaissaient Boule et Bill ?
Jean : Oui, ils étaient assez concernés et impliqués.
Christophe : Sous la menace, ils ont du s’y mettre (il rit). On est rentré dans la classe, tous les albums étaient mis sur le pupitre, c’était très touchant.
Jean : C’est marrant de voir une série comme Boule et Bill transcender les générations. Ça fait des années, des décennies que ça dure et ce n’est pas près de s’arrêter. Tant mieux. Il y en a un qui nous a demandé si on nous reconnaissait dans la rue. C’était mignon mais… comment dire… non !
Christophe : Je devrais peut-être m’habiller avec une salopette bleue, remarque !
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Justement, c’est votre deuxième album en compagnie de ces deux héros mythiques. Mais comment vous sont-ils arrivés dans les mains ?
Jean : Grâce à Pauline Mermet, directrice de collection chez Dargaud et notamment de la série Boule et Bill. Elle a contacté Christophe, d’abord.
Christophe : Elle avait apprécié une autre de mes séries et avait un univers à me proposer. On s’est donné rendez-vous à Angoulême en 2015. J’ai été la voir en sachant pertinemment que je refuserais ce qu’elle me proposerait. Je me sentais bien chez mon éditeur et n’étais pas tenté d’aller faire une création ailleurs. Mais je ne m’attendais pas du tout à cette proposition. J’ai dit oui tout de suite. Une semaine après, j’envoyais dix découpages pour voir si ce que je proposais pouvait convenir. Et on a ensuite cherché un dessinateur.
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Après quelques essais avec des dessinateurs humour que je connaissais, Pauline a eu le flair de se tourner vers Jean qui n’était pas du tout dans cet univers.
Jean : Apparemment, Philippe Ostermann avait également pensé à moi. Encore aujourd’hui, vu tout ce que j’avais fait auparavant, je me demande comment ça a bien pu leur venir à l’esprit.
Christophe : Je lui avais demandé et elle m’avait répondu que par rapport à tes précédents albums, tu avais la capacité à changer de style. De mon côté, ce que j’ai pu remarquer avec les dessinateurs humoristiques que je connais, c’est qu’ils ont un dessin très propre. Philippe Larbier, s’il fait Boule et Bill, ils auront l’air crétin; avec William, des Sisters, Bill aurait l’air trop sérieux. Un dessinateur humoristique a toujours un style très personnel. Le dessin humour oblige à caractériser très fort.
Jean : J’ai du reprendre d’une page blanche, j’ai du réapprendre. C’est plus facile, je pense, qu’un dessinateur humoristique qui a déjà ses propres codes. Ainsi, j’ai pu m’approcher du trait de Roba, ce qui était la volonté de Madame Roba, assez vindicative à ce propos. Comme l’a fait Laurent Verron qui était très proche au début avant de se distancier un peu. C’est le cahier des charges.
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Mais n’est-ce pas un peu frustrant ?
Jean : En fait, non. Je le prends comme un exercice. C’est formidable d’avoir un tel maître pour t’apprendre à dessiner. Il est décédé, malheureusement, mais j’ai eu la chance d’avoir accès à toute sa production, avec des scans d’excellente définition. J’arrive ainsi à comprendre comment il s’y prenait, comment il tenait sa plume, son attaque. Ça me fait énormément progresser. C’est une opportunité, en plus je suis payé pour progresser. (rire)
C’est ce qu’on voit avec Astérix repris par Conrad, on sent avec son troisième album qu’il se dégage de l' »emprise graphique » d’Uderzo. Ça pourrait vous arriver ?
Jean : C’est particulier, Uderzo est encore vivant et ça doit être très compliqué de reprendre un monument sous l’oeil de son auteur.
Christophe : Et le naturel peut revenir au galop. On peut se forcer à le chasser sur un album puis…
Jean : Chaque fois que je fais une page, j’ai toujours quelques planches de Roba à côté pour éduquer mon oeil. Pour être sur une espèce de rail. Parce qu’on peut très vite dévier. On a tous des tics graphiques. Il faut s’obliger à rester dans la ligne, c’est le jeu, ça fait partie des efforts à fournir. Après, si j’ai la chance d’en faire dix, ça évoluera peut-être.
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Mais j’y trouve mon compte dans cet exercice. L’analyse scrupuleuse du trait, c’est intéressant. Je n’ai aucun problème.
En disant oui tout de suite ?
Jean : Ah, oui… enfin pour l’essai. Rien ne disait que j’allais le réussir. Christophe, toi, tu as été engagé direct ?
Christophe : Quand j’ai dit oui à Angoulême, je voulais très vite envoyé mes découpages, ne pas leur faire perdre de temps. Après, Pauline m’a dit oui assez rapidement. Mais, on n’a pas le même rapport avec cette série. Moi, je la lis depuis que je suis gamin. C’est un rêve, c’est spéc’ et curieux de se retrouver derrière les personnages avec lesquels j’ai grandi.
© Jean Bastide
Jean : Tandis que moi, ce n’est pas ma culture. Je ne suis pas issu de cette BD-là. Si je connaissais Boule et Bill, je ne suis pas sûr d’en avoir lu quand j’étais gamin. Ou très peu. Moi, j’étais plutôt dans le manga, rien à voir. Et ce que j’ai fait après, ça n’avait rien à voir non plus avec Dragon Ball.
Après, je fais partie d’une génération de dessinateurs qui a tout de suite dû être performante. On ne peut pas tout apprendre en un coup. Nous devions être d’abord des techniciens avant d’être des créateurs d’univers, d’histoires. Du coup, sur le tard, on développe sa propre patte. Alors que les Franquin et les autres avaient des magazines sur lesquels compter et des dizaines d’années pour façonner leur style, sans l’obligation d’arriver à faire un truc qui tuait tout de suite. Étant donné le nombre que nous sommes aujourd’hui, ça égraine, il n’y a que les meilleurs qui sont pris. Tout est trop axé sur l’aspect technique et ça a tendance à asservir le contenu. Des albums sont souvent bien dessinés sans pour autant incarner et raconter quelque chose. Nous sommes des dessinateurs-caméléon.
Christophe : Pour moi, il y a eu deux bonnes surprises. Boule et Bill, d’abord. Puis le suivi de l’éditeur. Comme je changeais d’éditeur pour cette série, je ne savais pas comment ça allait se passer. Je pensais que comme nous étions dans le domaine du patrimoine, tout serait très directif. J’ai eu mon petit cahier des charges, Pauline m’a demandé d’axer les gags sur les parents-Bill-Boule-Pouf-Noisette-Caroline… et c’est exactement ce qui me plaisait. À part ça, on montre les pages, on a des retours, tout se passe agréablement bien.
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Paul : C’est un métier dans lequel le facteur humain importe beaucoup. On serait tombé sur une autre personne, ça ne se serait peut-être pas passé ainsi.
Christophe : Je connais des personnes qui ont fait des reprises, qui sont partis dans une belle aventure pour qu’au final, ça se passe mal. À tel point que ça devient difficile pour l’auteur de travailler sur quelque chose que… pourtant il aime.
Justement, par rapport au cahier des charges, pas envie d’ajouter des portraits à la galerie ?
Christophe : Non, juste une jeune fille. J’essaie vraiment de rester sur le noyau dur tant que nous n’avons pas besoin de faire venir de nouveaux personnages. Le prochain album sera plus axé sur les chiens. Il y en a beaucoup dans les albums de Roba. Ce sera le thème, amener pas mal de copains chiens. J’adorais ça quand j’étais gamin, ces planches où Bill magouille pour filer des os ou des morceaux de jambons à ses amis. On va essayer de retrouver cet esprit. Il y a pire quand même comme travail que de chercher des gags dans lesquels des animaux font des bêtises.
Et comme Bill réfléchit, comment se met-on dans la tête d’un chien ?
Christophe : Je me sers beaucoup de mon chien, un corniaud qui a du caractère mais pas de race. Comme la première planche de ce tome 37, elle est à l’image de ce que la plupart des chiens font. Je m’allonge sur le canapé, il se met sur moi. Comme je n’arrive pas à lire, je le chasse. Du coup, il se met sur mes pieds, il est collant. Dans mes deux tomes de Boule et Bill, pas mal de choses sont des choses vécues avec mon chien. Toujours dans le tome 37, lors d’une promenade, Bill s’arrête. Impossible de le faire avancer. En fait, il a une petite épine dans la patte. Et c’est quelque chose que mon chien fait souvent. Je dois m’arrêter et soulever ses pattes l’une après l’autre. Souvent, ce n’est rien, ce n’est même pas douloureux mais ça le gêne.
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Et vous, Jean, vous avez un chien ?
Jean : Non… et je pense que je n’en aurai pas car j’ai déjà deux enfants, c’est du taf (il rit). Je n’ai jamais eu beaucoup d’animaux à la maison. Je n’ai pas la fibre comme Christophe. C’est vrai que ça aurait pu m’aider pour dessiner, pour les postures.
Christophe : Mais tu as tes enfants pour dessiner Boule !
Est-ce plus facile d’animer les humains ou les chiens ?
Jean : Au fil des mes albums, j’ai eu la possibilité de dessiner beaucoup d’humains. Les animaux, je les découvre, c’est un dessin très humoristique, hyper-agréable à faire. Il n’y a pas d’obligation de respecter les proportions. Dans le cadre de l’humour, c’est différent, on peut délirer mais pour dessiner des humains, on doit toujours faire par rapport à ce qu’on connait.
Christophe : Et ils sont super-marrants, ses chiens, il les tient bien !
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Puis, il y a les oiseaux bleus, Caporal le chat de la voisine…
Christophe : Lui, j’avais presque fini mon tome 1 quand la directrice de collection m’a dit que ce serait bien de faire intervenir Mme Stick et son chat Caporal. Je les avais zappé. Elle m’énervait quand je lisais Boule et Bill, elle était sévère, antipathique, militaire. Et quand j’ai écrit ce premier gag avec elle, je suis reparti dans le passé, je me suis revu petit lecteur de Boule et Bill en train de détester Mme Stick. Pauline m’a aussi demandé de faire un gag juste d’amitié, sans besoin de suite drôle, juste de l’affection. Luce Roba m’a aussi demandé de me rapprocher du parler de Boule et Bill, période Roba. Je me suis demandé comme j’allais faire, j’ai feuilleté les anciens tomes. Je suis à l’écoute des demandes et des conseils de Jean pour orienter mes gags et que ça nous plaise à tous les deux.
Jean : Au fur et à mesure, je relis les albums. Et cette mécanique du gag, Christophe l’a bien comprise. C’est naturel. C’est fluide, sans différence dans la façon de raconter.
Christophe : Après, je ne fais que du jeunesse, ça aide…
Jean : À tel point que ses scénarios, je les reprends tel quels, j’ai besoin de ne rien changer. Ça facilite la vie.
Christophe : Et s’il y a des trucs à changer, ce n’est pas grave, c’est le principe d’une collaboration. Avant Boule et Bill, on ne se connaissait pas, on s’entend bien. Je n’arrive pas à travailler avec quelqu’un avec qui il n’y a pas de contact. Se faire des retours mutuels, c’est la meilleure façon d’avancer. Puis, je demande toujours à Jean les thèmes qui pourraient lui plaire. Comme la pétanque dans notre premier tome, la musique dans le tome 38. Il y avait tellement peu de chance que le boudègue, ce drôle d’instrument qui ressemble à une cornemuse se retrouve sur une couverture de Boule et Bill.
Jean : C’est insensé.
Christophe : Il m’a présenté un de ses amis à Angoulême. Pour une raison qui m’échappe aujourd’hui, il nous a parlé du boudègue, avec sa consonance provençale, et ça a fini en couverture.
Jean : Un concours de circonstance.
Christophe : Il doit exister plus de mille gags de Boule et Bill et, malgré tout, il faut trouver des histoires inexploitées. Le meilleur moyen d’y arriver, c’est de se servir de nos expériences, de regarder autour de nous. Le pire serait de faire un gag déjà fait par Roba. Je les connais tous mais je n’ai pas des pare-feux pour chaque page. Il faut mettre à notre sauce sans que le but soit que ça nous ressemble à nous mais à du Boule et Bill. Mais si on peut renouveler les gags avec des choses qui nous sont personnelles, tant mieux, on le fait.
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Et pas de barrière entre les personnages, pas de gsm, pas de console…
Christophe : On en avait parlé avec Pauline et on était d’accord. La maman de Boule a une tablette mais pour le reste je ne trouve pas qu’il serait opportun de montrer Boule sur sa console. Ce qui est important dans cette série, c’est la relation entre Boule et Bill, celle qui donne son titre à la série. Et quand on a une relation avec son chien, pas besoin de tablette mais d’une balle. Un principe très simple.
Jean : On évite les marqueurs temporels très forts. Il y a très peu d’intervention avec la technologie, le téléphone, c’est pas plus mal et ça rejoint le fait qu’il y a plein de choses qui ne sont pas dites dans Boule et Bill. On ne sait rien d’eux, pas même leurs prénoms. Ce n’est pas le propos, le propos, c’est cette relation enfant-chien et les personnes qui gravitent.
Christophe : Ce ne serai pas intéressant de dire qu’ils sont dans telle ville. Le papa de Boule, je crois me souvenir qu’il est dans la publicité. La maman, on ne sait pas. Mais c’est vrai qu’elle, j’essaie de ne pas en faire une maman au foyer. Ce qui n’a rien de péjoratif mais j’essaie d’être plus dans l’air du temps.
© Christophe Cazenove/Jean Bastide
Jean : Moderniser l’image de la femme. Parce que c’est vrai que dans les années 50, c’était très différent, la ménagère et tout cet imaginaire.
Christophe : Dans le nouveau tome, on voit la maman sur sa tablette et le papa qui fait la vaisselle. Ce n’est qu’un détail mais c’est par des détails qu’on y arrive.
Jean : Les habits aussi, on a un peu renouvelé sa garde-robe.
Christophe : Il ne faut pas qu’elle n’ait qu’un rôle décoratif, mais qu’elle ait sa personnalité et que le couple soit moderne. Qu’il y ait des impulsions.
Puis, pas besoin de Wikipédia, il y a des encyclopédies puis le savoir Do-it-yourself (pas forcément concluant) du papa.
Christophe : Le plus important, c’est Boule et son cocker mais il y a de la place pour les autres, pour des interactions. J’aime bien montrer le côté gaffeur du papa mais aussi sa volonté d’apprendre des choses à son fils. Je l’ai toujours vu moins comme un gaffeur que comme un papa très gentil. Avec un gag que j’avais beaucoup aimé, notamment : le jour de son anniversaire, Boule va au grenier et en ramène une antique tenue de son grand-père. Entre-temps, la maman dit au papa : « quoi que ce soit, tu acceptes. » Et avec ce vieux costumes, il part au travail. C’est formidable, c’est un papa en or et généreux.
© Cazenove/Bastide/Perdriset chez Dargaud
Jean : Aimant.
Christophe : … et qui subit les facéties de Bill.
Jean, si je comprends bien, vous vous étiez tenu éloigné de Boule et Bill. Par quoi avez-vous commencé ?
Jean : La première page d’essai, je l’ai faite avec mes vagues souvenirs. Je n’avais pas d’album sous la main. Ma première page n’était pas folichonne. Mais j’avais le mérite, comme Christophe, d’avoir été assez réactif, dans les quelques jours qui ont suivi. Du coup, Pauline a du se dire que j’étais motivé.
L’important dans ce genre de trait, ce sont tous les petits détails, la façon de faire. Ce que je n’avais pas. J’ai du potasser, apprendre la mécanique. En fait, chez Roba, chaque élément est à sa place, a une forme particulière, tout est codé, même les brins d’herbe, il y a une façon de les faire. C’est dingue. Du coup, j’ai commencé avec les scans qu’on m’a envoyé. J’ai voulu faire en traditionnel sur papier comme lui mais je n’en ai jamais été capable. Il me fallait une vivacité de trait, une technicité au niveau de la plume dont j’étais incapable. Ça m’aurait pris des années. Je suis revenu à l’ordi, j’ai pris les scans de Roba en très haute définition et je me suis fabriqué une palette s’approchant le plus de la plume et ses effets. Ça s’appelle Plume Roba, d’ailleurs.
Je me suis aussi acheté un stylet spécial qui reproduit la rotation là où les stylets Wacom ne réagissent qu’à l’inclinaison et à la pression. Avec ce stylet, je pouvais reproduire exactement la même gestuelle. Du coup, avec ces outils, je pouvais me rapprocher de Roba. J’avais le matériel, si je n’y arrivais pas, c’est que j’étais mauvais. Je me suis donc entraîné. Sur le tome 37, j’ai du batailler, il y a des planches foireuses que j’ai du redessiner.
Christophe : C’est bien aussi, un dessinateur qui n’a pas peur de revenir sur son dessin.
Jean : Il faut être humble, aussi.
Christophe : Mais ce n’est pas le cas de tous.
Jean : Quand ça ne le fait pas, il faut. Je ne permets pas de servir quelque chose qui serait à moitié bien. Et encore, il y a certaines planches du 37 que je suis incapable de regarder. Le 38, ça me convient déjà mieux. Il est plus homogène, plus maîtrisé. Petit à petit. Mais on sent que je suis assez jeune dans ce style de graphisme. C’est une attention de tous les instants à avoir. J’ai toujours deux-trois planches de Roba à côté. La façon de faire des hachures, les grilles optique, c’est bête mais si tu tiens ton stylet d’une certaine façon, tu ne feras pas la même hachure que Roba. Ce ne sera pas assez fin, trop espacé. C’est bête mais c’est toute une série de détails qui participent à un vocabulaire, une écriture. Ça participe à la ressemblance. Sinon autant prendre un bête stylo. C’est pour ça que j’adore faire ça.
© Bastide
Christophe : C’est vachement pointu l’analyse que tu fais là ! Moi, j’en suis incapable, je suis plus dans le ressenti.
Jean : Moi, si j’avais du faire ça au feeling, ça aurait été pourri. Puis, le dessin et le scénario, c’est différent. Avec le dessin, on ne peut pas tricher.
Christophe qui avale de travers : Ah bon…
Jean (cherchant à se tirer du mauvais pas) : Je ne dis pas que tu triches, hein (rires). Mais tu ne peux pas aller au bluff. C’est exigent, il faut être scrupuleux encore plus sur ce genre de licence. On ne peut pas tenter le diable, se dire qu’ils n’y verront que du feu. Il y a cette impression de facilité avec des scènes courantes… mais c’est bien plus dur que les BD’s réalistes que j’ai pu faire. On pourrait croire, pourtant. Mais non, je n’ai jamais galéré autant que sur ces deux bons vieux Boule et Bill. Tout le monde sait jouer de la flûte à bec mais qui sait bien en jouer ? Pas beaucoup.
© Cazenove/Bastide
La musique, justement, c’est votre apport. Mais comment représente-t-on la musique en BD, sans le son ?
Jean : C’est très compliqué, il y a les onomatopées, des petites notes de musique. J’ai regardé comment Roba faisait mais il y a très peu d’éléments musicaux dans sa série. C’est assez peu représenté. En général, ce sont des petites portées. Mais, là encore, je n’ai pas pris de liberté, j’ai calqué sa façon de faire sur à peu près tout. Ça me va très bien, il avait tout élaboré, tout est bien tenu, et je ne vois pas spécialement l’utilité de développer des choses. Peut-être que ça viendra mais le style de Roba est parfait. Les années 80-90, il était au sommet de son art, un virtuose. On parle énormément de Franquin et Morris, bizarrement assez peu d’Uderzo et de Roba, mais ils étaient des maîtres, géniaux.
© Cazenove/Bastide/Perdriset chez Dargaud
En relisant les albums, vous êtes-vous aperçu que vous aviez manqué quelque chose ?
Jean : Ce n’est pas spécialement le type de lecture que j’adore mais il faut reconnaître que c’est ultra-plaisant à lire. C’est haut en couleur, léger. La Guerre des Sambre, pour le coup, c’était ultra-dépressif. On faisait ça dans une cave avec mon collègue, durant nos études en Belgique. Sans fenêtre, ni rien, vraiment dans l’atmosphère. Maintenant, j’ai de grandes fenêtres là où je travaille, c’est différent.
Finalement, comment expliquez-vous, tant au niveau du dessin que du scénario, que Roba et ses deux héros aient traversé les âges et qu’en 2017, ils soient toujours aussi présents ?
Christophe : C’est une famille : le papa, la maman, le chien, le gamin… euh pardon, le gamin et le chien. (il rit) Ça parle à tout le monde, c’est intemporel, sans date. Tout le monde est concerné et peut se repérer même si on n’est pas rouquin et qu’on n’a pas de chien. Au-delà du fait que le dessin de Roba est génial, très attractif. Là où j’ai des difficultés pour imaginer des gags, parce que c’est très quotidien, c’est cet aspect fantastique : tout ce que Bill est capable de faire avec ses oreilles. Quand Bill volait comme un avion grâce à ses oreilles. Ainsi, je lui fais faire le ventilateur.
© Cazenove/Bastide/Perdriset pour Spirou/Dupuis
Jean : Qu’est-ce qu’elles sont dures à animer les oreilles de Bill. Christophe me fait un crobard, tiens débrouille-toi. Je fais des croquis, c’était pourri, j’ai refait. Roba a tellement fait de Bill qu’il y a un moment donné où je me suis dit : « Ah je pourrais reprendre tel truc ». En fait, Roba avait déjà tout fait !
© Cazenove/Bastide/Perdriset chez Dargaud
Christophe : Au rayon « compliments », je ne me pose pas de question quand j’écris le scénario, je ne me demande pas si Jean ou un autre va y arriver ou pas. Je pars du principe que oui ! C’est un bon dessinateur. On connait les difficultés de ses dessinateurs, j’y fais attention.
Le découpage d’une planche de Christophe Cazenove
Qui dit Boule et Bill dit forcément dédicaces, quel est votre rapport à elles ?
Christophe : Moi, ça m’a changé mon public. Depuis que je travaille sur Boule et Bill, je n’ai plus seulement que des enfants mais aussi des gens plus âgés qui ont grandi avec ces deux héros, des mamies avec des cockers. Pas mal de personnes ont adopté un cocker grâce à Boule et Bill.
Beaucoup d’auteurs se plaignent aussi qu’une dédicace, aussitôt réalisée, se retrouve vendue avec intérêt sur Ebay et consorts. Et j’imagine qu’avec des héros pareils, on n’est pas à l’abri !
Jean : Intrinsèquement, avec des collectionneurs, ça peut valoir des sous. Le rapport à l’argent confère toujours un côté malsain. Et dès qu’une série devient populaire, il y aura toujours des gens pour tenter de s’en mettre plein les poches sur le dos des gens.
Christophe : Après, c’est quand même une série jeunesse, on a beaucoup d’enfants en festival et pas énormément de chasseurs. Moi, je fais des petits dessins mais ça ne s’est jamais vendu sur Ebay… je ne sais pas pourquoi !
Un découpage de Christophe Cazenove
Jean : Après, avant Boule et Bill, j’avais fait un tirage de luxe de Notre-Dame, mon adaptation de Notre-Dame de Paris, en grand format et couleurs. Ça coûtait assez cher. Un gars, super-sympa, était venu à BDFugue à Lyon, je m’en souviens très bien. On avait parlé, je m’étais appliqué avec mes aquarelles. Le lendemain, je vois l’album sur Ebay, deux fois plus cher que le prix vente. Et il est parti ! Quel salopard ! En soi, c’est pas illégal mais moralement, c’est pas top ni cool.
Christophe : Je comprends que le problème se pose, c’est dommage.
Jean : Une dédicace, c’est une discussion, un partage. Une signature. Ça n’a pas de valeur en soi, c’est le plaisir de rencontrer la personne. Il m’est déjà arrivé d’avoir en face de mon stand des gens avec quatre ou cinq bouquins sous le bras. « Je vous le laisse, je vais voir untel ». Et il s’étonnait de voir que je n’avais pas dédicacé son bouquin en revenant. Je ne le faisais pas. « Vous ne l’avez pas fait? » « Ben non, vous n’étiez pas là! » Le mec s’excitait presque sur moi. C’est fou. Et ce n’est pas arrivé qu’une fois.
Puis, il y a ceux qui prennent femme et enfant et dispatchent !
Jean : Ohlala, pitié… Ça m’est arrivé aussi.
Christophe : Il ne faut pas que ça fasse oublier tous les gens sincères et heureux qu’on croise. Parfois, j’ai l’impression que sur Facebook, on peut se laisser aller à beaucoup de véhémence. Quand je vais en festival, je me dis qu’on touche pas mal d’enfants et je ne voudrais pas laisser un mauvais souvenir à un gamin qui va être content de la rencontre. En plus, en BD jeunesse, on n’a pas de gens qui nous demandent des trucs tarabiscotés, pas de collectionneurs.
Jean : Eux, c’est différent. Faut dire qu’ils ne sont pas nombreux les collectionneurs. Ils sont peut-être une vingtaine qui ont des milliers de BD chez eux et passent leur vie à ça. Ce sont des fadas mais ils ne sont pas méchants. Par conte, ceux qui m’embêtent plus, c’est ceux qui y voient l’opportunité de faire du fric, qui vont acheter dix tirages de tête pour les faire dédicacer et se faire 500€ sur ton dos sans rien en avoir à cirer de la BD. Là, c’est un autre domaine, de l’ordre du placement financier. Ils sont très peux mais ceux-là obscurcissent un milieu qui est fait d’une majorité de gens qui aiment la BD et la rencontre qui en naît.
Un crayonné de Jean
Christophe : Pour les auteurs agacés par ces comportements, rien ne les oblige non plus à faire des dédicaces. On n’est pas tenu d’y aller. J’y vais par plaisir, pour les rencontres avec les lecteurs mais aussi avec d’autres auteurs avec qui je pourrais collaborer. J’aime beaucoup cet exercice.
Quels sont vos projets ?
Jean : Christophe en a plein, il fait quinze albums par an. L’avantage d’être scénariste.
Christophe : Sur quoi, suis-je ? Je termine TiZombi avec William après quoi on attaquera le tome 13 des Sisters, puis j’ai quelques séries chez Bamboo. J’ai toujours des nouveaux projets mais des projets en l’air, tout le monde en a mais je préfère en parler quand ils intéressent au moins quelqu’un, un éditeur. Si c’est pas pris, c’est pas la peine. Je n’en ai pas eu l’année passée, avec Boule et Bill qui prenaient du temps. Mais maintenant, j’ai deux-trois séries qui se sont arrêtées, ça laisse de la place.
Jean : La problématique n’est pas la même. Un dessinateur, sauf exception, ne peut pas mener plusieurs projets de front. C’est pour ça que Laurent Verron a arrêté, il n’avait pas le temps de faire d’autres projets. C’est beaucoup plus contraignant et prenant. Le prochain album me prendra six mois. Ça coupe l’année en deux. Alors, je fais des couleurs pour des amis. Comme Katanga, plutôt cool à faire. Je me suis régalé. Le démarrage est sympa. Puis, je fais de la musique, de la peinture, de la pétanque. Puis, Boule et Bill nous ont quand même amené un confort de vie et une sécurité. Avec ma compagne, on est moins pris à la gorge. On a quand même passé des années compliquées. Et Christophe plus que moi. On était smicards, les fins de mois étaient difficiles.
Christophe : La BD a changé ma vie, c’est sûr. J’ai travaillé en grande surface pendant quatorze ans, à attendre que mes projets soient pris. Et c’est sûr que quand on se voit l’opportunité grâce à un éditeur de reprendre une grande série, c’est curieux. Je n’ai pas encore vraiment retouché terre. Quand je pars promener mon chien et que je rentre chez moi en disant : je vais faire du Boule et Bill, il y a quelque chose de bizarre dans la phrase ! Il y a un élément qui me perturbe.
Jean : Moi, non plus ! Pour le coup, même si j’ai beaucoup moins d’étoile dans les yeux que toi, je sais que c’est du patrimoine. Et je m’en rends compte de jour en jour au fil des rencontres avec les jeunes lecteurs, les enfants. C’est un truc qui me dépasse. Encore plus avec les outils marketing. Des PLV, des banderoles, je n’en avais jamais eus !
Christophe : On n’avait jamais été à Gembloux ! (Rire)
Jean : C’est quand même la ville réputée pour son… attends… agronomie…
Christophe : … et sa coutellerie ! Puis, ce soir, on rencontre Luce Roba, ça nous tenait à coeur en tant que repreneurs de Boule et Bill, on ne l’a encore jamais rencontrée.
Éh bien, que la rencontre soit belle alors ! Merci à tous les deux et bonne fin de voyage… en train !
Série : Boule et Bill (Facebook)
Tome : 38 – Symphonie en Bill majeur
D’après les personnages créés par Jean Roba
Scénario : Christophe Cazenove
Dessin : Jean Bastide
Couleurs : Jean Bastide et Luc Perdriset
Genre : Humour, Gag, Famille
Éditeur : Dargaud
Nbre de pages : 48
Prix : 10,95€
©BD-Best v3.5 / 2024 |