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Fabrice Le Hénanff infiltre Wannsee et les coulisses de la solution finale : « le papier devait rester marqué, la couleur l’imprégner pour en faire resurgir les fantômes »

Sans arme mais avec la haine et la violence des mots, c’est ainsi que s’est tenue la conférence unilatérale de Wannsee. Celle-là même que, près de 80 années plus tard, Fabrice Le Hénanff a infiltrée, y jouant les espions, les souris invisibles au coeur de l’état-major de l’horreur sans perdre une miette de ce qui se racontait… et allait bientôt se matérialiser en l’un des plus grands monstres que le siècle dernier ait connu: la solution finale. Dans le labyrinthe de ce huis clos qu’est la villa Marlier, le temps d’une réunion expéditive pour envisager l’étape suivante (et d’où l’humanité ne reviendrait plus) que réservait les Nazis aux Juifs, Fabrice Le Hénanff de son style flamboyant et martyrisé a trouvé son chemin pour mener à 2018. Une époque contemporaine qui semble ne rien avoir appris de ses erreurs et continue à se voiler la face et les faux-semblants dans l’utilisation des mots pour caractériser des foules d’hommes et de femmes en détresse. Quand on parle de « centres de tri » et de « question des migrants ». D’un pan à l’autre de l’histoire, nous avons fait le bond avec Fabrice Le Hénanff. Interview pour que la mémoire, même lancinante de douleur, triomphe de l’ignorance.

 

 

 

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Résumé de l’éditeur : Wannsee, banlieue de Berlin, le 20 janvier 1942. Quinze hauts fonctionnaires du Troisième Reich participent à une conférence secrète organisée par les SS. En moins d’une heure trente, ils vont entériner, et organiser, le génocide de millions de Juifs.

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Bonjour Fabrice, c’est aujourd’hui que paraît Wannsee, un album qui me paraît éminemment important. Comment vous sentez-vous ?

Bien mais c’est vrai qu’il y a de la fébrilité, de l’inquiétude. Jusqu’ici, je n’ai pas eu de retour hormis les journalistes qui m’ont interviewé, aujourd’hui, et à qui j’ai demandé comment ils avaient trouvé cet album. Leurs retours sont bons. Après, vous savez, il y a des albums qui ont de très bonnes critiques qui ne se vendent pas et d’autres qui se font démonter par la presse mais partent comme des petits pains. C’est un mystère, on verra comment cet album est reçu.

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Avec cet album, vous revenez en tout cas à un sujet que vous affectionnez : la seconde guerre mondiale. Vous entrez dans une brèche qui parle forcément de la guerre mais aussi d’autres choses.

Le lecteur pourrait très bien se dire : encore un ouvrage sur la guerre, sur le conflit. Moi, je ne vois pas cet album comme ça, ce n’est pas LA guerre mondiale en tant que telle. C’est un aspect de celle-ci, un autre épisode, une autre finalité, un autre drame.

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Ce sujet, je l’avais dans un coin de ma tête. Je le traînais sans être jamais parvenu à trouver le point d’accroche. Je retournais dans tous les sens cette phrase factuelle : la solution finale a été mise en place lors de la conférence de Wannsee par quinze hauts-fonctionnaires, le 20 janvier 1942. Tout était là mais je devais trouver le moyen de tenir 80 planches autour d’une table de discussion. Et, surtout, parvenir à ce que le lecteur ne la quitte pas en cours de route.

D’autant plus que dans cette conférence, les quinze individualités autour de la table se sont, à peu de chose près, fondues dans la voix collective. Il n’y a pas eu de remous, la réunion n’a pas tiré en longueur et tout ne semble être, au final, qu’une simple formalité…

En résulte un texte de 15 pages qui m’a servi de boîte de travail mais qui n’était pas suffisant que pour tenir les 80 planches en question. Il me fallait apporter d’autres éléments. Puis, se posait la question de la représentation de ces quinze hommes. Le dessin à la couleur ne fonctionnait pas. J’ai donc opté pour un rendu tirant plus vers le sépia.

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Et vous êtes, j’ai l’impression, un cran graphique au-dessus de ce que vous nous aviez proposé jusqu’ici.

C’est la suite, pas forcément logique. Une étape importante. Casterman m’a ici poussé à me sortir les mains des poches, à y aller. Wannsee, je le vois comme un album spécial, avec un graphique lui aussi spécial. Je pense qu’il va être important pour la suite. Il y aura un avant et un après. C’est un album plus crayonné, au traitement plus léger pour mieux plonger vers les ténèbres. À la réflexion, je pense que je me rapproche des caméléons dont il était question dans mon premier album. Dans le sens où j’ai essayé de trouver une réponse graphique à chaque album. La peinture dans H.H. Holmes, l’hyper-réalisme dans Westfront et Oostfront…

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Ici, il m’a fallu du temps pour trouver la bonne façon de faire. Sans encrer, je ne suis pas bon dans cet art. Mais là où je palliais les défauts de mon dessin par la couleur; j’ai voulu, dans Wannsee, le remettre en avant, ne pas le masquer.

Sur cet album, signe du ciel pour tenter de ramener ces (in)humains à la raison ?, on a l’impression qu’il pleut continuellement.

J’ai hachuré les originaux, les cases ont été martyrisées par mon crayon, avec l’aide de pointes très dures, les plus dures possibles. Si je m’aventurais dans un tel récit, le papier devait en rester marqué. L’empreinte devait impacter le dessin et la couleur rentrer dans la griffure, pour l’imprégner et en faire resurgir comme un fantôme.

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Tous les hommes à cette table sont des fantômes, ils sont là, font acte de présence mais pas de bravoure. Tous sont subordonnés aux décisions d’Heydrich. Tous sauf un, dans votre récit :  Kritzinger.

Oh, vous savez, il s’est couché comme les autres mais pour faire durer la sauce je devais y glisser un peu d’opposition, un ressort, mon poil-à-gratter. En réalité, il ne sait rien passer et, quand bien même, Heydrich aurait dit : fermez-la !

Les rapports sont pires, en fait. Ils relatent les initiatives prises par certains participants de cette réunion face à des commanditaires qui n’en attendaient pas tant mais qui ont peut-être eu aussi peur que chacun essaie de se tirer la couverture à lui. L’idée de cette réunion, c’était d’accélérer le mouvement après certains fiascos connus notamment sur le front de l’est.

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

La villa Marlier de Wannsee, près de Berlin, servait donc de huis clos dans votre album. Encore fallait-il varier les angles, les images pour ne pas lasser. Et en sortir, quand même un peu.

Ça me tenait à coeur de sortir de cette maison maudite. C’est en effet tout ce qu’il y a de plus huis clos: une salle, une table autour de laquelle se concentre l’album. Il s’agissait de varier les plans mais aussi de créer quelques coupures. Le début de l’album permettait l’arrivée et la présentation des personnages, s’enchaînaient la mise en place de la situation et une première pause. On sort, on fume une cigarette et j’en profite pour raconter la Shoah par balles. La réunion ne sert de toute façon à rien, tout est écrit et on s’en fiche du consentement des uns et des autres. Il m’importait aussi de parler de la question des métissages également abordée lors de cette conférence. Quant à Auschwitz, il n’y a pas de preuve qu’ils aient parlé de ça.
Projet de couverture abandonné

 

 

 

 

© Le Henanff

 

 

Lors d’une de ces pauses dont vous profitez pleinement pour nous extirper ailleurs et renforcer un peu plus votre pouvoir graphique, il y a cette planche sublime et glaçante bâtie comme une étoile juive et illustrant toute l’horreur de cette guerre.

Cette planche m’a donné du fil à retordre. À la base, il devait y en avoir plus mais c’est la seule qui soit restée. Hormis la composition, c’est le seul symbole de tout l’album pour les Juifs. Et une étoile jaune un peu plus loin. Il y avait tellement de croix gammées qu’à un moment je devais montrer la victime…

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Celle que les quinze hauts-fonctionnaires du parti nazi ont chassée, noyée sous des termes techniques et jouant avec les mots pour faire passer comme du petit-lait le sinistre plan d’extermination. Et quand on entend, encore aujourd’hui, parler de la « question des migrants » et de « centres de tri », je me dis qu’on n’a rien compris.

C’est tout à fait ça et c’est étonnant. Mon album arrive comme une piqûre de rappel, à temps, à point, mais je ne sais pas si elle servira. Après les Juifs, il y a eu les Bosniens, les Arméniens… Ça ne s’appelait plus la Shoah mais le massacre continue. Aux suivants…

On parle de jouer sur les mots, quitte à appeler un chat, un chat et un rat, un rat, vous faites intervenir ces deux animaux le temps de plusieurs planches.

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Là aussi, ils me permettaient de sortir de table, de quitter la complaisance et d’avoir d’autres vues, d’autres pièces à explorer. En plus, avec une dimension symbolique, certes pas des plus fines. Cette idée m’est venue vers la fin de l’album, en me souvenant du film Pour l’exemple que j’avais vu il y a très longtemps et dans lequel des soldats anglais, dans leurs tranchées, organisaient le procès d’un rat qu’ils accusaient de leur voler leur nourriture, de les contaminer, de souiller leurs affaires, etc. Le timing était le bon et je pouvais intégrer à ma grande histoire une autre plus petite, avec cette symbolique un peu lourdingue, du chat chassant le rat et parvenant à l’attraper. Ma crainte étant qu’il me reste assez de pages pour aborder la question des métisses.

 

 

 

 

 

Avoir autant de monde autour d’une table, c’est compliqué à gérer ?

Oui et non. Certains ne sont que des figurants. Je n’ai besoin que de certains pour faire vivre le débat dirigé par deux acteurs : Heydrich et Eichmann. Les autres sont des figurants mais entraînent tout de même la difficulté de leur mettre un visage.

 

 

 

 

© Le Henanff chez Casterman

 

Dans ce « joli » petit monde, ce n’est pas trop dur de passer autant de temps de création ?

À chaque fois que je fais un album, je me lève avec, je mange avec, je me couche avec et je rêve avec. Il m’a fallu douze mois pour dessiner Wannsee et deux ans pour l’écrire. Si les premiers mots étaient lourds, tout s’est mis à couler de source avec le dessin. Hormis le rat qui est venu plus tard, j’ai eu beaucoup de réponses à mes questions.

Et la couverture ?

Vaste sujet, également. J’ai soumis énormément de propositions qui ont été refusées par Casterman. À cause de leur violence, de leur horreur. Puis, je suis tombé sur la p. 25, ce qui est pour moi un des moments les plus importants : la table de décision, au premier plan et Auschwitz en fond. Casterman en a refait un montage, et Auschwitz a laissé sa place à la villa. C’était plus discret. En fait, pour pouvoir mettre ma planche avec l’étoile juive, j’ai fait des concessions sur la fin et la couverture. En tout cas, sur celle-ci, je ne voulais pas qu’il y ait de croix gammées – bon, il y en a une petite sur un brassard. Même si ça fait vendre, à ce qu’il paraît. Si je vends 10% de livres en moins, on saura à quoi c’est dû (il rit).


En fait, là, je digère cet album qui fut exigeant. On parle souvent d’accouchement, de bébé quand on parle d’un album. Dans mon cas, avec Wannsee, ce fut plus une césarienne. Je n’ai aucune idée du public que trouvera ou pas cet album. On est parti sur un tirage bas, prudent, de 5000 exemplaires. Aura-t-il une vie après dans les écoles, les bibliothèques ? On verra. Toujours est-il que je suis heureux. Honnêtement, j’ai fait de mon mieux.

Pour la suite, vous revenez à un autre de vos thèmes fétiches, la peinture et ses grands représentants. Ici, Monet.

Quelles vacances ! Je reviens à la couleur, je me pose, autant financièrement qu’intellectuellement. Je peins et ça me repose. C’est assez compliqué de sortir d’un album comme Wannsee, ça laissera des traces.

 

 

 

 

© Le Henanff

 

 

 

 

© Le Henanff

 

Sinon, j’ai d’autres propositions de scénaristes. On verra, selon mes envies, quels projets me plairont à travailler.

Merci beaucoup Fabrice !

 

 

 

 

 

Propos recueillis par Alexis Seny

 

Titre : Wannsee

Récit complet

Scénario, dessin et couleurs  : Fabrice Le Hénanff

Genre: Historique, Huis clos, Politique

Nbre de pages: 88

Prix: 18€



Publié le 13/07/2018.


Source : Bd-best


Marini règle ses contes avec le prince charmant de Gotham : « Un Batman plus taciturne, qui pourrait être joué par Clint Eastwood »

Malgré toutes les sauces auxquelles s’est accommodé le chevalier noir, on en demande encore. Toujours plus. Car Batman, de ses origines à aujourd’hui, a toujours su garder sa classe et sa force de fascination, soignant ses entrées, de cases en cases, de main en main, sur tous les continents. Et le vieux n’est pas en reste. Après un premier volet remarqué, Marini a rallumé le bat-signal dans un monde fort sombre (et qui aurait pu l’être encore plus avec un Bruce Wayne soupçonné – à tort, évidemment – de viol, comme voulait le faire à la base l’auteur franco-belge auquel le comics va comme un gant, une seconde nature) pour la deuxième partie de son Dark Prince charming. Un conte défait dans lequel le Joker fait office de vilaine marraine autour de l’enlèvement d’un enfant mais aussi de second héros équilibrant le jeu avec un Batman déchaîné. Goddamn… Gotham. 

 

 

 

 

 

 

 

 

@Enrico Marini chez Dargaud/DC Comics

 

Bonjour Enrico, ça y est, il y a un signal lumineux dans le ciel, votre Batman trouve sa conclusion. Mais Batman, qui est-il pour vous ?

C’est Bruce Wayne (il rit). Un des héros de mon enfance et un grand cadeau, merveilleux qu’on m’a fait. Dargaud et DC m’ont offert cette chance unique de jouer mon Batman. C’est d’autant plus incroyable que, quand j’étais petit, tous les enfants que je connaissais voulaient être Batman, avec ses gadgets, ce sens du combat contre le Mal. Batman, c’est une sorte de Zorro. Il nous permet de nous amuser tout en combattant un méchant.

Bien sûr, si les histoires portent son nom, il n’y a pas que lui qui entre en compte dans l’ADN de celles-ci.

En effet, au-delà de la personnalité charismatique de Batman, il me permettait de rentrer dans un décor comme Gotham qui me permettait de m’exprimer plus que d’habitude. Batman, plus que son personnage et justicier principal, c’est tout un univers qui me parle beaucoup. Plus que d’autres, c’est sûr. Et, si je suis fasciné par Spiderman, le côté sombre amené par Batman est encore plus fascinant. C’est lui, dans le monde du comics, qui a les meilleurs adversaires.

 

 

 

 

@Enrico Marini lors du Bat Concert

 

À cela s’ajoute l’absence de super-pouvoir. C’est ce qui porte l’intelligence, le besoin de gadget. Et pas mal de facettes à découvrir au fil des aventures de ce détective.

Votre version vous a-t-elle permis d’en savoir plus sur ce personnage ?

Non, ma version, je la connaissais, j’avais toutes les informations. Je me suis basé sur mes références, mes classiques de gamin. Ceux qui m’ont rendu quasi-intime avec ce super-héros. Tant les versions de Neal Adams et Denny O’Neil que celle de Kevin Nolan… Puis, plus tard, Frank Miller, Année 1, Killing Joke.

J’aime cette version de Batman, mur, sombre, plus viril et également plus délictuel. J’ai aussi aimé découvrir ce personnage comme introverti.

 

 

 

 

@Enrico Marini

 

Puis, il y a le Joker.

Alors, lui, je ne pouvais pas m’en passer. Mon histoire est autant une histoire de Batman que du Joker. C’est un acteur, en totale opposition avec un Batman plus taciturne, qui pourrait être joué par Clint Eastwood, d’ailleurs. Le Joker, lui, est dans la représentation, il a une façon de bouger bien à lui, et évolue d’un côté plus humoristique à l’autre, complètement psychopathe. Il est capable de moments de tendresse, de mélancolie mais aussi des pires atrocités. En fait, il change de personnage toutes les cinq minutes. C’est là que j’ai pris le plus de plaisir. J’espère qu’il surprendra le lecteur, mon Joker.

 

 

 

 

@Enrico Marini

 

J’espère que le public sera séduit par la version que j’en ai. J’ai tenté de trouver des facettes nouvelles tout en ne déviant pas de la trajectoire des histoires classiques du chevalier noir. Les bases restent, j’ai essayé d’amener des touches personnelles.

 

 

 

 

 

 

@Enrico Marini

 

Des touches personnelles, partout et tout le temps : à l’inverse de 99,9% des comics où toutes les étapes de création sont distribuées entre des scénaristes, des dessinateurs, des encreurs, des coloristes et que-sais-je-encore, vous avez tout fait de A à Z. C’était la condition pour que ce Batman vous appartienne totalement ?

J’ai tout fait et même plus. Même le lettrage. C’est une folie. Si je raconte ça à des Américains, ils vont être morts de rire. En effet, eux, ils sont facilement à cinq sur un même projet. Ici, j’ai aussi fait le layout et la maquette. C’était un gros boulot mais ce fut plaisant. Comme ces contacts avec les Américains, avec Dargaud que je connaissais déjà, tout le monde était inclus. Bon, il y a eu énormément de mails, dans tous les sens, des Skype.

 

 

 

 

 

@Enrico Marini chez Dargaud/DC Comics

 

Et, au final, voilà, c’est déjà fini. Après un an et demi très intense, l’intégralité du bébé est en librairie.

Et aux États-Unis ?

Je vais y aller cet été, participer à la convention de San Diego, accompagné un peu ces deux albums. Je me rendrai ainsi compte de l’accueil qui lui a été réservé. Puis, il faudra un an pour que je puisse faire un vrai bilan.

 

 

 

 

@Enrico Marini chez DC Comics

 

Vous aurez donc proposé 126 planches, c’est beaucoup et peu à la fois. N’avez-vous pas eu de frustration à ne pas utiliser certains personnages ? Et ce, même si vous en faites déjà intervenir beaucoup.

126 planches, c’est un an et demi. La couleur directe m’a pris du temps, aussi. Mais je pense que l’histoire était suffisante que pour ne pas la rallonger. Une fois que j’ai eu l’idée de base, je l’ai posée, une fois que j’avais décidé de faire une histoire qui soit autant celle de Batman que du Joker, le scénario a été très vite. Mais je l’ai laissé murir deux ou trois mois.

 

 

 

 

@Enrico Marini chez Dargaud/Dc Comics

 

Si, un jour, je reviens à Batman, je ne veux en tout cas pas d’une longue série, quel que soit le sujet. Je ne suis pas un homme de longue série. Bon, j’aimerais encore faire deux ou trois albums des Aigles de Rome, j’ai de plus en plus de mal à réaliser les Scorpion. Aujourd’hui, je suis plus un homme de one-shot. Soixante pages, ce n’est pas assez, mais un peu plus, cent ou cent vingt, ça me satisfait.

Vous n’êtes pas le premier, pas le dernier, à vous accaparer un super-héros et à passer outre-Atlantique. De quel artiste, aimeriez-vous voir un Batman ?

Oh, ce n’est pas obligé que ce soit un Batman. Il y a Hulk, le Punisher… C’est vrai qu’il y a beaucoup d’Européens, surtout des Italiens et des Espagnols qui s’illustrent dans le monde du comics. Je ne suis pas le premier Français à m’y aventurer. Peut-être le premier à le faire tout seul. L’essentiel, je crois, c’est d’être passionné par le super-héros qu’on anime. J’espère être parvenu à faire passer ça. C’était un challenge.

Sinon, allez, un Batman par Mathieu Lauffray, ça pourrait être vraiment bien. C’est fascinant ce qu’il arrive à faire. Son langage, son style fait pour ça.

Ce samedi, vous présentiez, en conclusion d’une après-midi sous le signe de l’homme chauve-souris, le Batman de Leslie H. Martinson et Ray Kellogg avec Adam West. Que représente ce film pour vous ?

Je dois avouer que j’ai été plus influencé par ceux de Burton et Nolan. Mais ce film, c’est cartoonesque et amusant, fun, c’est une chouette parodie. C’est culte, quoi !

 

Propos recueillis par Alexis Seny

 

Titre : Batman – The Dark Prince Charming

Tome : 2/2

Scénario, dessin et couleurs : Enrico Marini

Genre : Comics, Thriller, Action

Éditeur : Dargaud & DC Comics

Nbre de pages : 72

Prix : 14,99€



Publié le 11/07/2018.


Source : Bd-best


Wannsee : « Le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois par l’oubli. » Elie Wiesel


À l’occasion de la sortie de l'album Wannsee (aux éditions Casterman), Fabrice Le Hénanff répond aux différentes questions posées par notre rédaction.


D’où vient l’idée de faire cet album sur la conférence de Wannsee ?

 
J’avais cela dans la tête depuis plusieurs années, cela venait du fait que dans les manuels scolaires cette conférence est résumée en une seule phrase « La solution finale a été décidée lors d’une conférence à Wannsee le 20 janvier  1942 » et cela s’arrête là. Plusieurs questions : Wannsee c’est où ?, une conférence avec qui ?,  pendant combien de temps ?,  quels en sont les participants ? L’idée c’était de savoir ce qu’avait été cette conférence et en quoi avait-elle été décisive au niveau de la solution finale.  J’ai pensé à fouiller autour de cela et c’est de cette façon que l’album a débuté.

 

 

 

La villa Marlier à Wannsee.

 

C’est un album qui traite du plus grand génocide ayant eu lieu au XXème siècle, comment l’avez-vous abordé ?

 
Plusieurs problématiques sont apparues  pour faire cet album : comment représenter une réunion, à huis clos en l’occurrence, sur quatre-vingts pages ?   Comment tenir quatre-vingts pages autour d’une table ? Pouvoir mettre un visage sur les différents protagonistes réunis autour de cette table ? Pour ce dernier point, ce fut une grande difficulté, car hormis Adolf Eichmann et Reinhard Heydrich,  les autres sont de parfaits inconnus du grand public. Il faut être vraiment un historien pour savoir qui étaient les participants qui étaient simplement des fonctionnaires et dont on possède très peu de représentations. Vu le caractère  secret de la réunion, il n’y  a aucune photographie de celle-ci. Soixante-quinze  ans plus tard,  l’ensemble des protagonistes ont été identifiés mais en moyenne sur chaque personne il y avait qu’un seul portrait, ce qui n’a pas facilité le travail.

 

 

 

 

© Le Hénanff - Casterman.

 

 

 

Avez-vous reçu des réactions de la communauté Juive vis-à-vis de l’album ?

 
Non, l’éditeur l’a présenté au Mémorial de la Shoah à Paris qui en a fait une lecture avant la publication. À juste titre, l’éditeur pouvait avoir des réticences et se poser des questions par rapport à cet album. Ils l’ont lu en tant qu’historien et non en tant que lecteurs BD, ils ont eu un regard sur le travail effectué et non sur les dessins proposés. La réponse a été que le travail était sérieux et qu’il n’avait pas  matière à polémiquer sur le sujet.

 

 

 

Lettre de convocation envoyée à Luther pour la conférence de Wannsee.

 

 

 

La galerie des protagonistes placée à la fin de l’album version BD ?

 
Dès la conception du livre, il y avait une volonté d’inclure une partie dossier historique à la fin de l’album. Lorsque j’ai parlé de dossier, Casterman pensait à un dossier photographique. Quand je me suis attelé à la tâche, mon idée était de rester dans le cadre de l’album. Comme j’avais représenté les personnages de façon dessinés, nous avons décidé de continuer dans cette optique pour illustrer le devenir de chacun des personnages en faisant le bilan du reste de leur vie montrant qu’aucun des survivants de la Seconde Guerre mondiale n’avaient  vraiment été inquiétés. Le dernier est mort en 1987 aux Etats-Unis. Pour ma part, je considère l’album comme une BD documentaire.

 

 

 

 

Adolf Eichmann en uniforme SS (1942)

 

 

 

 

Qui a guidé le choix pour la préface de l’album ?

 
On voulait une préface mise en garde. On a eu l’idée de contacter Didier Pasamonik car il avait déjà travaillé sur le sujet en organisant une exposition sur la Shoah et la bande dessinée.  On lui a proposé de faire une préface afin de balayer certaines idées avant d’entrer dans le vif du sujet. C’est une sorte d’avertissement où il fait aussi le point sur l’ensemble des albums ayant traité du sujet.  Il n’y en a pas énormément, le sujet n’étant pas des plus faciles à aborder. L’ensemble des albums parlent de la déportation et de l’extermination, je pense que Wannsee complète ce tableau car c’est une des étapes avant la solution finale.


Avez-vous été confronté à des propos négationnistes  et révisionnistes à la suite de cet album ?

 
J’ai vu quelques mots passés sur le net. Je n’en ai que faire. Si ces gens restent dans le déni, c’est leurs problèmes, je pense qu’il y a assez de preuves comme cela.  Si ces gens pensent que la terre est plate et que l’on n’a jamais été sur la lune, c’est leurs affaires.

 

Si vous aviez la possibilité d’effectuer une modification à l’album, laquelle ?

 
Je ne sais pas, pour l’instant je suis en train de le digérer. Peut-être sur l’entame de l’album, celui-ci commence par du crayonné léger et plus on avance dans l’album, plus celui-ci devient noir. La réunion commence à la page vingt-deux, je reprendrais les vingt premières pages pour tenter de rééquilibrer le dessin. Malgré tout je suis satisfait du résultat et la transition se fait naturellement.


Personnellement, j’ai vu un autre projet de couverture circuler sur le net  incluant l’entrée d’Auschwitz. Comment s’est déroulé le choix de la couverture ?

 
Au départ, l’éditeur ma présenté une version rouge avec l’entrée du camp d’Auschwitz au-dessus. Pour moi, c’était cela mais ensuite la sortie n’a pas été évidente et j’ai dû faire des concessions. Je l’ai remplacé par une vue de la villa pour faire plus classique. Pour moi, c’était l’autre couverture  mais c’est comme cela.

 

 

 

 

© Le Hénanff - Casterman.

 

 

 

Quels sont vos prochains projets ?

 
Je travaille actuellement sur un album biographique pour le musée de Giverny concernant une journée de la vie du peintre Monet.  Sinon sur un autre projet qui me tient à cœur concernant une des dernières missions attribuée à la Luftwaffe. Tout dépend du succès du nouveau-né.

 

Propos recueillis par Alain Haubruge.
 
Titre : Wannsee


Scénario et dessin  : Fabrice Le Hénanff


Couleurs : Fabrice Le Hénanff


Genre: Histoire, Guerre


Éditeur: Casterman


Nbre de pages: 88


Prix: 18,00€


ISBN : 9782203149632



Publié le 27/06/2018.


Source : Bd-best


Jim retrouve le charme nocturne de Rome: « La vie réelle a ma préférence; le cinéma fantastique ne m’excite plus l’imaginaire et les Marvel bougent, constamment, pour masquer la vacuité des enjeux »

« Il s’étaient donné rendez-vous dans dix ans, même jour, même heure, même… Rome ». Pas si facile de se débarrasser de deux personnages aussi attachants que Marie et Raphaël, Jim l’a appris, et pas forcément à ses dépens, faisant entrer ses deux amoureux d’une nuit dans la cinquantaine. Tout un programme. Se diversifiant, Jim sort aussi un premier recueil de nouvelles parlant d’amour mais surtout des petits moments chéris (ou maudits aussi parfois) de la vie. Rencontre avec un auteur qui ne s’arrête jamais en si bon chemin même s’il aime ne pas savoir forcément où il va.

Bonjour Jim, on aurait pu se retrouver à Rome, c’était un poil trop loin, nous voici donc à Bruxelles. Elle vous inspire, cette ville ?

Bruxelles, c’est Paris en plus sympa, en plus bienveillant. Si j’ai des idées d’histoires qui s’y passeraient, on verra. En tout cas, j’ai un film en projet qui devrait se tourner ici à Noël. Mais pas destiné à représenter Bruxelles en elle-même.

Cela dès que je plonge dans une ville, pour peu qu’elle me charme, qu’il y ait des bars et des quartiers où traîner, c’est comme une malédiction  qui pèse sur mon cerveau : je ne peux m’empêcher d’y imaginer des histoires!

Si nous nous rencontrons aujourd’hui, c’est pour le troisième tome et nouveau cycle d’Une nuit à Rome mais également pour votre premier recueil de nouvelles : L’amour (en plus compliqué). Au détour d’un court récit, vous y abordez l’importance de se réveiller la nuit, de prendre les choses frontalement. C’est le cas pour le couple auquel vous vous attachez mais c’est généralisable, bien sûr. Et vous, vous réveillez-vous la nuit ?

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Un peu trop souvent à mon goût. Du coup, je ne sais pas si je remets ma vie en question mais je réfléchis surtout à des points de détail de mes scénarios, je dénoue et teste des pistes. La nuit, c’est l’occasion de penser au-delà des questions qui me sont personnelles. Puis, en général, c’est de cette manière que je me rendors assez vite. Enfin, touchons du bois, pour le moment, je dors assez facilement. Puis, je me suis habitué à faire une sieste d’une heure dans l’après-midi. Une sorte de méditation pour faire le point et me sortir de l’énergie de la journée.

Cela dit, j’ai pas mal écrit le soir et dans mon lit, des idées, des bouts de dialogues que je notais et m’empressais de renoter au propre, de retravailler et de faire mûrir quand mon réveil sonnait, sur le coup de 6h. Jusqu’à 9h. Après quoi, je basculais sur Une nuit à Rome.

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Ces dialogues, ces morceaux d’histoire, ils donnaient lieu à plusieurs pistes de nouvelles ou ils n’en concernaient qu’une seule ?

Oui, j’étais pris par l’excitation de mener à terme mon récit, de le peaufiner avant d’en attaquer à une autre. Je suis bien aidé par cette capacité du cerveau à s’immerger totalement et à mener une piste à bonne fin, jusqu’à boucher le vide qui pouvait perdurer sur le disque dur.

On parlait de se réveiller la nuit. Encore faut-il dormir ! Ce n’est pas vraiment le cas de Raphaël, votre personnage masculin d’une Nuit à Rome qui va encore faire des folies !

Ah, Raphaël ! Il court après l’idéal amoureux qui est aussi l’art de se compliquer la vie. C’est un naïf qui veut vivre sa grande histoire d’amour. Il a bien une vie normale mais ce besoin de grand amour l’emporte toujours vers l’inconnu.

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Vous le retrouvez donc, tout comme Marie pour un deuxième cycle d’Une nuit à Rome. Ce qui n’était pas vraiment programmé au tout début de cette histoire qui d’un cycle est devenu une saga, comme vous l’appelez. Le lecteur vous y a poussé ?

Il a sa part de responsabilité, c’est vrai, de par son intérêt pour les personnages et leur vie après Rome. Mais, Marie, c’est un personnage qui me colle à la peau et que je n’ai plus jamais lâché.

Puis, il se fait que j’ai passé le cap fatidique des 50 ans, ça m’aidait à envisager mes personnages, dix ans plus tard. J’avais la base mais j’ai avancé dans l’histoire sans savoir où elle mènerait. Une situation sans fin. C’est une position délicate pour un auteur, loin des démarches naturelles de création d’histoires. Il y a une vraie possibilité de se piéger, de retourner le problème dans tous les sens pour savoir comment finir. Car si j’ai ce besoin de ne pas savoir où mon récit va, j’aime que le récit soit structuré. Il s’agit donc de mêler la structure, la courbe du récit au danger, au déséquilibre.

 

 

 

 

Le découpage du tome 4 © Jim

 

Avec mon éditeur, on s’amuse à partir sur une idée de départ pour ensuite laisser le cheminement se faire et retomber sur ses pattes. En fait, c’est un jeu de tricot, pour structurer le récit, je lance des fils et il m’importe qu’ils se réunissent afin que tout se boucle. Comme si tout avait été pensé dès le départ alors qu’il n’en est rien. Les notes éparpillées dans mes fichiers en témoignent. C’est ludique et ça me permet d’échapper à la routine, j’ai besoin de ne pas savoir où je vais pour me lancer dans une histoire.

Pourquoi Rome, du coup ? Vous auriez pu changer de ville. Il y a tant de suite de films portant le nom d’une ville et qui finalement s’en échappe !

Oui, sauf que je prends Rome comme une contrainte mais aussi un moteur donné par le titre. Ça coulait de source ! La suite en elle-même, moins. Avec un tome 1, il s’agit de surprendre positivement, de réussir son coup et d’emballer le public pour qu’il vous suive un pas plus loin. Après, c’est compliqué d’imaginer une suite ; il y a une attente du public, cette nécessité de surprendre avec un cahier des charges défini : des lieux, des personnages…

 

 

 

 

© Jim

 

C’est ce pourquoi il m’a fallu deux ans pour élaborer le tome 3 et qu’il m’en faudra certainement moins pour le 4. Il y avait plus de pression et je ne pouvais pas m’engager dans une suite qui ne me semblait pas naturellement indispensable. D’où ce pitch : « peut-on revivre deux fois certaines choses? », c’est une question légitime mais le postulat ne va pas de soi.

L’idée est de voir comme cette histoire d’amour fantasmée a ses implications dans la vraie vie. Je voulais faire écho au tome 1 en utilisant Rome, forcément, mais aussi une fête d’anniversaire, le fait que chacun des deux personnages principaux est dans le doute et ne sait pas si l’autre viendra effectivement au rendez-vous.

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Et, une nouvelle fois, c’est ce pacte passé entre les deux personnages qui va les y conduire… ou pas. Et  l’ère du mobile se fait plus que jamais sentir. Parce que dans ce tome 3, vous ne leur laissez même pas l’opportunité d’un seul moment ensemble.

Non, ils ne se voient pas, il leur fallait bien un moyen de communiquer. J’aime notre époque, aussi dure soit-elle, mais ces portables sont un moyen de communication intéressant qui n’empêche pas certaines bourdes et interprétations. Vous rendez-vous compte que certains vivent une histoire d’amour par téléphone, sans jamais se voir ?

Puis, il y a ceux qui draguent intempestivement sur les réseaux de rencontres, couchent ensemble et puis s’oublient en pensant déjà à d’autres. C’est la réflexion amenée par une autre de vos nouvelles qui se termine par une phrase choc : le coeur en mode avion.

Un téléphone, c’est froid, métallique, très cérébral. Le coeur, lui, il appelle la chair.

Dans vos œuvres, il y a souvent de grandes cases, s’ouvrant sur de grands décors ou de grandes scènes, vous aimez ça, non ? Que permettent-ils ? Ce sont des portes ouvertes pour faire croire au lecteur qu’il participe encore plus à l’histoire ?

Oui, ça aide à nous plonger dans le récit. Et puis, les petites cases je les réserve à du temps rapide ou du temps qui a moins d’importance, les grandes cases à des moments forts…

 

 

 

 

© Jim

 

On a parlé de Raphaël. À côté, il y a Marie. Et si vous rencontriez une femme comme Marie dans la réalité, que se passerait-il ? Seriez-vous comme Raphaël ?

Je ne sais pas répondre à cette question, et je tiens à garder la stabilité de mon couple… (Rires)

Marie truste en tout cas l’attention, comment expliquez-vous qu’elle soit devenue culte, si chère à beaucoup de vos lecteurs ? Ce n’est tout de même pas la première héroïne que vous imaginez.

Je crois qu’elle a un pouvoir spécial, qui doit rejoindre un fantasme dans l’imaginaire collectif masculin… et puis, ce côté vénéneux croisé avec l’innocence de petites tâches de rousseur, c’est souffler le chaud et le froid, non ?

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Je me suis laissé dire que ça n’a pas été évident d’accepter de la voir vieillir.

Marie, c’est un de mes personnages fétiches. Elle passe dans beaucoup de mes illustrations et j’irai jusqu’à dire que son âge n’est pas dessiné. Elle est iconique, proche de Sophie Marceau et de son physique extraordinaire. C’est une femme telle qu’on peut se l’imaginer quand on ne veut pas la laisser s’échapper, qu’on va courir après. Peut-être a-t-elle ses défauts mais on ne s’en rend pas compte. Et c’est ce qu’il m’est arrivé avec Marie. J’ai eu du mal à marquer le temps qui passe, c’était un combat pas forcément évident. Je n’ai pas encore assez de talent à ce niveau-là. Si bien que sa vieillesse oscille, plus ou moins marquée au fil des passages de ce troisième tome. Pour le tome 4, je me suis engagé à réussir à la faire vraiment vieillir. Certains lecteurs m’ont fat remarquer que Marie devait certainement faire des teintures. En tout cas, je ne me suis pas résolu à lui faire des cheveux gris.

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Ce n’est pas le cas de Raphaël.

Avec lui, c’est différent, il est inspiré d’un ami qui a accepté de poser physiquement pour moi. Dans ce cas, j’ai sa vieillesse sous les yeux. Ça aide !

Sinon, j’observe les gens et j’ai remarqué deux tendances. Il y a les quinquagénaires qui se voient comme des quadras ou même des trentenaires, refusent leur âge et sont des espèces d’ados attardés ayant des difficultés à être en phase. Ce refus passe par le physique forcément. Puis, il y a les quinquas qui font leur âge, l’ont accepté et la vie continue.

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Comme vous qui, en plus, vous donnez de nouveaux défis.

C’est excitant, non ? À 52 ans, je sors mon premier livre et deviens directeur de collection. C’est nouveau et frais. Puis, même quand je refais la même chose, je parviens à trouver des chemins différents. Il m’importe de trouver l’angle.

Le Grand Angle, en tout cas, vous l’avez trouvé. D’ailleurs, ces personnages, vous y mettez de vous aussi ? Quelles qualités ont-ils qui sont les vôtres ? Et quels défauts ?

Ils doivent avoir tous mes défauts, et quelques rares qualités. J’espère qu’ils ont de l’humour, et l’envie de parler vrai, de ne pas être dans les faux-semblants. J’espère qu’on partage la même aspiration pour la sincérité…

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Ce troisième tome est peut-être un peu moins bien accueilli par certains que la première mouture. La surprise est passée ?

Très honnêtement, je craignais que ce soit le cas, et je ne l’ai pas vraiment senti, ou en tout cas tellement moins que je pouvais le craindre. Et quoi qu’il en soit, c’est normal. Un premier tome, c’est une surprise, il y a tout à découvrir. Le tome 2 était pour certains moins bien que le tome 1, alors qu’il me semble que les tomes 1 et 2 sont indissociables. Et je pense que le tome 1 est meilleur que ce tome 3, oui. Ses interrogations ne sont pas les mêmes, et les personnages ont vieilli, ce qui casse un peu l’entrain des personnages. Et puis j’ai transpiré sur le scénario, je me suis donc efforcé d’assurer le plus possible sur le dessin. Mais le 4 – et je ne le dis pas de façon publicitaire, juste parce que c’est mon ressenti et celui de ceux qui ont lu le scénario – sera une belle façon de tout boucler, l’album sera riche et retrouvera aussi de ces grandes cases qui donnent à vivre, qui manquent un peu dans ce tome 3. J’ai vraiment hâte qu’il soit lu et découvert. Ah ah, vous allez voir ce que vous allez voir !

Pas de troisième cycle pour Une nuit à Rome, alors ?

Il pourrait, mais le moi d’aujourd’hui pense qu’il ne faut pas… et n’en a pas envie… Mais qu’est-ce que je penserai dans dix ans ? En vérité, aucune idée… mais j’espère que je serai passé à autre chose…

Ou à un film ?

Tournage printemps prochain si tout va bien, tout avance bien. Croisons les doigts !

Ce qui me sidère le plus avec vous, c’est votre amabilité, votre cordialité face à des internautes (et lecteurs ?) parfois cinglants par rapport à ce que vous faites, là où certains auteurs évitent catégoriquement les réseaux sociaux et les forums. Vous vous y répondez. Même quand les remarques ne sont parfois pas agréables, quand certains parlent de vous comme du Marc Lévy de la BD, et pas en positif. Vous comprenez ces critiques (faciles)?

Oh, mais ça a dû m’arriver tellement rarement de tomber dessus, à vrai dire. Et pourtant, j’essaie de tout lire ! Mais oui, si je peux je réponds, bien sûr. Je ne peux pas ne pas répondre. Dans ces cas-là, je me dis que c’est surtout quelqu’un qui ne m’a pas lu, ou à un rejet pour une mauvaise raison. Non que je prétende faire oeuvre exceptionnelle, mais je suis plus sombre et tordu que ce qu’on peut croire au simple feuilletage, donc je ne me reconnais pas dans l’idée d’un truc culcul.

 

 

 

 

© Jim

 

Mais bon, si ça en défoule quelques-uns, qu’est-ce que j’y peux ? D’une façon plus globale, j’aime beaucoup les critiques, je cherche tout, je veux savoir, comprendre, analyser comment ce que j’ai voulu faire est perçu… Et si, au final, ça peut m’aider à m’améliorer, il faudrait être idiot pour s’en priver…

Ce recueil de nouvelles, c’est une manière de vous donner l’opportunité de raconter plein d’histoires que vous n’auriez sans doute pas eu le temps de traiter sur le long cours ?

C’est venu de ce recueil d’histoires en BD, De beaux moments. Des histoires courtes qui me permettaient d’aborder plein de sujet. Ma consigne était donc de ne pas partir sur du plus long… et de me séparer du dessin. Là où ce que j’avais écrit jusqu’ici était toujours transformé : en dessin, au cinéma. Ici, je me donnais l’opportunité de garder l’idée première.

Un certain Maxime apparaît dans deux nouvelles, hasard ou même personne ?

Hasard ! Je me suis obligé à ne pas faire de pont dans mon esprit. Je suis quelqu’un de radical : si je fais un pont, je vais avoir tendance à vouloir en faire partout et tout le temps. Il y avait déjà suffisamment de contraintes comme ça. (Il rit.)

Mine de rien que ce soit dans Une nuit à Rome ou dans d’autres de vos histoires, vous aimez donner des rendez-vous. Encore plus quand ils sont mystérieux et gardent une part de mystère. Une certaine fascination ?

C’est sans doute un marqueur du récit, une façon de créer un petit suspense… je ne sais pas exactement, je n’y ai jamais pensé. Rendez-vous pris pour un psy pour réfléchir à tout ça…

 

 

 

 

© Jim/Delphine chez Grand Angle

 

Si Marie et Raphaël se donnent un autre rendez-vous dont vous avez le secret, il y en a aussi dans L’Amour (en plus compliqué). Et notamment dans ce rapport de force inversé entre un homme et une téléphoniste qui veut lui proposer on-ne-sait-quoi. C’est du testé et approuvé ? Vous aussi, vous avez déjà « dragué » des téléphonistes ou les avez piégées ?

J’en ai déjà piégé, effectivement, mais plus maintenant. Aujourd’hui, c’est quasi tous les jours, ça a beaucoup perdu de son charme… Le temps où c’était rare – donc précieux – est révolu…

L’amour (en plus compliqué). Ce titre, vous l’avez trouvé en collaboration avec les lecteurs, et en particulier ceux qui suivent votre blog !

Le champ artistique est tout sauf démocratique ! Alors j’essaie d’y pallier. Le titre que je préférais, dans un premier temps, c’était « Tous les soirs, on fera la java ». Ça m’évoquait les Bronzés. Force est de constater que les lecteurs n’y ont pas vu cette référence mais un côté désuet qui ne les emballait pas. Il y a des surprises parfois entre l’effet qu’on imagine sur le public et le ressenti réel de celui-ci. D’où l’importance de tester.

Je procède comme ça aussi avec mes scénarios. Ainsi, j’ai envoyé le scénario d’Une nuit à Rome 4 à certains lecteurs. C’est une manière de recenser tous les défauts, de recenser les failles. Je veux en régler un maximum avant la sortie. En bref, l’équivalent des projections-test du monde cinématographique. Au final, je n’en fais qu’à ma tête, je choisis si je suis une remarque ou pas, mais ça vaut le coup ! Je suis un vrai retoucheur. Sur ce troisième tome, j’ai passé six mois à peaufiner. Je veux à tout prix éviter la situation où par manque de temps je dois tout laisser filer trop vite.

La couverture aussi, c’est un sacré chantier. Vous en avez imaginés une trentaine avant de vous arrêter à celle qui vous semblait la meilleure.

Une couverture, c’est un bout de vous-même, c’est vital de trouver la meilleure possible, celle qui captera le potentiel lecteur et qui sera capable de vous plaire quelques semaines, voire des mois.
 

 

 

 

 

© Jim

 

On en a parlé, l’internaute peut vous suivre assez régulièrement sur votre blog. Et vous lui donnez de bonnes raisons de le faire, avec des morceaux de planches, des détails sur l’évolution de vos projets. Vous avez fait de même avec vos nouvelles. Les réactions de vos « followers » étaient-elles différentes face à ce changement de médias ?

Je pense que l’attrait du dessin reste toujours quelque chose d’un peu à part, mais j’ai la chance d’être suivi par des lecteurs pour qui le récit est important. Ils suivent donc dans l’autre camp ma nouvelle façon de raconter des histoires, et merci à eux. J’aime beaucoup le contact avec les lecteurs, que ce soit en dédicaces, via le blog, ou ceux qui ont la gentillesse de m’écrire spontanément. Il n’y a pas ce côté de l’artiste intouchable face à un public représenté par des chiffres, mais bien des échanges entre personnes. Et toutes ces rencontres sont très emballantes, je ne suis pas certain que les lecteurs se rendent compte combien ça peut compter pour les auteurs… c’est un vrai moteur !

Entre l’exercice de la nouvelle et l’écriture d’une BD dans ses dialogues, ses cartouches, qu’est-ce qui est le plus exigeant ? De même écrit-on les dialogues au sein d’une nouvelle de la même manière que dans une bulle, ou faut-il veiller à d’autres choses ?

C’est à la fois la même chose et complètement différent. Dans un scénario, on se fout du descriptif, il sera dessiné. En écriture pure, le descriptif c’est autant du dessin que du dialogue, c’est du style, de la narration, des émotions. Et ça, c’est passionnant.

En tout cas, avec ce passage au roman, sans image, vous n’avez pas perdu votre habitude d’insérer ces bonnes vieilles citations. D’où vous vient ce réflexe ? Qu’est-ce qu’une bonne citation ?

Quelque chose qu’on a envie de noter, en se disant que ça nous servira un jour prochain dans la vie, je suppose ? Et puis, parfois ça claque bien, et c’est suffisant. Une citation, ça ne reflète parfois pas du tout notre pensée, mais si joliment bien écrit que c’est formidable : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux« . C’est du Chateaubriand, à mille lieues de ce que je pense, mais tellement bien dit !

 

 

 

 

© Jim

 

Le secret, c’est de toujours débuter, dites-vous. Cette fois, en tant qu’éditeur pour cette nouvelle collection de romans chez Grand Angle. Que pouvez-vous nous en dire ? Des projets sont déjà signés ? Quelle littérature attendez-vous ? Qui y trouvera sa place ?

Ceux qui ont de bonnes histoires, mais surtout celles qui me toucheront. Je veux être dans l’intime, dans le touchant, et que la forme possède la grâce ; noble ambition !

Vous avez reçu beaucoup de manuscrits ?

Ça commence, et de plus en plus. Jusque-là, c’est parfait, c’est à mon rythme.

Pour ouvrir le bal, il y a votre recueil mais aussi celui d’Ulysse. Et j’ai l’impression que vous êtes encore plus fou de joie pour lui que pour vous ?

Ah mais carrément. Je fais un pas en arrière et ce qui m’importe, c’est que son livre trouve sa place. Parce qu’il est fondamentalement écrivain, il vit dans les livres (ndlr. Ulysse est notamment libraire) et pour les livres, et parce qu’il est doué pour ça.

Parlez-nous un peu d’Ulysse ? Le virus de l’écriture et des histoires, c’est vous qui lui avez transmis ?

Je pense que c’est sa mère, surtout. Pour ma part j’insufflais plutôt le souffle des scénarios, des textes destinés à être dessinés ou filmés… et ma fille tient un blog où elle fait des critiques de livres… Comme quoi, le livre est partout dans la famille.

Il a vraiment fait sa crise de la vingtaine ?

À ce que j’ai lu, on dirait bien que oui…

Votre avis sur son livre ?

Autant demander à une mère si elle aime son enfant… (rires) Restons pudiques, voulez-vous !

Par ailleurs, si on faisait dialoguer les deux titres, Plein de promesses et L’amour (en plus compliqué), on sent la jeunesse naïve de l’un et la maturité expérimentée de l’autre non ?

C’est bien vu, je n’y avais pas pensé. Belle observation, il y a de ça ! Vivement qu’avec l’âge la sénilité me gagne, et je retrouverai un peu de l’élan de l’adolescence peut-être ?…

Dans Une nuit à Rome, tout a commencé par cette rencontre entre Marie et Raphaël. Et la jeune femme qui demandait à Raphaël s’il croyait en l’amitié homme-femme, sans ambiguïté, sans sexe… Pour le coup, c’est râpé et vous le prouvez depuis 300 planches, non ?

Vaste question. Honnêtement, je ne sais pas. Je pense qu’une amitié homme-femme est compliquée. Elle est possible mais je crois aussi que la question du sexe se posera inévitablement s’il y a la moindre attirance. Bon, moi, je reste spectateur, on fera le point en fin de vie.

 

 

 

 

À choisir, plutôt amour ou amitié ?

Pour ma part, amour, sans hésiter. Tous les avantages de l’amitié, le sexe en plus…

Comment expliquez-vous les nombreuses vies culturelles de vos personnages, eux qui sont timbrés, « puzzlés » et bientôt au cinéma ? Ils avaient un potentiel de déclinaison que vous n’aviez pas perçu ?

C’est du pur jeu. Que dire de plus ? Chaque proposition de création est une rencontre, et tant que c’est amusant, impossible d’y résister, j’avoue…

 

 

 

 

Des timbres collector avec La Ribambulle

 

 

 

 

Marie en puzzle

 

Et d’autres projets cinématographiques ?

Certains avancent, d’autres reculent. C’est un jeu opaque et passionnant, mais éreintant et interminable. Mais ce qui compte, c’est que certains avancent, semaine après semaine. Mais restons prudents et touchons du bois…

Notamment un projet avec un réalisateur de Los Angeles ? Alors, ça y est, vous arrivez à Hollywood ?

Ah mais vous êtes bien informé, dites donc. Là aussi, on est sur un tournage au printemps 2019.

Des coups de cœur récents (ou moins) en BD, films et que sais-je encore ?

La série Bron, La casa del papel, j’ai essayé de ne pas aimer, mais c’était très bien. En film, Mustang vu sur le tard était magnifique !

Et sinon, la suite ? D’autres projets en BD ?

Plein ! Dont Détox à sortir l’année prochaine, avec le jeune et fougueux Antonin Gallo. Nous avions déjà un projet ensemble, Journal de tes rencontres, mis de côté pour basculer sur Détox.

 

 

 

 

© Jim/Gallo

 

 

Et un autre avec Jean-Marc Ponzio ?

C’est en projet aussi, mais nous prenons du retard…
 

Par ailleurs, où est passé Téhy ? Reviendra-t-il un jour ? Ou la vie d’humains comme les autres, sans action testostéronée ou sans science-fiction, a votre préférence ? Pourquoi ?

Oui, elle a ma préférence, actuellement ; à part Premier Contact, le cinéma fantastique ne m’excite plus l’imaginaire au cinéma. Les Marvel proposent des pitchs d’une nullité assommante. On a remplacé les astuces de scénarios par du mouvement. Ça bouge, constamment, pour masquer la vacuité des enjeux. Et je pense que la bd fantastique a aussi un peu perdu de son intérêt : avant le cinéma ne parvenait pas à tout rendre, mais la bd le pouvait. Maintenant, l’immersion en bd est quand même nettement moins forte. Mais en réalité, c’est une question de goût, d’évolution, simplement.

Enfin, en Belgique, vous avez malheureusement fait l’expérience d’un faussaire tentant de vendre une pâle copie d’une de vos héroïnes sur un site ? Il y a ceux-là et ceux qui vendent des dédicaces tout juste obtenues. À cela s’ajoute la demande croissante d’un salaire pour les auteurs en dédicaces ou des dédicaces payantes. Quel est votre point de vue sur ce (vaste) débat ?

 

 

 

 

Un faux Jim

 

Je suis pour qu’on arrête de demander aux auteurs de venir gratuitement dans des salons, ce n’est plus vraiment possible. Il va falloir trouver une économie pour y palier. Pour ma part, j’ai trouvé un équilibre en proposant des dessins aux lecteurs, mais ces dessins demandent du travail en amont. Les lecteurs à présent jouent aussi un rôle primordial en soutenant les auteurs qu’ils apprécient, en achetant une case, une planche, une couverture,  mais bien évidemment tous ne le peuvent pas. Ceux qui le peuvent ne se rendent pas forcément compte combien ils aident les auteurs. Mais ça crée une inégalité entre auteurs, inévitablement. J’espère qu’on arrivera plus facilement à trouver une économie pour les salons payants, et que les auteurs y seront bien représentés (et non en fonction du nombre de leurs ventes).

Merci Jim et à la prochaine, à Rome ou ailleurs !

 

 

Propos recueillis par Alexis Seny

 

Série : Une nuit à Rome

Tome : 3

Scénario et dessin  : Jim

Couleurs : Delphine

Genre: Romance

Éditeur: Grand Angle

Nbre de pages: 94

Prix: 18,90€



Publié le 13/06/2018.


Source : Bd-best


Baudouin Deville fait sourire 58 et son Atomium : « Dans un monde troublé, on a tendance à chercher dans le passé quelque chose de stable et rassurant »

Quand Bruxelles a rayonné au firmament de la modernité mondiale de l’époque, il était déjà là, unissant ses neuf boules comme l’événement fédérait les peuples. Quand Bruxelles est tombée sous les coups haineux et déboussolés de terroristes, on s’en est servi plus que jamais comme d’un symbole, aux côtés du Manneken Pis. Le temps est passé, les décennies aussi, pourtant l’Atomium est toujours bien en place et n’a jamais perdu la boule, imposant et identitaire, même si les plus jeunes ont peut-être oublié ce que ce monstre d’acier représente. Le hasard, la passion et l’envie faisant souvent bien les choses, pile pour l’anniversaire, Patrick Weber et Baudouin Deville font revivre cette époque faste, quand Bruxelles brusselait, dans une oeuvre précise et documentée qui fait aussi figure de thriller d’espionnage bien rodé. Rencontre avec Baudouin Deville, un dessinateur passionné d’une ligne claire et néanmoins atomique. Inoxydable.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Bonjour Baudouin, c’est un grand coup que vous avez réussi avec Patrick Weber et le nouveau venu dans l’édition (mais pas dans le monde de la BD) Nicolas Anspach : Sourire 58 qui fait revivre l’ambiance de l’exposition universelle bruxelloise de 58. Mais, dites donc, ce n’est pas la première fois que vous utilisez l’Atomium !

C’est vrai, il y avait eu Atomium 58, en 1984, autant dire au siècle passé. La vérité, c’est que monument m’a toujours fasciné. Encore aujourd’hui, quand je passe en dessous, écrasé par cette masse de métal suspendue, je me dis que c’est un bien beau rêve d’architecte.

 

 

 

 

© Baudouin Deville

 

 

 

 

© Weber/Deville

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Si on pousse le jeu des comparaisons entre ces deux albums séparés de 35 ans, il est curieux de constater que tous deux commencent par des planches d’ouverture similaires : les travaux, l’ambiance crasseuse de la création et un goût de mystère, déjà, qui sera exploité de manières très différentes dans les deux histoires.

C’est vrai, je n’avais pas fait le rapprochement, jusqu’ici. En tout cas, je pense qu’il y a quelque part un héritage des films d’époque. Puis, si je suis fasciné par le monument terminé, il en va de même pour la vision, éphémère là, de sa construction. Avec ces câbles agrippés, cette toile d’araignée, ça a de quoi marquer ! Il y a quelque chose d’une atmosphère fantomatique, d’un zeste de science-fiction. Je regrette qu’avec Patrick Weber, on n’ait pas pu évoluer un peu plus au milieu de ces grands travaux.

 

 

 

 

© Weber/Deville

 

Peut-être une prochaine fois, ne dit-on pas « jamais deux sans trois »?

La construction de l’Atomium fut fascinante. Il suffit de regarder le film n/b qui a été tourné à cette époque.  À refaire, je consacrerais au moins un album là-dessus. Avec des ambiances nocturnes et un Atomium en partie construit, sorte de monstre de métal bardé de câbles en tous sens… J’aimerais y revenir, tout n’a pas été dit! Cela peut donner des ambiances terribles! Un polar noir…

Cela dit, l’Atomium ne vous a pas quitté d’une semelle !

En effet, graphiste de formation, cela fait des années que je travaille pour différentes entreprises (du print et du web) avec mon site http://www.traits.be. Un de mes clients est l’Atomium et son équipe m’a demandé de travailler sur une ligne de produits. J’ai dessiné un visuel qui a été appliqué sur une trentaine d’objets. Actuellement, je ne travaille plus pour eux. La collection est terminée.

 

 

 

 

© Baudouin Deville

 

Mais, de là est venue l’idée de faire une BD sur le sujet car en travaillant sur ces produits, je me suis rendu compte que, s’il y avait des livres, il manquait un album de bande dessinée s’intéressant à cette époque magique. J’ai mûri cette idée et c’est Nicolas Anspach qui m’a fait rencontrer un historien. En l’occurrence, Patrick Weber. Les discussions ont fait germer l’idée de cette histoire. Il n’y avait plus qu’à… sauf qu’un autre souci a bien vite surgi : l’exploitation de l’image de ce monument. Rien n’est gratuit mais on a trouvé un accord.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

La convention signée, on a pu se mettre au travail tout en mettant au point un plan pour que le bouquin sorte de l’anonymat et réunir les fonds nous permettant de sortir cet album. C’est ainsi que nous sommes partis sur l’idée du crowdfunding sur Sandawe. Et s’il a fallu quinze mois pour financer l’aventure, nous nous sommes rendu compte que l’engouement a été progressif, graduel, et que le budget de 25000€ qu’on espérait réunir a non seulement été financé mais également presque doublé! On a récolté 42 000€. Ça bouillonnait et si un petit tirage à 4000 exemplaires – ce qui n’est déjà pas mal – était envisagé au début, on a réfléchi à une solution pour tirer plus d’albums. C’est ainsi qu’on a mis sur pied une petite structure d’édition : Anspach.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Les éditeurs ayant pignon sur rue n’ont pas répondu présents ?

Ils ont gardé la possibilité dans un coin de leur tête avant de se rendre compte que ça leur coûterait un bras de produire ça. Aujourd’hui, ils s’en mordent les doigts. Mais, comme par hasard, maintenant, ils reviennent à la charge avec plein de propositions. Pas de chance, je ne compte pas la lâcher cette petite structure. J’ai la liberté de choisir et j’en use et en abuse.

 

 

 

 

© Weber/Deville

 

Justement, vous nous parlez de l’homme sans qui rien n’aurait été possible, Nicolas Anspach ?

Il est redoutable, c’est le meilleur marketing manager que je connaisse. Pourtant ce n’est pas évident quand on n’a qu’un seul livre à défendre. Plein d’auteurs me contactent, viennent me voir en festival, et sont abasourdis par la petitesse de notre structure. « Comment faites-vous? » Disons qu’on n’est pas nés de la dernière pluie. Patrick est un expert des médias. Et avec Nicolas, comme les Beatles et tant d’autres, on s’est rencontrés au bon moment pour pouvoir réaliser quelque chose de pas mal.

 

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Restait à diffuser l’album, et la petite structure ne pouvait pas tout faire.

À ce moment-là, le noeud du problème n’était plus la création… mais la diffusion de cet album. On y a été au bluff et on a contacté le plus gros diffuseur en matière de BD pour le monde franco-belge : Média Diffusion. Des habitués de « gros projets » qui ont pourtant été convaincus par le nôtre et l’ont accepté.

Une bonne opportunité, quand même, les 60 ans de l’Atomium pointaient à l’horizon. Ils ne pouvaient pas ne pas y penser.

Eux l’avaient peut-être dans un coin de la tête, moi pas, en tout cas. Le projet a été mis en route il y a trois ans, on était encore loin de cet anniversaire célébré. Puis, tout d’un coup, Henri Simons, le directeur de l’ASBL Atomium, a vu le bouquin, a été séduit et a décidé de l’intégrer à la communication officielle de l’Atomium. Un raz-de-marée.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Les astres s’alignaient !

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Oui ! Avec le surplus du crowdfunding, nous avons pu produire 12000 exemplaires en première édition. Mais tout restait à faire: il fallait les écouler au risque de se prendre une sacrée déculottée. Mais, chance une nouvelle fois, les libraires indépendants nous ont suivis : ils ne commandaient pas notre livre par 3 ou 4 mais par cent exemplaires, pour certains.

Et la presse, aussi.

Nous avons tenu des conférences de presse et celle-ci s’est emballée, énormément de titres de presse ont parlé du projet, des sites se sont habillés des couleurs de Sourire 58, les interviews se sont enchaînées. Cela dit, on ne s’y attendait pas et, pour une petite structure comme la nôtre, c’est assez épuisant.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Bref, aujourd’hui, nous sommes toujours au top des ventes, ça marche à fond, une deuxième impression vient d’avoir lieu, après un mois seulement. C’est inespéré. Aussi, une suite est en route, au Congo dans les années 60, ce ne sera pas une suite matérielle, nous avons envie d’aller plus loin.

Avant de parler du Congo, plongeons-nous un peu plus dans cette expo 58.

Comment ne pas être fasciné par cette période, visionnaire, dans un petit pays pourtant de rien du tout. Bruxelles, avant 1958, c’était une ville de province à gros pavés. La perspective de l’exposition 58 en a fait une ville internationale, une capitale. Avec des chamboulements architecturaux à la clé : des tunnels, de voies rapides, de la modernité…

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Je suis toujours autant interloqué devant l’audace des gens qui ont pensé et organisé ce qui allait faire office de métamorphose. Quel culot, quand même : la Belgique allait recevoir le monde entier au Heysel. Et quand on dit le monde, ça n’a rien d’une extrapolation : l’Expo Universelle a permis d’accueillir 42 000 000 de visiteurs. C’est fou. Et ça relativise les choses quand, à l’heure actuelle, on n’est même pas capable de mettre en projet un stade national. Les différents niveaux de pouvoir sont incapables de s’associer, de fédérer. Là voilà notre ambition comme si rêver appartenait désormais résolument à une autre époque.

 

 

 

 

Projet de couverture © Weber/Deville chez Anspach

 

Alors que tout est possible ?

Rien n’est impossible en tout cas. L’organisation de ce moment historique a développé une formidable énergie. Qui perdure dans sons souvenir. En faisant la promo de cet album, là où je m’attendais à ne rencontrer que des septuagénaires, je me suis rendu compte que cette thématique touchait un public beaucoup plus large : ceux qui ont connu l’époque et en ont des souvenirs vivaces, ceux qui avaient 4 ou 5 ans et n’ont gardé que quelques flashs, les plus vieux qui achètent l’album pour leurs enfants et petits-enfants. Sourire 58, de par sa thématique, dépasse le simple monde de la BD, fait office de carte de visite…

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

… d’une ville qui a fortement changé, vous l’avez dit, et qu’il a fallu reconstituer.

Bref, trois années de recherches durant lesquelles tout n’a pas toujours été à portée de main malgré la proximité de l’époque investiguée. Mais j’ai pu compter sur des archives et, grâce à des experts, j’ai pu exhumer des trucs qui, sans doute, n’étaient jamais sortis des greniers.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Cela dit, ça n’empêche pas de faire des bêtises, malgré le nombre de relectures consciencieuses avant publication. Par exemple, il y a cette lettre envoyée dans l’album. En entête, j’ai mis 1160 – Bruxelles. Un réflexe naïf. Alors que, bien sûr que non, l’invention du code postal est postérieure à l’Atomium. Voilà qui sera corrigé mais jusqu’ici, personne ne l’a remarqué. Ouf !

Au-delà de ça, j’ai dû redessinner toute la place De Brouckère qui a bien changé – surtout ces derniers temps avec le cafouillage du piétonnier qui devait être apaisant et ne l’est absolument pas. La circulation, le décor, il a fallu oublier l’image du De Brouckère des années 2000.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Dans ce retour vers le passé, il allait aussi être question d’engins motorisés de toutes sortes. Mon petit doigt me dit que ce n’était pas pour vous déplaire ?

C’est vrai qu’il y a de tout en matière de véhicules. Des cas, des voitures, des side-cars. C’est un e passion pour moi. Encore plus quand il s’agit de motos anciennes, comme sur mes précédents albums. Avec Jean-Luc Delvaux, lui aussi fondu des mécaniques, on a beaucoup discuté. Il n’y a pas à dire, les voitures d’hier sont bien plus amusantes à dessiner que les bagnoles de maintenant.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Et ce vol aller vers 1958, c’est via une hôtesse, Kathleen, que vous nous l’offrez.

Une idée de Patrick. On voulait éviter le côté chiant et trouver une petite souris qui nous permettrait de prendre place dans ce rendez-vous mondial. On voulait y entrer par un côté plus singulier. Avec une femme, c’était encore mieux.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Une femme comme héroïne, par les temps qui courent, c’est important, non ? Avez-vous très vite déterminé que le héros de cette histoire serait une héroïne ? Y’a-t-il des femmes du réel ou de fictions qui vous ont inspiré dans sa création ?

La création de l’héroïne est vraiment une idée de Patrick Weber. L’éditeur et moi-même avons tout de suite été enthousiastes. Ce qui paraissait intéressant était de montrer une jeune femme dans les années 50, un peu cruche, très réservée et de la voir progressivement s’affirmer. On sent qu’elle vient d’un milieu protégé, bourgeois sans doute. Le père est absent mais il apparaîtra sûrement plus tard dans la suite. Il est peut-être au Congo (hein, Patrick?). Bref, une héroïne un peu naïve, de son temps. Cela me surprenait un peu au début quand je reçus les premières pages de scénario. Je disais à Patrick : « elle n’est pas un peu trop cruche? » Il me répondait que nous étions en 1958 et que le rôle de la femme, à cette époque, était celui-là et que la conquête de l’égalité des droits homme-femme avait encore du chemin à faire!

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Je n’ai pas pensé à une femme précise pour la création de Kathleen. Je me suis inspiré, graphiquement parlant, d’une femme jouant dans une série anglaise « Call the midwife » mais aussi d’autres modèles. Mon éditeur me dit que je me suis inspiré de ma fille, une grande brunette! Bref, un peu de tout.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Et des personnages bien connus des bédéphiles.

Je m’amuse et comme l’exposition accueillait la grande foule, c’était l’occasion de replacer plein de petites choses, des personnages connus ou moins connus que je suis le seul à savoir où ils se trouvent. J’ai toujours fait ça. Ainsi, vous retrouverez dans Sourire 58, l’Inspecteur-chef Kendall de Blake & Mortimer, le Maharadjah de Tintin ou même Patrick Weber. Ça ne dénote pas, ce sont des clins d’oeil.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Beaucoup de personnages de la Ligne claire, la voie que vous avez choisie.

Je sais que je dois améliorer fortement ma ligne claire pour le tome 2. Il n’y a pas de miracle, j’admirais Ted Benoît. Lui prenait cinq ans pour sortir un album. Sans doute le temps nécessaire à approcher la perfection. Moi, j’ai réalisé Atomium 58 en un an et demi. Je dois continuer à développer ça, à passer des paliers, tout en veillant à ce que ça reste amusant.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Puis, il y a la couverture.

Là, j’ai souffert, je dois avoir réalisé 28 projets et en avoir terminé deux ou trois. Jusqu’au jour où Média-Diffusion m’a arrêté net. « Ne touchez plus à rien, on a trouvé ». Ils ont gardé l’idée la plus simple : notre personnage s’avançant avec l’Atomium dans le dos et la belle typographie d’Anne Gérard. Elle a été fabuleuse. Tout comme Bérengère Marquebreucq qui a donné de belles couleurs à cette couverture. J’en suis très content.

 

 

 

 

Recherche de couverture © Weber/Deville chez Anspach

 

On pourrait se dire qu’il manque le son, quand même, non ?

Mais on l’aura peut-être. Une grosse société audiovisuelle est intéressée par l’adaptation de notre album en série télé. Cela nécessiterait d’étendre l’écriture du scénario mais c’est une chouette aventure en coproduction internationale qui pourrait être lancée. On verra.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Ce regain d’intérêt est raccord avec ce retour au vintage si présent dans beaucoup de récits dans des médias très variés comme le steampunk etc.

Dans un monde troublé, je pense qu’on a besoin de se rassurer et on a tendance à chercher dans le passé quelque chose de stable et rassurant. En apparence, bien sûr, car les années 50’s n’étaient pas non plus toutes roses, il y avait la Guerre Froide, les missiles à Cuba. Mais quand on y met la distance, on a tendance à ne voir que le bon côté des choses. Moi, j’aime beaucoup me plonger dans le passé, y implanter mes histoires.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Avec Sourire 58, nous avons mis au point une fiction qui possède ses aspects didactiques, qui permet d’expliquer aux plus jeunes les traces de ce grand événement. Beaucoup de personnes de la tranche d’âge 20-30 ans ne savaient pas ce que ça représentait vraiment l’Atomium. Mais ça reste un symbole inconscient et collectif. Chaque année, 500 000 personnes visitent l’Atomium. C’est dingue parce que quand on est touriste et qu’on va à Bruxelles, l’Atomium est quand même vachement excentré. On pourrait faire l’impasse. Mais ce n’est pas le cas. On revient à cette fascination pour sa grandeur, sa taille, cette réussite du design qui n’a pas d’équivalent et reste gravé.

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Après, nous, on reste modestes, on est juste contents. Vous savez, il y a beaucoup de gens aigris dans le monde de la BD, la production pléthorique actuelle n’y est pas étrangère. Alors, on se dit qu’on a une chance de pendu. Si le temps m’a permis d’engranger de l’expérience et des acquis, je n’ai pas dessiné le meilleur bouquin du monde mais le résultat me convient.

La suite alors ? Sans spoiler, on peut dire que votre personnage survit à l’Expo universelle et à sa cheffe tyrannique. On va la retrouver au Congo, alors ?

Léopoldville 60. J’ai déjà entamé l’album (2 planches terminées). Kathleen est engagée à la Sabena et assure, entre autres, le service sur des long-courriers à destination de l’Afrique. Sa première vision de l’Afrique est Léopoldville (Kinshasa). Elle n’y arrive vraiment pas au meilleur moment! Les premières échauffourées ont eu lieu, le Congo bouillonne. Elle va être servie, au niveau aventure ! Patrick prépare un redoutable scénario et sa grande connaissance et son point de vue d’historien des événements congolais vont être très intéressants à illustrer. je me réjouis! Et puis cette fine équipe éditeur-auteurs fonctionne bien. Pas de raison de l’arrêter et il faut dire que les bons résultats de Sourire 58 nous encouragent à remettre le couvert. Rebelote, pour se documenter, donc. (Il rit).

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Dans la même veine d’espionnage ?

Non, il y aura un côté plus politique, un regard sur la colonisation. Et dieu sait que ce n’est pas simple d’aborder le sujet tant on risque soit de passer pour un néo-colonialiste, soit pour l’inverse. Mais je fais confiance à la justesse et à l’éclairage de Patrick Weber. Sinon, Sourire 58 pourrait bien avoir une édition anglaise. La belle histoire continue ! Sinon, oui j’ai d’autres projets mais il faut trouver du temps pour les faire. Un album de 52 planches comme Sourire 58 me demande un an et demi de travail!

 

 

 

 

© Weber/Deville chez Anspach

 

Au boulot, alors, merci de vous être prêté à nos questions !

 

Propos recueuillis par Alexis Seny

 

Titre : Sourire 58

Récit complet

Scénario : Patrick Weber (Page Fb)

Dessin et couleurs : Baudouin Deville

Genre : Espionnage, Histoire, Polar

Éditeur : Anspach

Nbre de pages : 52

Prix : 14,50€



Publié le 31/05/2018.


Source : Bd-best


Sébastien Mao s’offre une île déserte XXL face à des héros XXS mais débrouillards : « Comme dans un épisode de Breaking Bad, je voulais faire un Grand Huit »

S’il tourne aux quatre coins du monde à travers des films, des romans, des bandes dessinées, le courant d’air de l’aventure revient encore et toujours à la charge dans de nouvelles propositions d’ailleurs. Et peut-être encore plus du côté de la jeunesse qui a le vent en poupe et se prête décidément bien à la perte de repères et à la débrouillardise. Seuls, la dernière adaptation de Deux ans de vacances, Le Labyrinthe ou, désormais, Island, nous invite à nous échouer et à retrouver le système D. Interview avec Sébastien Mao, grand orchestrateur de ce retour à la nature sauvage… ou presque.

 

 

 

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

 

Bonjour Sébastien, après avoir oeuvré dans la BD plutôt didactique, vous nous emmenez sur une île « déserte », comment l’idée de ce voyage, sans retour ?, vous est-elle venue ?

Cela fait un moment que j’avais envie de faire une histoire d’aventure qui soit la plus surprenante possible en reprenant l’univers des robinsonades et des enfants qui doivent s’organiser. Ma référence ultime étant Sa majesté des mouches. Je ne voulais pas que ce soit cousu de fil blanc, pas une simple île déserte, tout en alliant à cette expérience un côté didactique. Il fallait que les stratagèmes et inventions utilisées par nos héros soient réalisables.

Du coup, dès le début, vous saviez que vous alliez travailler « avec » des enfants, et vous adresser à un public jeunesse ?

Que ce soit enfantin, c’est un choix raccord à des lectures plus personnelles. Sa majesté des mouches, comme je le disais. Après, je ne m’arrête pas à la classe d’âge. J’aime me dire que cet album, j’aurais pu le lire moi-même. Ce n’est pas un groupe d’adulte mais l’ingénuité permet de nous sentir entre rêve et réalité. Avec la possibilité d’avoir peur.

Pour agir sur un groupe, j’imagine que, comme dans un film, il faut un bon casting ?

L’idée est que chaque enfant donne une facette du groupe. Chacun apporte quelque chose, comme Charly et son côté Pierre Richard, l’héroïne qui est très proche de ma meilleure amie. Puis il y a aussi un aspect plus grave amené avec le harcèlement scolaire. Une problématique qui va se vivre loin des bancs de l’école et des réseaux sociaux, en situation de survie.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Et le souffre-douleur de s’affirmer en tant que leader.

Ce n’est pas toujours aussi positif, dans la réalité, malheureusement, mais oui, il va s’imposer dans un domaine dans lequel il ne pensait pas possible d’y arriver.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Cela grâce à son fidèle guide de survie !

Testé et approuvé ! J’en avais un, le guide des Castors Juniors, dans ma jeunesse. Sans doute, une des sources d’inspiration inconsciente de ce récit. À l’époque, je n’avais pas internet. Je m’amusais à refaire tout ce que je voyais à la télé et que je prenais au premier degré. Comme dans les épisodes de MacGyver. Après, j’étais bien évidemment frustré de ne pas y arriver.

À la fin de ce premier tome, vous trouverez une sorte de fac similé de fiches d’un manuel de survie. Avec la possibilité de survivre à 1001 catastrophes. Comme je le disais, je ne voulais pas donner des trucs qui n’étaient pas réalisables. J’ai tout testé… sauf peut-être le combat de crocodile. Mais, faire du feu à l’aide d’une canette de coca et d’une barre de chocolat, ça peut paraître fou mais ça fonctionne.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Finalement, on observe un certain retour à ces récits types robinsonnades où des enfants se retrouvent à devoir agir en groupe dans des univers plus ou moins hostiles. Il y a Seuls, Labyrinthe, l’adaptation de Deux ans de vacances ou encore Les enfants de la résistance dans un autre genre. Il est tentant de faire le parallèle entre ces histoires et nos sociétés dans lesquelles les enfants sont livrés à eux-mêmes, non ?

C’est vrai, pas mal de récits traitent cette idée de survivre sans aide extérieure. Après, je n’ai aucune volonté de distiller un message politique. Moi, je suis enfant unique et quand j’étais petit, j’inventais des histoires, je devais survivre à 1001 choses, dans une nature hostile… un peu en opposition avec le décor de la Creuse où j’ai passé mon enfance. Mais j’y avais trouvé une forêt, et c’est là que je testais mes bricolages.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Concernant mes lectures, si j’ai adoré Seuls, je me suis vraiment inspiré de romans que j’ai pu lire. Je voulais mettre des images, des représentations visuelles sur ce que j’avais pu ressentir à la lecture de ces oeuvres qui avaient fait jouer mon imagination plein tube.

Et justement, les enfants d’aujourd’hui n’ont-ils pas un peu perdu de cette capacité à faire travailler leur imagination, à vivre « sauvagement » ?

En fait, il est important de s’ennuyer quand on est enfant. Ça va paraître vieillot que je dise ça, mais je n’avais pas de DVD, pas de tablette. Parfois, je regardais la tv, les dessins animés de Dorothée mais le reste du temps, je jouais avec des légos, je bricolais, je m’inventais des histoires. Lors des vacances dans La Creuse, je créais des cabanes pour combler l’ennui par du concret, la possibilité de vivre dans la nature. J’ai plus appris que si on avait cherché à m’occuper. Je pense qu’il est important que les enfants se réapprivoisent les objets. C’est non seulement instructif mais ça favorise la créativité.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Et vous, si vous étiez sur une île déserte, y’aurait-il des choses que vous ne voudriez absolument pas vivre ? Des phobies ?

Je pars du principe que si je m’en sors, c’est déjà très bien. (il réfléchit). Je dois admettre que je ne suis pas fan des insectes. Sinon, j’aime les sports un peu extrêmes, comme le canyoning… même si je me fais vite peur. Au-delà de ça, c’est assez jubilatoire de faire vivre ce genre de situations aux autres !

Et dans ce déroulé catastrophe, c’est un autre comparse que vous vous êtes trouvé, Waltch.

Cela fait plusieurs années que je travaille avec Duvignan. On a tous les deux eu envie de partir sur des projets un peu plus perso. Et ce nouveau couple que je forme avec Waltch a été arrangé par l’éditeur. Un bon choix quand je vois ces scènes de catastrophes et de survie emmenée par le dessin rond de Waltch, franco-belge, plus bonhomme et familier que ce qu’on peut parfois voir. Island, c’est une affaire de contrastes, et le dessin de Pierre permet de basculer vers quelque chose de plus complexe, quelque chose d’agréable à regarder tout en se rendant compte que les épreuves subies par nos héros sont cruelles. Vous le verrez dans le tome 2.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Mais au-delà du duo, c’est un trio bienveillant que nous formons avec Sandrine Cordurié qui a livré un formidable travail sur les ambiances, entre le jour et la nuit, le brouillard. Si le dessin en noir et blanc donnait bien, la couleur apporte tellement une dimension supplémentaire. C’est la première fois que je me rends compte à quel point la couleur impacte un album que je crée.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié

 

Il y a quelques années, vous publiiez un guide sur Paris. Mine de rien, toutes proportions gardées, ça doit aider quand on crée un monde dans lequel on doit se repérer… comme cette île déserte.

Pour certains, Paris, c’est une vraie île déserte totalement hostile, une jungle. Si la métaphore n’est pas tout à fait usurpée, ce n’est pas vraiment transposable. Après, si la topographie joue un rôle important et prend de la place dans l’album, le fait d’avoir réalisé ce guide parisien auparavant m’a surtout permis de gérer les distances. Celles-là même qui sont encore plus décuplées pour les enfants. Cela m’a permis de mieux assimiler la gestion des déplacements.

 

 

 

 

© Mao/Duvignan chez Bamboo

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Dans ce premier tome, vous nous embarquez directement dans le feu de l’action avec une scène d’ouverture dont le déroulé n’apparaîtra finalement que 30 planches plus loin.

J’aime l’idée d’une scène d’action en ouverture, une scène-clé qui apporte des mystères avant un lot de réponses plus loin. Ça permet de déconstruire, de semer le doute avant d’amener les explications.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Cette envie de plonger directement dans une scène forte avant de reprendre depuis le début, je la dois sans nul doute à ma passion pour les séries. Comme le début d’un épisode de Breaking Bad, on n’a pas le temps de respirer, on y est. C’est le grand huit, ça démarre très fort tout en restant sur les rails, sans créer la frustration même si on reviendra en arrière, qu’il faut perdre pour mieux retrouver. C’est la méthode que j’ai essayé d’appliquer.

Et 62 planches, ça en laisse le temps !

Pour ça, l’éditeur est très respectueux. En écrivant l’histoire, j’ai tâché de faire monter le mystère progressivement… comme la pagination passée de 48 à 50 puis 55 et finalement 62. J’espère que ça tient la route, je ne voulais pas prendre de raccourci et oublier certains passages, rester sur ma faim. J’ai voulu être le plus exigent possible, de développer l’action au maximum.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Votre récit est aussi plein de références, de James Bond à Robinson en passant par le Capitaine Némo.

Toutes les semaines, je vais deux ou trois fois au cinéma, depuis des années.  Ça m’a permis de me constituer une banque de souvenirs dans laquelle je peux puiser et me remémorer des sensations. Il y a du Spielberg, Hitchcock ou Shyamalan. On part vers une destination précise pour, au final, se retrouver ailleurs à se demander où on se trouve, dans quel univers. Je voulais rendre hommage à cet art qui crée des souvenirs et, j’en suis sûr, fait évoluer.

Par ailleurs, le cinéma est encore plus présent que cela. Un cinéma fait avec de vrais gens face à des situations surprenantes voire horrifiantes. Le Septième Art a-t-il déjà poussé le concept dans ces extrémités-là ? En mode caméra caché, recherchant la sincérité des émotions.

À ce point, je ne pense pas. J’aime beaucoup Borat ou Brüno malgré leur caractère très violent, homophobe. Je pense que le cinéma recherche toujours la sincérité. Après, je pense tirer plus mon inspiration d’expériences psychosociales. J’ai d’ailleurs repris des études de psychologie, à un moment. Cela permet d’interroger la logique d’un personnage lambda face à une situation difficile.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

Il y a la magie du cinéma et la magie tout court. Comme celle de Gérard Majax que vous remerciez.

C’est devenu un de mes meilleurs amis. Il a bercé mon enfance. Et quand je vois le nombre de personnes qui viennent près de lui lorsque nous déjeunons ensemble, je ne dois pas être le seul. Ce sont les hasards de la vie professionnelle qui nous ont amenés à travailler ensemble (ndlr. sur ENIG’MAJAX, série co-écrite avec le magicien et dessinée par Tase dans les pages d’Enigma). Comme Island était ma BD la plus personnelle et que son univers touchait à la magie, c’était l’occasion rêvée pour le remercier.

Finalement, qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la magie à votre manière, en BD ?

Comme j’étais fils unique, je lisais beaucoup de BD. Toutes les semaines, j’avais Spirou, Mickey… Mais, je me suis rendu compte très tard qu’on pouvait en faire sa vie. J’ai toujours écrit mais j’avais tellement peur de montrer mes manuscrits aux éditeurs. Puis, un jour, j’ai passé le cap. Par chance, je suis tombé sur Bamboo, leur bienveillance, leur humanisme. C’est pour ça que je n’éprouve aucun besoin de leur être infidèle.

 

 

 

 

© Mao/Waltch/Cordurié chez Bamboo

 

La suite ?

Je suis à fond sur le tome 2, la première trame est bien avancée. Même si nous donnons déjà beaucoup de réponses à la fin de ce premier album, nous aimerions sortir la suite le plus rapidement possible… tout en ne se précipitant pas. Chaque scène doit être imbriquée pour avancer sans oublier des choses. Le moindre détail, un petit dialogue a son impact. Ce fut le souci sur le tome 1: des petits passages avaient un gros impact et risquaient de créer des incohérences. J’ai donc dû revoir ma copie.

Island pourrait bien s’étendre sur plusieurs cycles, je ne manque pas d’idée. La fin d’un album pouvant être le début de quelque chose d’autre, permettant d’aller plus loin. Il y a un côté complotiste que je voudrais travailler tout en restant sur les rails. Bien sûr, le rêve serait de faire le plus de tomes possible pour développer au maximum cet univers. En réalité, ça dépendra de la manière dont la série est reçue. Mais l’envie est là de faire subir plein de catastrophes à notre équipe.

Après, j’ai d’autres envies. Comme une BD historique sur Paris et ses illuminations. Là encore, il y a un côté magique mais aussi lyrique.

 

Propos recueuillis par Alexis Seny

 

Série : Island

Tome : 1 – Deus Ex Machina

Scénario : Mao

Dessin : Waltch (Page Fb)

Couleurs : Sandrine Cordurié (Page Fb)

Genre : Aventure

Éditeur : Bamboo

Nbre de pages : 80

Prix : 14,90€



Publié le 09/05/2018.


Source : Bd-best


Frederic Lorge au coeur de la Comic Art Factory : « Une oeuvre, on la choisit d’abord pour soi, pour son rayonnement et l’émotion qu’elle procure, ça doit être le moteur de l’achat »

À ciel ouvert du web depuis quelques années, la Comic Art Factory a trouvé quatre murs, un toit et de belles baies vitrée dans la chaussée de Wavre à Bruxelles. Pour fêter ça, c’est dans l’univers délicat et tellement porteur de Renaud Dillies que cette galerie qui entend faire parler la passion avant le pognon, s’est glissée. Derrière elle, on trouve d’ailleurs un amoureux de la BD, et plus largement des arts et de la culture : Frédéric Lorge. Rencontre.

 

 

 

 

 

 

 

Renaud Dillies et Frédéric Lorge

 

Bonjour Frédéric, dans quelques heures, vous ouvrirez les portes de ce nouveau temple de l’original, la Comics Art Factory. Mais comment cette histoire a-t-elle commencé ?

En 2014, lorsque j’ai pris l’initiative de contacter moi-même des auteurs et illustrateurs, comme Quentin Gréban ou Isabelle Dethan, leur demandant s’ils n’avaient pas envie de vendre quelques oeuvres. Une envie qui me trottait dans la tête depuis un bout de temps. Tout en pensant que ça arriverait plus tard, en 2019 ou 2020. Et ça arrive maintenant. Mais devenir galeriste, ça ne relevait pas d’un but, ni même d’un fantasme. Il fallait que cela arrive en faisant concorder lieu, espace, bail pas trop cher, etc.

Une chose était certaine, je ne voulais pas d’un couloir comme on en voit trop souvent dans les galeries. Du coup, la Comics Art Factory ressemble un peu à un personnage des Îles de paix avec un petit couloir bordé de pièces et avec une mezzanine et des grandes baies vitrées.

 

 

 

 

En vitrine, non pas des planches, mais des cases !

Je voulais pouvoir proposer en vitrine un agrandissement de l’une ou l’autre case de l’artiste exposé (ici, en l’occurrence, Renaud Dillies). Il m’importait de varier la présentation, d’aller au-delà de  cet aspect très « brocante » de l’éternelle planche présentée comme un tableau sur un chevalet. Maintenant, peut-être qu’un jour, j’y reviendrai. Mais j’essaie de jouer avec le côté graphique, d’exploser et explorer la taille d’une case ou d’une succession de cases. Pour le moment, c’est une séquence entre Abélard et Gaston et la deuxième case de la première planche de Saveur Coco.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bon, à l’intérieur, le visiteur retrouvera les planches exposées de manière plus classique. Dans le futur, je tenterai peut-être des choses plus acrobatiques.

Mais ce goût de la BD, d’où vous vient-il ?

Mon papa m’a appris à lire avec les publications de comics de LUg, les Strange, les Nova. Après, sont venus Lucky Luke, Gaston, le Spirou de Tome et Janry avant les autres. Mais pas les magazines Tintin ou Spirou, je ne supportais pas que ma lecture soit fragmentée.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à collectionner. Des planches américaines, dans un premier temps, puis du Franco-Belge, qui n’était pas plus facile à acheter.

Et sur le plan professionnel ?

J’ai fait des études de communication à l’Ipsma, j’ai fait quelques piges avant de devenir journaliste BD dans Belgique N°1, le Vlan de Charleroi. J’avais accès à un service presse et une totale liberté de m’exprimer entre le manga, les comics, le franco-belge. Sans viser uniquement le populaire. J’ai également fait des interviews BD pour un fanzine, Devor-Rock qui parlait autant de musique que de BD. Pendant une bonne dizaine d’années

J’ai le souvenir mémorable d’une interview surréaliste et croisée de Midam et Darasse à l’époque du Gang Mazda et de la sortie du premier Kid Paddle. Nous l’avions fait dans un café. Et malgré l’heure matinale, on avait eu l’impression que tout le monde était en état d’ébriété. Midam, dès le début, j’ai senti qu’il tenait quelque chose avec Kid Paddle. J’aime ses gags, sa maîtrise de l’absurde, ses strips. C’est l’un des plus grands gagmen de ces vingt dernières années.

 

 

 

 

Avant de devenir galeriste, parmi vos 1000 vies, vous avez aussi été chanteur, sous le nom de Deauville. Info ou intox ?

Vu les ventes de CD’s, confidentielles, peu de gens sont au courant. (il rit) Là encore, c’était une envie que j’avais depuis longtemps et qui, je le savais, prendrait vie un jour. Pour le coup, ce fut, entre mes 35 et 37 ans. J’ai concrétisé cette envie en chantant mes textes sur mes propres mélodies, en compagnie d’un arrangeur (ndlr. reconnu, quand même, puisqu’il s’agissait de Phil Delire). J’ai vécu cette expérience sincèrement tout en apprenant à être homme-à-tout-faire comme être mon propre attaché de presse . Ça forge le caractère !

Et déjà, sur vos pochettes, le dessin était bien présent !

 

 

 

 

Oui, si je me doutais que peu d’albums trouveraient acquéreurs, je voulais bien faire les choses. J’ai ainsi fait appel à Isabelle Dethan qui avait signé Le Roi Cyclope et avait emporté les contes et légendes bien loin des stéréotypes avec des couleurs qu’on n’avait pas l’habitude de voir. Mais aussi à Emmanuel Lepage qui est l’un des dessinateurs que j’admire le plus depuis La Terre sans mal. Il arrive tellement à dessiner les corps au naturel, sans les sexualiser. C’est tellement touchant, doux et tendre. J’ai été touché par sa candeur, son empathie. J’ai savouré cette collaboration qui m’a beaucoup touché.

Pour le coup, c’est un autre dessinateur très touchant auquel vous faites la part belle pour l’ouverture de votre galerie : Renaud Dillies. Et c’est la première fois qu’il vend ses originaux.


Notre rencontre remonte à cinq ans, lors de la parution de Saveur Coco. Je vais rarement en séances de dédicaces, mais cette fois-là, je n’ai pas pu m’en empêcher. J’avais envie de discuter avec lui… et de lui acheter une planche. Mais il ne vendait pas.

Du coup, à raison d’un ou deux mails par an, je le relançais. Jusqu’à ce que je le rencontre pour Loup à Angoulême et qu’il accepte enfin. Les étoiles se sont alignées délicatement.

 

 

 

 

© Renaud Dillies chez Dargaud

 

Renaud, prouve à chaque page son amour de la narration BD. C’est délicat mais pas m’as-tu-vu. Puis, son travail de lettrage est formidable. Dans Saveur Coco, chaque phylactère commençait par une couleur différente. Très frais. J’aime être surpris et ce que raconte Renaud, ce n’est pas linéaire. Je vais enfin pouvoir lui acheter une planche, je pense à une en particulier.

D’ailleurs, peut-on en savoir un peu plus sur votre collection ?

Une soixantaine de planches, dont une bonne partie se situe sans doute entre 150 et 200€. Il ne faut pas croire que toutes sont à 5000 ou 10 000€.

Le prochain artiste, ce sera Gilbert Shelton.

Je le connaissais très peu. Ses personnages sont de gros consommateurs de cannabis. Moi, je n’ai encore jamais fumé un pétard de ma vie. Donc j’étais totalement passé à côté de ses Freak Brothers. Sauf qu’ils ont un chat, Fat Freddy qui intervient dans des gags. Bien loin d’un Garfield – qui, s’il avait été humain, aurait été un pervers narcissique insupportable -, le chat des Freak Brothers est là, juste peinard, bien sympathique. J’y suis donc revenu avec des yeux neufs. Il y a une sorte de folie douce, de culture de l’absurde.

 

 

 

 

© Gilbert Shelton

 

 

 

 

© Gilbert Shelton

 

Les deux premières expositions seront donc placées sous le signe des animaux. Hasard ou coïncidence ?

Je ne suis pas un fan de dessin animalier. Certains sont très communs. Mais pas ceux de Renaud. Lui, c’est un dessin animalier qui ne concerne pas uniquement que les enfants, c’est pour les petits et les grands. C’est de l’ordre du conte, universel. Ces animaux sont loin d’être communs. Dans le cas de Renaud, les scènes de ses albums seraient pathétiques, voire très tristes, si aux animaux se substituaient des humains. Les animaux permettent une empathie immédiate tout en abordant le deuil, l’amitié, le racisme. Sans être moralisateur parce que les animaux permettent de se distancier.

 

 

 

 

© Régis Hautière/Renaud Dillies

 

Dans un autre genre, j’aime beaucoup le Canardo de Sokal. Lui, s’il filmait ses histoires avec des acteurs, ce serait des épaves, tenues par la boisson et les dangereux extrêmes. Mais le trait de Sokal rend tout ça burlesque.

Quand on est un nouveau venu dans ce monde parfois décrié des galeristes, comment se fait-on une place ? Et comment convainc-on des auteurs de vous faire confiance ?

Les auteurs se parlent entre eux. Puis, je crois qu’ils ne sont pas dupes et voient très bien si quelqu’un aime ce qu’ils font. Les galeristes fonctionnent de manière différente en fonction de leurs objectifs. Certains ont une approche purement commerciale, ils savent qui ils veulent et comment le vendre. Moi, je me suis dit que ce n’était pas parce que j’aimais que je réussirais. Le tout était de permettre le risque tout en me modérant. C’est ainsi que nous nous sommes mis d’accord sur les prix avec Renaud Dillies. Un prix qui soit cohérent. Vous savez, dans l’ombre des best-seller, il y a beaucoup d’artistes qui se vendent à moins de 1000€. Il y a moyen de se faire plaisir pour tous les portefeuilles.

 

 

 

 

© Renaud Dillies chez Dargaud

 

Bon, dans un futur proche, j’aimerais aussi exposer et vendre des auteurs dont les travaux se monnaient entre 5000 et 10 000€. Mais je sais aussi que je ne travaillerai pas avec certains car ils souhaitent vendre leurs originaux trop chers.

Se faire plaisir quelle que soit notre bourse, vraiment ?

Certain ! S’il y a bien un monde de collectionneurs qui font monter les prix, qu’on parle d’Astérix, de Tintin, d’originaux vendus à des sommes records et qui sont autant de placements et investissements; il ne faut pas comparer un kilo de sucre et un kilo de sel. Je pense que tout est affaire de choix et que si quelqu’un veut se composer un portfolio ou décorer un mur chez lui avec quelque chose d’original, au-delà des vedettes, il n’y a rien d’impossible. Une oeuvre, on la choisit d’abord pour soi, pour l’émotion qu’elle procure. Ça doit être le moteur. Pour quelques centaines d’€ déjà, on peut s’offrir quelque chose qui nous séduit. Après, peut-être vous faudra-t-il choisir entre faire l’impasse sur une semaine de vacances à 500€ et une oeuvre qui vous fera plaisir et rayonnera dans une de vos pièces au quotidien.

 

 

 

 

© Kokor aussi à découvrir sur le site de Comic Art Factory

 

C’est dommage que les médias s’attachent tant aux records. Une collection se monte dans la durée. Moi, je ne me sens pas l’âme d’un gestionnaire financier ou d’une Madame Irma, je ne suis pas là pour rassurer le financier inquiet. Mon intérêt est dans le sens et l’émotion, et si elle peut être procurée à prix démocratique, c’est encore mieux. Regardez ce que fait une Nais Quin qui a publié Ramona, une histoire d’amour entre ados loin des clichés habituels, chez Vraoum. Vous pourrez repartir avec un original A4 au crayon, d’une grande maîtrise, pour 200 ou 250€. C’est raisonnable, tout en restant conscient que, oui, ça représente un demi-loyer.

Comme les tractations se passent-elles alors entre le galeriste et l’auteur ?

Il y a plusieurs cas de figure.

    Celui qui n’a pas attaché à l’original et ne le considère que comme une étape. Il fixe le prix qu’il veut en obtenir ou le confie au galeriste qui en tire le prix qu’il estime. Soit par dépôt-vente ou alors le galeriste achète la planche à l’auteur et fixe un prix idéal pour ne pas être perdant.
    Il y a l’auteur qui change d’avis un mois après vous avoir dit non. Il considère ses planches comme ses bébés, il y a une valeur sentimentale. Alors, c’est au galeriste de le convaincre, de lui expliquer pourquoi il a envie de collaborer avec lui et comment il compte les mettre en valeur. Ça passe si les deux parties sont à l’aise.
    Enfin, il y a l’auteur qui est incapable de se séparer de son oeuvre, qui la considère comme personnelle et représentative d’un moment de leur vie.

Dans votre cas, avez-vous appris le métier de galeriste ?

Je considère ça comme une extension de mon amour pour la BD. Au fond, j’ai toujours travaillé en rapport avec le secteur culturel, en radio, comme journaliste ou comme animateur de centre culturel. Mais, cette fois, c’est vraiment la première fois que la culture représente un métier. Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais passé une semaine sans lire de BD. Encore aujourd’hui, je lis pas mal de comics via Comixology.

Pour être galeriste, je pense qu’il faut de la rigueur et de la transparence. Si je vais chez un auteur et que j’en repars avec 50, 60 voire 70 planches, comme je suis jeune dans le métier, je dois mettre tout en oeuvre pour qu’il me fasse confiance, de manière spontanée. Il faut aussi être soigneux. Vous le dites, je suis très jeune en tant que professionnel dans le milieu mais j’ai de l’expérience en tant que passionné de bandes dessinées. Je me souviens de rencontres lors de ventes aux enchères. Je repérais tout de suite les marchands, ils n’ont qu’une seule et unique question à la bouche : « L’artiste dont vous parlez est-il mort ou vivant? ». En réponse, il y avait un silence embarrassé auquel le marchand répondait systématiquement : « C’est beaucoup plus facile de travailler avec des morts ». Je suis contre cette logique, le mieux qu’on puisse faire est de permettre à l’artiste de bénéficier de la vente de leurs oeuvres de leur vivant.

 

 

 

 

Puis, quand il est trop tard, c’est vrai qu’il arrive que certains séduisent toujours plus le public et les acheteurs. Les grands anciens comme on les appelle. De tout temps, certains se sont approprié des choses de manière… disons… particulières. Après, chacun a sa conscience pour lui. Je ne suis pas là pour juger mes collègues. Ce qui est clair, c’est que je préfère collaborer et si je fais de l’expo-vente, j’aime que le visiteur lambda entre dans la galerie, intrigué par les cases mises en vitrine dont il ne connaît pas forcément l’auteur. Ça me donne l’opportunité de lui expliquer. Et s’il a le temps, une heure, je l’inviterai volontiers à s’asseoir dans le canapé et je lui passerai quelques albums.

Votre coup de coeur, actuellement ?

En ce moment, c’est un artiste que je redécouvre alors que je n’étais pas forcément branché sur les récits de guerre qu’il a pu concevoir : Joe Kubert. J’ai été bluffé par certaines planches que j’ai vues aux USA, par son découpage. Pour moi, c’est du même niveau que Will Eisner, une leçon de narration dans la manière dont il travaille les visages, les corps, le cadrage. Regarder son western, Firehair, c’est une claque. Il avait compris son médium et les choses que seule la BD permettait de réaliser. Depuis, je remonte le temps à la recherche d’histoires publiées dans des comics des années 70’s et qui n’ont jamais été republiées.

Les prochaines expositions ?

Pour juin, je prépare une exposition collective sur l’heroïc fantasy. Il y aura Cédric Fernandez (Les forêts d’Opale), Thibaud de Rochebrune (Michel Ange, La geste des chevaliers dragons)…

Et, à la rentrée, la galerie se mettra aux couleurs de Ninn du duo Darlot-Pirlet chez Kennes.
 

De chouettes moments en perspectives. Merci Frédéric et longue vie à la Comic Art Factory.

Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site de Comic Art Factory ou sa page Facebook. L’expo-vente de Renaud Dillies est à voir jusqu’au samedi 6 mai au n°237 de la Chaussée de Wavre à Bruxelles.




Publié le 06/05/2018.


Source : Bd-best


Et Dany créa la femme : « Confronter cette société coincée à des jeunes femmes, nues, belles, flamboyantes et, par-dessus tout, libres »

Il y a deux ans, presque tout pile, quand nous avons rencontré Dany, le septuagénaire à la jeunesse éclatante se mettait au travail sur autre chose que des planches de BD : des toiles à l’acrylique. Un monde assez nouveau pour le papa d’Olivier Rameau et tant de jolies filles de papiers (qu’elles soient de blagues coquines ou d’ailleurs) qui a superbement tiré son épingle du jeu avec frivolité, sexytude mais aussi une détermination à terrasser le politiquement correct avec une intenable, irrésistible et incompressible liberté. C’est à voir jusqu’au 21 avril à la galerie Daniel Maghen à Paris. Bienvenue en 1900 mais aussi en 2018. Nous avons rencontré Dany, en pleine préparation d’un voyage au Viêt Nam, pour parler de ses femmes mais aussi de ces projets de bande dessinée, entre Spirou, un projet qui promet dans la collection Aire Libre et… le retour d’Olivier Rameau ?

 

 

 

 

 

 

Bonjour Dany, la dernière fois, vous étiez en pleine élaboration de toiles et d’acryliques. Une activité assez neuve pour vous. Trois ans plus tard, les voilà enfin exposées et vendues dans la prestigieuse galerie Daniel Maghen à Paris. Ça a pris du temps, non ?

En effet. En y réfléchissant, J’aurais peut-être dû prendre six mois pour ne faire que ça. Au lieu de ça, j’ai réalisé des toiles pendant quinze jours, voire trois semaines, puis je faisais autre chose. J’aime me diversifier. Du coup, ces trois ans de travail représentent 24 toiles et une vingtaine d’acryliques sur papier. Si j’avais déjà réalisé, par le passé, l’une ou l’autre illustration, je n’avais pas approfondi cette technique. Mais elle m’intéressait, je ne savais juste pas ce que je pourrais raconter.

 

 

 

 

© Dany

 

Puis, Daniel Maghen a provoqué le déclic. En venant chez moi, il a repéré une illustration que j’avais réalisée sur le Centre Belge de la Bande Dessinée, ce bâtiment d’Art-Nouveau réalisé par Victor Horta et qu’on ne présente plus, qui fut l’écrin des magasins Waucquez. Plus tard, Guy Dessicy se battrait pour sauvegarder ce bâtiment et y abriter le grand musée qu’on connaît aujourd’hui.

 

 

 

 

© Dany

 

En voyant cette illustration, issue d’un portfolio réalisé avec d’autres artistes, Daniel Maghen m’a soumis cette idée. Pourquoi ne pas réaliser une série de toiles portant sur la fin des années 1800 et le début des années 1900, une période très décorative. J’ai été d’autant plus séduit que, en passionné d’histoire, je possédais beaucoup de documentation. Je me suis donc lancé.

Avec facilité ?

J’ai autant été fasciné que j’ai été piégé par toutes les possibilités que proposait la peinture. Jusqu’à l’hyperréalisme. « Tendre à la perfection à s’en crever les yeux », chantait Aznavour. Du coup, sur certaines toiles, je me retrouvais à venir et revenir sur des détails. L’arrondi d’un sein, par exemple. J’étais piégé. Alors que ce qui me plaisait, au départ, c’était l’impressionnisme. Ce n’est seulement que maintenant que j’appréhende mieux cet art. S’il y a une autre expo, je pense que ce sera un cran au-dessus, encore mieux. Mais, dans cette première exposition, on retrouve donc les deux facettes, impressionnisme et hyperréalisme.

 

 

 

 

© Dany

 

Naturellement, pour en arriver là, il y a eu des balbutiements. Avez-vous pris des cours, été chez des « maîtres »?

Non, ça me plaisait beaucoup de tester, d’expérimenter, de me débrouiller seul. Peut-être aurais-je dû demander conseil ? Mais, j’aime trop me diversifier. J’ai horreur de la routine, quel que soit le plaisir que je prends à traiter un sujet. Non pas que je m’ennuie mais que je suis porté par ce besoin de renouveler la routine. Je mets la barre plus haut. Ce n’est pas toujours confortable, c’est même parfois dangereux mais ça contribue sans aucun doute au fait que mon enthousiasme est intact.

 

 

 

 

© Dany

 

Ce qui aurait été beaucoup plus difficile, je crois, si j’avais fait carrière avec un seul personnage. D’ailleurs, elles sont de plus en plus rares, les séries au long cours. La tendance est désormais aux séries plus courtes.

Après, ma manière de travailler n’est en aucun cas liée à un insuccès. Dieu sait que des éditeurs m’ont proposé de faire et refaire des albums coquins à l’envi. Même si, des jolies femmes, il y en a toujours dans mes albums…

 

 

 

 

© Dany

 

… et vos toiles. Ce n’est pas pour rien que cette expo s’intitule : « Les femmes de Dany ».

En effet, des jolies filles, pas toujours très habillées. De quoi contraster avec la mode des années 1900, quand on n’avait pas peur de rajouter du tissu sur les vêtements. Comme les chapeaux: plus c’était grand, mieux c’était. Vous savez, l’époque victorienne, qui n’était pas réservée qu’à l’Angleterre mais a aussi pris ses quartiers en France et plus largement en Europe, c’était une époque assez coincée, engoncée dans des conventions et un politiquement correct qui n’empêchait toutefois pas les turpitudes. Je voulais donc la confronter à des jeunes femmes, nues, belles, flamboyantes et, par-dessus tout, libres. Capable de dire à cette société : « Je vous emmerde, je suis libre! »

 

 

 

 

© Dany

 

Ce pied de nez m’intéressait d’autant plus qu’il est aisé de faire le parallèle avec ce qu’on vit actuellement. Le politiquement correct a repris le pouvoir, on ne peut plus rien dire sur quoi que ce soit sous peine d’être accusé de tous les maux. L’idéologie rampante est devenue dominante. Et ça m’insupporte.

 

 

 

 

© Dany

 

Si elles ont pris leur élan pour se retrouver des planches aux toiles, on reconnaît bien là vos filles.

Ça me fait plaisir et en même temps, ça m’interroge. Yslaire, et d’autres dessinateurs qui sont venus me voir, m’ont également fait la remarque: « Arrête, on sait que c’est toi, t’as même pas besoin de signer ». On ne se refait pas, pourtant, j’ai l’impression d’avoir vraiment fait quelque chose de différent. En tout cas, j’essayerai d’y arriver un peu plus dans la prochaine expo. Je ne sais pas encore sur quoi elle portera, je ne sais pas encore sur quoi. Il m’importe d’avoir quelque chose à dire, pas n’importe quoi, et de le faire, de toute façon, par la séduction. C’est vrai que j’éprouve quelques difficultés à dessiner des moches. J’en parlais avec Loisel et il me disait de continuer tout en changeant de direction, en m’évadant des pin-up. On verra bien?

 

 

 

 

© Dany

 

Cela dit, j’avais réalisé cinq toiles avec des filles différentes de celles que je peux animer, en règle générale. Pour réaliser ces toiles, j’ai fait poser des modèles. Souvent, j’adaptais, j’interprétais… sauf pour ces cinq toiles dans lesquelles j’ai essayé d’être fidèle aux originales. Mais… Daniel Maghen ne les a pas retenues pour l’expo-vente. Pas assez sexy, peut-être un peu tristes, fatiguées. Des femmes plus toutes jeunes. Daniel, je le comprends, il est formidable, il sait ce qu’il veut. Ces tableaux, je les garde, je ne les ai pas détruites et je les utiliserai sans doute dans une autre exposition. Mais, au-delà de ces cinq tableaux, il y en a un autre qu’il a failli ne pas prendre, Miroir Noir, mais j’ai insisté.

 

 

 

 

Miroir noir © Dany

 

Vous parliez d’Yslaire. En cours de route, vous avez montré vos peintures à d’autres auteurs ?

Oui, bien sûr, au fur et à mesure. Olivier Grenson, Turk, Jean-François et Maryse Charles, Barly Baruti, Yves Sente. Quand il venait me rendre visite, forcément, ils savaient sur quel projet je travaillais alors ils voulaient jeter un coup d’oeil.

 

 

 

 

© Dany

 

Et, au vernissage de l’expo, que de (beau) monde !

Oui, avec Guarnido, Gibrat, Gauckler, en plus de ceux déjà cités. Ça m’a touché. En plus, il paraît que l’accueil est plutôt bon. Mais ça, je n’ose jamais le demander au galeriste.

Dans ces toiles, des femmes, on l’a dit, mais aussi des décors. Intimistes et minimalistes ou fourmillant de détails, comme ce voilier ou cette foule. Tout en variant la lumière.

La lumière, c’est le mot important. C’est Hermann qui m’a dit, un jour : Ne pense pas à la couleur, pense aux lumières. C’est ce que je mets en pratique depuis longtemps en jouant avec des double-éclairage, par exemple. Puis, il y a les visages, le regard. Il m’est crucial que ce regard interpelle le lecteur ou le spectateur, qu’il soit loquace et qu’un sens se dégage du regard, de l’ambiance de l’ensemble.

 

 

 

 

© Dany

 

Cela dit, quoiqu’on fasse, art ou pas, je suis convaincu de l’importance de créer l’émotion. Si on regarde une peinture comme une tapisserie, c’est perdu. Il faut parvenir à accrocher le regard.

Vous nous disiez, en début, d’interview, ne pas vous être concentré uniquement sur la réalisation de ces toiles. Qu’avez-vous fait d’autre ? De la BD ?

J’ai, en effet, deux albums en préparation. Un Spirou avec Yann, qui est bloqué depuis quelques mois. On n’est plus d’accord sur la fin, ça arrive et ça finira bien par se régler. Il devrait faire 62 planches.

 

 

 

 

© Yann/Dany chez Dupuis

 

Puis, il y a un autre projet que je réalise avec Denis Lapière. Un chouette album, dans un style très différent de ce que j’ai proposé jusqu’ici. Ce sera un cahier graphique à quatre mains en quelque sorte. Non pas que Denis se soit mis à dessiner mais nous nous sommes complètement impliqués tous les deux. Denis a écrit cet album en pensant à moi et il a tenu à ce que le personnage principal ait un air de famille avec moi. D’ailleurs, le titre ne vous étonnera pas le moins du monde : ce sera Femmes ! (il rit). Soixante-quatre planches qui se dérouleront sur deux périodes. Une partie au temps présent, dur, avec des ombres noires. Et une autre partie en flashback, l’aquarelle suscitera les souvenirs, qui seront sans doute un peu flous, lointains. Cela paraîtra chez Aire Libre.

 

 

 

 

© Lapière/Dany

 

 

 

 

© Lapière/Dany

 

Autre actualité de ces derniers mois: Joker qui a mis la clé sous le paillasson.

C’est intéressant, aussi, ça. Ça fait longtemps que Thierry Taburiaux voulait vendre. Il n’était plus motivé comme on l’a été pendant vingt ans. Il avait désormais d’autres centres d’intérêt. Et l’occasion s’est présentée avec les éditions Kennes qui ont racheté une partie du catalogue de Joker. Et mes albums en font partie. Kennes est très dynamique et mes albums coquins vont être remaquettés. Tout en enlevant certains gags qui, aujourd’hui, m’enverraient en prison, ou pire… (rires). Avec la possibilité de nouveaux albums coquins. Étant donné que je me suis amusé comme un petit fou avec Erroc sur Ludivine, j’en ai touché un mot à Erroc, le scénariste. Refaire des blagues ensemble, ça pourrait être sympa !

 

 

 

 

© Erroc/Dany chez Glénat

 

Puis, Dimitri Kennes est preneur d’un nouveau… Olivier Rameau ! Ça me change de l’engourdissement bien compréhensible de Thierry. Olivier Rameau, c’est chez moi, j’y retourne avec grand plaisir et sans problème, il me permet de jouer et de me moquer du politiquement correct. Mais, encore une fois, le nerf de la guerre, c’est le temps. Mais, j’ai toujours un album inédit d’Olivier Rameau, Le pays des 1001 ennuis, écrit, dialogué, découpé. Il faut juste que je le retrouve. Il n’y a plus qu’à le dessiner, et comme j’aime résolument toutes les disciplines, du scénario à la couleur, je ne peux pas me résoudre à passer les rênes.

 

 

 

 

© Dany

 

En attendant, ça y est, vos valises sont prêtes pour partir au Viêt Nam ? Le plus intrigant est sans doute cette conférence que vous tiendrez à l’… Université de Hanoi !

La valise, pas encore, mais elle est prête en permanence. Mais oui, le Viêt Nam. Comme quoi la BD de cul, ça mène à tout ! (il se marre). Ce voyage a lieu dans le cadre d’un échange culturel mené par la Fédération Wallonie-Bruxelles, avec une attention pour la BD, notamment. Moi qui aime voyager, je ne pouvais pas refuser, même si, pendant ce temps-là, mes projets n’avancent pas. Puis, c’était l’occasion de revoir le Viêt Nam, de comparer ce que je vais voir avec mes souvenirs d’il y a quasiment vingt ans, quand j’y ai été la première fois.

Puis, il y a cette conférence. Elle me permettra d’insister sur le rôle primordial de la Belgique sur la bande dessinée. La BD belge est d’une importance capitale dans le Neuvième Art. Il est important de remettre les pendules à l’heure, surtout quand certains critiques se permettent, dans des bouquins sur la BD, de ne s’intéresser que pendant un chapitre à ce qu’ils appellent « La parenthèse belge ». Quelle insulte. Des journaux comme Tintin ou Spirou ont drainé tant de créateurs extraordinaires, de monstres sacrés. La Belgique a eu une influence énorme sur la Franco-Belge et même plus loin. Je pense que Giraud n’aurait pas existé de la même manière, s’il n’y avait pas eu Jijé.

 

 

 

 

© Dany chez Dupuis

 

Et on jure qu’il y en aura, des auteurs, qui vous devront aussi des choses, Dany. Un grand merci et bon voyage !

En attendant, voilà un aperçu de ce que le visiteur peut voir à la galerie Maghen, jusqu’au samedi 21 avril 2018.

 

Propos recueillis par Alexis Seny



Publié le 20/04/2018.


Source : Bd-best


Avant de reprendre le Transperceneige pour un prequel (!), Jean-Marc Rochette un peu plus au sommet : « Aujourd’hui, je m’accepte comme je suis, le cinéma m’a donné un éclairage sur mon art »

Avec Ailefroide, c’est un grand coup de piolet, de longue haleine, que nous livre un Jean-Marc Rochette au sommet de sa forme et de son talent (enfin, bon, chaque fois, en escaladeur chevronné, il repousse ses limites graphiques, vous savez). Plongeant dans ses aventures d’ado, quand il apprenait à toucher le ciel avec un matériel de fortune mais une idée en tête qui germait et allait bientôt être aussi grande qu’une montagne; Jean-Marc Rochette (en compagnie d’Olivier Bocquet, en renfort scénaristique) nous fait découvrir la montagne comme jamais, avec un angle personnel, des notices professionnelles mais, surtout, un rendu et un propos universel qui vient nous chercher, qu’on ait la tête dans les nuages ou qu’on soit pris de vertige dès que nos pieds ne touchent plus le plancher des vaches. Un caillou a eu raison de son rêve de devenir guide de montagne. Pourtant, quarante ans plus tard, il l’est devenu. Par la force d’un Neuvième Art qui ne lui a pas brûlé ses ailes montagnardes. Passionnant de bout en bout, de bas en haut, tout en haut.

 

 

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette chez Casterman

 

Bonjour Jean-Marc, j’ai l’impression que cette fois, même si c’est à retardement, vous l’êtes devenu ce guide de montagne que vous rêviez d’être ado?

Jean-Marc Rochette : C’est vrai, c’est un peu ça. Il y a même des sites spécialisés en montagne qui me demandent de leur dresser la liste de course du matériel idéal pour s’attaquer à une ascension.

Votre première ascension, elle date d’il y a quelques décennies. Comment se fait-il que vous l’ayez fait resurgir aujourd’hui ?

J’avais enterré, ça, c’est vrai. C’était une autre vie même si je suis resté extrêmement passionné par la montagne. Une fois, j’en ai parlé à mon éditrice et elle a été assez emballée. Mais, pour réaliser cet album, je devais trouver un axe qui aille vers le public, élargir le passage et dépasser le propos du simple spécialiste.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette chez Casterman

 

Vous avez cherché longtemps ?

Non, c’est venu assez vite, c’était ma vie, je n’avais rien à inventer. J’ai regroupé certaines scènes pour plus de cohésion. Mon éditrice m’a aussi fait des remarques face à ce que j’avais imaginé être un personnage de Mark Twain en liberté, seul ou presque dans la montagne. Elle n’avait pas tort, je devais parvenir à mettre en relation mon personnage. Au lycée, avec mes amis de l’époque et avec ma famille et, surtout, ma mère qui m’a élevé seul après la mort de mon père durant la guerre d’Algérie.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette chez Casterman

 

Avec l’intervention d’Olivier Bocquet, avec qui vous aviez travaillé sur le Terminus du Transperceneige.

Oui, même si j’ai beaucoup écrit, objectivement. Il m’a amené la distance, la fluidité du discours tout en évitant de se nombriliser. On y a gagné en temps !

Puis, dans l’histoire des oeuvres culturelles, travailler en coscénaristes, c’est important. Regardez Kubrick. Cela dit, je remarque que là où c’est presque une constante dans le cinéma, la BD associe moins deux co-scénaristes ou plus sur un même projet. Moi, je trouve que ça permet de discuter, de s’améliorer.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette chez Casterman

 

Cela dit, Olivier  est venu en technicien du scénario. La montagne, il n’y connait rien, je ne sais même pas s’il y a déjà été. C’était son regard de candide qui m’intéressait. Il m’a aussi permis de tout tester, de me rendre compte que si ça fonctionnait sur lui, ça pouvait fonctionner sur tout le monde.

Autre regard, le vôtre sur la peinture. C’est la première chose qu’on voit dans cet album, avant même la montagne.

J’ai d’abord été attiré par la peinture avant la BD. Pour sa dramaturgie, son mystère… Après, je n’ai pas fait de peinture, car il n’y avait plus de maître sur lequel prendre exemple. C’est un monde curieux.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette chez Casterman

 

Mais aujourd’hui, dans votre BD, ne faites-vous pas plus de peinture qu’avant ? Votre trait n’est-il pas hybride ?

C’est vrai que je fais pas mal de peintures de paysage, puis j’utilise de portraits. Après, je reste assez loin de la peinture, finalement. Pour tout vous dire, je rêve de me retrouver un jour dans l’atelier de Goya et Poe qui se seraient unis pour faire une bande dessinée. Je ne sais pas ce que ça aurait donné mais ça aurait mis tout le monde d’accord. Je n’ai pas suffisamment de recul sur ce que je fais que pour savoir s’il est acceptable de me ranger parmi les peintres-dessinateurs.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette chez Casterman

 

Quoi qu’il en soit, l’ascension de cet album vers le lecteur a été fulgurante.

C’est très émouvant d’apprendre qu’au bout de deux semaines, l’ouvrage part en réédition, qu’il a trouvé les mains de personnes qui ne sont même pas de ma région, qui ne la connaissent pas.

Après, je pense que je suis parvenu à la rendre universelle, cette histoire. Mon ami Tardi, qui n’a rien à voir avec la montagne, m’a avoué avoir eu le vertige, s’être senti comme un enfant alors que c’est un géant. À ce moment, je me suis dit que j’avais marqué un point. Que j’avais réussi à faire passer ce sentiment d’immersion.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette

 

Un sentiment qui atteint son paroxysme lorsque tombe la pierre qui va changer votre vie et vous défigurer. Trois cases qui font basculer un jeune homme et ses projets.

Je voulais qu’on voit l’accident de loin, que ce ne soit pas frontal, que de l’alpiniste on ne distingue rien qu’une silhouette. Et une pierre qui se décroche, qui dégringole et vient s’exploser sur ma figure. J’ai laissé passer le temps, les planches avant de montrer le visage défiguré au lecteur.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette chez Casterman

 

Ça passe d’abord par le regard avec, dedans, quelque chose d’un animal en souffrance. Ce n’est pas un hasard, je me suis inspiré d’une photo d’un chat qui avait eu le bas de la tête explosé. Après, je voulais me dégager du pathos, évoquer cette douleur, ce choc de manière artistique, durant la traversée jusqu’à l’hôpital… et, avant ça, l’embouteillage. Là, je n’ai pas eu d’autre choix que celui de sortir de la voiture et de montrer mon visage, de montrer l’urgence pour que les automobilistes nous laissent passer.

Que de frissons pendant cette séquence !

Je me suis interrogé sur comment rendre tout ça, sans cacher les choses. Je me suis retrouvé parfois sur le fil du rasoir lors de mes ascensions en montagne. Cette séquence qui va changer ma vie, elle arrive après un premier accident dans le couloir. Un accident après lequel le lecteur peut souffler, se dire que le pire est passé. Ouf, ça va aller mieux… Et là, boum, c’est le deuxième accident, qui vous saisit par surprise.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette

 

Pour un gars du plat pays qui est le mien, mais certainement pour d’autres qui ne se sont pas aventurés bien haut, une montagne, c’est une montagne. Qu’est-ce qui fait votre amour des Écrins, le principal décor de cette aventure, au final ?

C’est une histoire d’amour. Bien sûr, je suis monté dans d’autres régions, au Mali, à Chamonix, je n’ai jamais retrouvé le rapport au massif qui était les miens. Certains disent que c’est érotique. Il y a une texture. C’est une femme à laquelle on a aucune envie d’être infidèle (il sourit).

Mais, finalement, vous gardez cet amour pour la montagne malgré tout ce qu’elle vous a pris : une partie de votre visage, pas mal d’amis…

Oui, mais les choses graves ne se sont pas passées dans les Écrins. Dans le Vercors, par exemple. Dans l’Oisans, s’il y a eu des chutes de pierres, des orages, je n’ai jamais craint pour ma vie ou celle d’un compagnon de cordée. C’était sans conséquence véritable.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette

 

Saviez-vous en commençant que votre histoire ferait 280 planches ? Ce caillou dont on parlait est devenu un pavé !

Non, j’avais signé, et été payé pour 150 planches. Pour tout dire, j’ai coupé des séquences. Des histoires, j’en avais plein à raconter. Celle d’un copain qui voulait devenir prêtre. Mes ascensions au Mali. Mais c’était hors propos, ça ne tenait pas avec le fil narratif.

Une autre fois, peut-être ! Le fait que votre Transperceneige ait été adapté en film a-t-il changé votre regard sur votre art et ses capacités ?

D’un coup, la bande dessinée underground qu’était Le Transperceneige est devenue mainstream. J’ai pris confiance en ce que j’étais, de ce que la montagne cachait par rapport à moi qui me sentais un peu ridicule. Aujourd’hui, je m’accepte comme je suis, le cinéma m’a donné un éclairage sur mon art. Je peins, je fais de la sculpture. Ça rejoint la métaphore de l’arbre dans la canopée. Il peut rester des années à vivoter dans l’ombre, face à d’autres arbres bien plus grands. Puis, un jour, il va trouver la lumière, vite pousser et devenir luxuriant. Moi, à l’heure où d’autres se voient vieillissant, j’ai l’impression d’avoir acquis une maturité, une certaine jeunesse, à 60 ans. C’est sans doute grâce au film, donc, qui m’a ouvert les yeux sur ça et ce dont j’étais capable.

À l’écran, l’aventure du Transperceneige n’est pas finie, la série se prépare.

Oui, là aussi, ça peut être quelque chose de grand, nous faire franchir un cap supérieur. Bon, pour le même coup, ça sera un flop, un coup dans l’eau. Toujours est-il que j’ai rencontré quelqu’un qui avait vu un trailer et apparemment ça donnait bien. Moi, je suis dans l’attente. Tout ça me paraît bien mystérieux. Pour les éléments tangibles, c’est le scénariste-créateur d’Orphan Black, Graeme Manson, qui est à la tête du projet avec Jennifer Connely au casting (ndlr. et, notamment, Scott Derrickson, le réalisateur de Doctor Strange, à la réalisation). Ça a été commandé par la TNT, quand même, la Warner Bros est derrière. Après, je ne toucherai aucun droit mais il y a autre chose, comme le rayonnement de la série BD. En matière de séries BD franco-belge, outre Tintin, il ne doit pas y en avoir énormément qui ont atteint un succès mondial tel que Le Transperceneige.

 

 

 

 

© Lob/Rochette chez Casterman

 

Puis, s’il y a la série, Le Transperceneige en BD… ce n’est pas fini. C’est un scoop. Je travaille à un prequel avec Matz. Nous n’avons pas de titre, pour le moment, mais nous avions pensé à « Extinction ». Le but est de voir ce qui a mené à la catastrophe, le déclic qui a fait plonger la civilisation dans la barbarie.

 

 

 

 

© Rochette

 

C’est super-intéressant, le tout avec un scénario choral. Matz est très fort là-dedans. Nous serons sur un format plus court que Terminus, un format comme le Bug d’Enki Bilal. L’idée est d’y aller graduellement. Une exposition aura lieu en juin 2019. Pour le moment, j’ai trente planches. Mais avec la sortie d’Ailefroide, la promotion, les dédicaces, j’ai arrêté d’avancer, je bloque. J’ai besoin de calme, de rester dans mon histoire…

… qu’on a donc fort hâte de découvrir. Merci pour cette échappée en hauteur.

 

 

Propos recueillis par Alexis Seny

 

Titre : Ailefroide

Sous-titre : Altitude 3954

Récit complet

Scénario : Olivier Bocquet et Jean-Marc Rochette

Dessin et couleurs: Jean-Marc Rochette

Genre : Autobiographie, Drame, Aventure

Éditeur : Casterman

Nbre de pages : 296

Prix : 28€



Publié le 17/04/2018.


Source : Bd-best


Le triomphe de Zorglub, très libre adaptation du film Spirou et Fantasio par un quatuor flamboyant : « mettre les personnages face au ‘scandale’ de leur traitement au cinéma »

Qu’ils sont difficiles les allers-retours entre le septième et le neuvième art. S’ils se sont intensifiés, force est de constater qu’ils n’ont pas mené à de formidables réussites. Alors, quand on nous annonce que sort une bande dessinée adaptée d’un film, on ne part pas confiant. Un quatuor flamboyant nous a prouvés le contraire, autour du film Spirou et Fantasio, en retournant l’exercice et en en faisant quelque chose de fun, créatif et bien plus percutant que ce que le cinéma a été capable de faire. Le triomphe de Zorglub, c’est une non-adaptation du film, une surprise savamment orchestrée par Olivier Bocquet, Brice Cossu, Alexis Sentenac et Johann Corgié. Tout un petit monde que nous avons pris le temps de questionner dans une interview peut-être bien ultime, certainement utile !

 

 

 

 

 

 

 

© Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Bonjour à tous. Pour une surprise, c’est une surprise. D’autant plus que cet album dérivé du film sans en être une adaptation a finalement été annoncé très tard.

Brice Cossu : C’est parti d’une demande de Dupuis. Si nous espérions bien faire un one shot Spirou vu par, à la base, nous n’avions pas l’intention de faire un album juste pour adapter le film. Ça n’avait pas d’intérêt. Mais, si nous pouvions l’emmener ailleurs, pourquoi pas ? Chez Dupuis, on nous a répondu qu’il serait compliqué de se dégager du film sauf s’il nous arrivait une idée de génie tout en intégrant le film.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié

 

Alexis Sentenac : D’autant plus qu’on avait lu la première version du scénario, nous n’étions pas emballés.

Brice : Puis, Olivier a eu cette idée de mise en abyme. S’il fallait prendre les acteurs du film, autant les opposer aux vrais héros qui se retrouveraient sur le plateau de tournage.

Alexis : S’il nous arrivait de faire un Spirou un jour, il fallait que ce soit notre aventure. Il nous appartenait sur cet album du film de faire le lien.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié dans le tirage de luxe aux Éditions Khani

 

En mettant les bouchées doubles. Olivier au scénario, Brice au crayonné, Alexis à l’encrage et Johann Corgié aux couleurs.

Brice : On a constitué une équipe, dès le départ, il fallait coller aux délais.

Alexis : Des délais qui convenaient à peu près, le film devait sortir en juin 2018. C’était avant qu’il soit ramené en février, avant le film Gaston. En plus de cet avancement de la sortie du film, la validation de notre script a pris du temps. On a stressé pendant que la production du film, elle, prenait son temps. Enfin, on connaît des gens qui ont attendu beaucoup plus longtemps. Notre chance, heureusement, c’était que dans l’équipe de ce Spirou, on se connaissait depuis longtemps. Ça nous a permis d’avancer deux fois plus vite, d’être plus dans l’intensité, d’y mettre de l’énergie.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Brice : Le faire pour mieux bâcler n’aurait eu aucun intérêt.

Johann : Pour ma part, travailler à ce rythme et dans ces conditions m’a permis de simplifier, d’aller à l’essentiel, de faire des choix. Contrairement à certains albums que j’ai pu faire et où je pouvais me perdre en réflexion, en détails. J’ai découvert le travail en équipe sur cet album et, du coup, tout va beaucoup plus vite, ils ont su m’orienter dès le début tout en me laissant complètement libre. Une super expérience.

Alexis : Puis, c’est l’album pour lequel je suis revenu au traditionnel. Jusqu’à présent, je réalisais mes albums en numérique. Je nourrissais l’envie de revenir au papier depuis un moment. Sur ce Spirou, j’ai franchi le pas, après 20 planches en numérique, sans transition. Il faut dire que ça m’aurait fait chier de m’attaquer à Spirou et de ne pas en avoir de traces physiques. Puis, il y a le marché original mais aussi le fait que j’ai pu offrir une planche à Olivier. Ce qu’en numérique, il est impossible de faire.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac

 

Au niveau de l’encrage, j’ai essayé de retrouver l’influence de Franquin. En tout, il m’a tellement inspiré. Enfant, c’est quand même Gaston que j’ai le plus souvent recopié.

Et vous Brice ?

Brice : Je suis resté au numérique, c’est ce qui fait mon énergie.

Alexis : Avec un aspect manga, aussi. Celui qui emmerde tellement le puriste. (Il ricane)

Brice : Mais c’est vrai que sur les trois premières planches, j’avais l’impression de me retenir. J’étais timide. Dupuis m’a rassuré, ils nous ont dit, n’hésitez pas à y aller. Du coup, on s’est dit, c’est bon, on lâche tout.  Ce qui rend, je crois, le récit hyper-dynamique.

Alexis : On n’a pas perdu au change, c’est péchu.

Johann : Ahah les fameuses trois premières pages… elles nous auront tous bien fait galérer.


Johann, avec cet album, c’est un peu le temps des premières pour vous : Parution dans Spirou, Angoulême… Ça vous fait quoi ?

Alors en fait c’est ma deuxième parution dans le journal de Spirou, il y a 10 ans au tout début de ma carrière, j’avais fait une page couleur dessinée par Olivier Taduc pour le Spécial Benoît Brisefer, et la j’y reviens pour mon dernier album comme coloriste. La boucle est bouclée !

Et pour Angoulême, c’est juste énorme ! Les coloristes sont rarement invités sur les salons, alors y venir, qui plus est pour un Spirou, c’est que du bonheur. Énormément !

On aurait pu croire à une bande dessinée en pilote automatique. Pas du tout, on le constate très vite. Avec plein d’idées visuelles, de créativité. Comme sur ces trois cases où nos amis se rapprochent d’un 4X4.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Alexis : C’est une idée d’Olivier, ça.

Brice : Et c’est un malade. Il y a cette séquence complètement folle dans laquelle le 4X4 part en tonneaux. Quelque chose de très cinématographique, sur lequel on s’arrache les cheveux en tant que dessinateur. C’est en général à ce moment que le story-board est collectif, que tout l’atelier y apporte sa touche.

Comme cette cascade acrobatique, sur le toit de l’hôtel. Dans la séquence, j’imagine la veste de Fantasio qui, dans l’action, s’enlève. C’est de la mise en scène pure.

Olivier : En ce qui me concerne, cette séquence — pages 40-41, si vous avez la curiosité d’y jeter un œil — est probablement, de toute ma carrière, ce que j’ai écrit de plus acrobatique en termes de gestion de l’espace. Et clairement, jamais je n’aurais écrit une séquence pareille si je ne connaissais pas aussi bien Brice et Alexis. Je savais qu’ils arriveraient à la garder lisible et dynamique. Les trois pages qui précèdent délivrent des informations sur l’intrigue, mais servent aussi de mise en place du décor. Le lecteur sait où il se trouve mais on n’appuie rien. Et dans cette double-page 40-41, on lâche les chevaux.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

 

À la première case, les deux personnages sont suspendus dans le vide à l’extérieur de l’hôtel, attachés l’un à l’autre uniquement par une paire de bretelles. Case suivante : les bretelles cèdent. Un personnage tombe tandis que l’autre monte… et pourtant, à la dernière case de la double-page, ils se retrouvent à nouveau ensemble, à nouveau au-dessus du vide, mais à l’intérieur de l’hôtel ! Ceci à l’issue d’un montage parallèle épique et — j’insiste là-dessus — que personne ne remarque ! C’est tellement fluide que le lecteur passe sur cette double page avec sans doute un petit sourire, en notant peut-être au passage que le vrai héros de la séquence est une héroïne, mais sans jamais se dire « woooooaw ! » Pour moi, c’est le signe qu’on a réussi notre coup. On a fait passer un truc hyper complexe comme si c’était parfaitement naturel. Je suis extrêmement fier de notre travail sur cette séquence.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Johann : Quand j’ai reçu les pages de cette séquence, je me suis rendu compte que j’avais intégré une équipe de fous furieux. Ça bouge c’est drôle et c’est hyper-fluide et super-lisible. J’me suis dit un truc du genre: « Mais qu’est-ce que je fous là, moi ?!?» ahah !

Justement, quand on parle de couleurs en BD, qu’est-ce que cela vous évoque ?

Johann : La lumière, en premier! Chercher des ambiances, des gammes colorées qui colleront le plus possible aux ambiances des pages noir et blanc tout en laissant la part belle au dessin. Trouver le juste milieu. Ce n’est pas toujours évident mais c’est ce qui fait que c’est intéressant.

Spirou et Fantasio véhiculent-ils des codes de couleurs à respecter ?

Johann : Bien sûr, on peut difficilement y couper. Tout le monde sait que Spirou est habillé de rouge et que Fantasio porte sa veste bleue. Dans cet album, il fallait jouer légèrement avec ces codes sans trop s’en éloigner.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

 

La couleur aussi joue beaucoup au cinéma, la lumière. Du coup, vous êtes-vous inspiré des tons du film dans votre mise en couleur ? Le trait du dessinateur influence-t-il la manière de coloriser un album ?

Johann : Pour le film, pas tellement, j’avais quelques références, notamment pour la base de Zorglub, mais comme je n’avais pas accès à tout, j’ai dû prendre pas mal de liberté et faire mes propres ambiances et c’est tant mieux, sinon ça m’aurait bloqué.

 

 

 

 

Repérage du plateau de tournage par Olivier Bocquet

 

Le trait d’un dessinateur influence toujours mes couleurs, et particulièrement sur cet album. Je ne travaille pas de la même façon sur un dessin réaliste que sur un trait plus léger comme celui de Brice et Alexis. Là, j’ai dû apprendre à simplifier mes couleurs, mes ombres, ce qui n’était pas évident au début, car je n’avais jamais travaillé sur ce genre de dessin. Mais ils m’ont bien coaché et après une dizaine de pages j’ai commencé à me sentir plus à l’aise et à me faire plaisir.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Vous parliez de l’atelier. J’imagine que, quel que soit l’album, les planches circulent.

Alexis : Officiellement, on a collaboré de la même manière sur un tome de Carthago Adventures. On a aussi un polar Steampunk pour Glénat parmi nos projets. Mais, officieusement, les planches de chacun de nos albums ne sortent pas sans le coup d’œil de l’autre.

Brice : Ça fait dix ans que nous fonctionnons comme ça.

Alexis : J’ai encré un peu dans FRNCK, d’ailleurs !

Brice : Cet atelier, ce ne sont pas juste deux personnes qui font leur boulot, grâce au logiciel de conversation, on a une dizaine d’invités qui interviennent, comme Yoann Guillo ou Johann Corgié.

Johann : C’est d’ailleurs comme ça que je me suis retrouvé à intégrer l’aventure Spirou, entre 2-3  partages de pages sur le logiciel, ils me sortent innocemment un « on a un truc pour toi, tu peux pas dire non ! »… j’ai pas pu dire non!

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié dans le tirage de luxe aux Éditions Khani

 

En tant que coloriste mais aussi dessinateur, l’envie n’est-elle pas parfois forte de rajouter des détails ?

Johann : C’est tout le souci, et c’est frustrant par moments. Si j’en fais trop, ça charge le dessin et ce n’est pas forcément lisible. Tout est une question de choix et de sacrifices, mettre au premier plan l’information essentielle et suggérer le reste, guider le regard du lecteur. Le chemin est déjà bien balisé par la narration du/des dessinateur(s), il faut se débrouiller pour appuyer ça. Du coup j’essaye de compenser en travaillant mes ambiances et mes lumières, particulièrement sur les décors. C’est eux que je préfère mettre en couleurs.

Et pour vous, Brice et Alexis, N’y a-t-il pas des frustrations à fonctionner avec un qui crayonné, l’autre qui encre ?

Brice : Non, cela s’est fait en accord parfait.

Alexis : La frustration, pour moi, c’est peut-être de ne pas avoir eu le temps de storyboarder concrètement, en fait. Mais sinon, il n’y a pas d’égo.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac

 

Et finalement, Spirou, pour vous, c’est qui ?

Alexis : Sans hésiter, celui de Franquin.

Brice : Tome & Janry, de mon côté. Ce n’est qu’après que j’ai lu les autres auteurs de Spirou. Avec comme Graal, la couverture de Machine qui rêve qui m’avait fait une espèce de choc.

Johann : Tout pareil que Brice, Tome & Janry et Machine qui rêve qui m’a particulièrement marqué. Un album un peu à part.

Alexis : C’est vrai que Machine qui rêve, c’était quelque chose. Janry est d’ailleurs le seul auteur à qui j’ai baisé les pieds, un jour. Pendant qu’il jouait de la gratte.

Brice : J’ai les photos. Pour revenir à ce qu’on disait, les puristes diront que non mais quand un héros atteint les 80 ans, c’est important de le voir évoluer. Même si, pour le coup, ce qu’en a fait Franquin est extrêmement moderne. La manière dont la Turbotraction est documentée, la maison de Spirou et Fantasio. Et dire que tout ça a été inventé dans les années 50, nos parents venaient de naître !

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Alexis : Et pourtant, on n’a rien eu à changer pour coller à l’époque.

Brice : Je pense qu’on a dû rajouter un tapis.

Olivier : Je ne me prononcerai pas sur le dessin, mais d’un point de vue scénaristique — et même si je n’ai pas tout lu — je trouve que les albums de Tome & Janry sont extrêmement solides. On pourrait les sortir aujourd’hui sans problème alors que certains ont plus de 30 ans. Ce n’est pas le cas de la plupart des scénarios de l’époque Franquin, qui sont très bien « pour l’époque », mais qui aujourd’hui ont pris un coup de vieux. J’aime beaucoup le travail de Vehlmann aussi.

Et dans les auteurs plus récents, qui vous a marqués ?

Brice : Frank Pé et La lumière de Bornéo. C’est super de le voir apporter sa patte. Puis, Feroumont, aussi.

Johann : Celui d’Émile Bravo! Autant pour le dessin que pour l’histoire.

Alexis : Après, je trouve que certains ne racontent pas des histoires de Spirou. C’est moins intéressant de sortir Spirou de son univers pour raconter des histoires qui ne sont pas les siennes. Spirou, c’est de l’aventure, de l’humour, faut pas chercher à en faire autre chose. Ce n’est pas comme Mickey qui s’est baladé dans tous les genres et univers. Après, c’est vrai que Machine qui rêve a su amener un ton s-f, mais en restant dans l’univers Spirou. Quand on te prête un super-jouet comme Spirou, ce n’est pas pour lui mettre les bras de Goldorak.

Olivier : C’est un peu le cahier des charges que je me suis imposé. J’aurais pu me contenter de faire un album qui se passe sur le tournage du film, avec juste une suite de gags. Un truc uniquement sur les coulisses du cinéma, le star-system, les effets spéciaux… Mais ça n’aurait pas été un album de Spirou et Fantasio. Je voulais qu’il y ait quand même un parfum d’aventure, un sentiment de danger. D’où les cascades, la marche dans le désert, la course contre la montre à la fin… Moralité : j’ai des pages et des pages de notes sur des gags en rapport avec le cinéma qui ne m’ont pas servi. De quoi faire un album entier !

Et Zorglub alors ?

Brice : C’est un personnage hyperintéressant, si bien qu’il perd son rôle de méchant dans certaines aventures.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Alexis : Un mal-aimé. Mais c’est ce qui est chouette avec les personnages pas manichéens, pas parfait.

Brice : Le capitaine Haddock en est un. Il est bourru, peut taper. Il pourrait être un méchant en fait. Sinon, je suis vraiment fan de ce qu’en a fait Munuera. Et je peux vous dire qu’Olivier râle que Munuera ait eu cette idée (rires). Il aurait tant aimé. Mais, qui sait, peut-être dans un Zorglub vu par ? Tout se peut maintenant dans l’univers Spirou.

Olivier : Ah oui ! Travailler Zorglub en personnage principal, c’était la bonne idée ! Je suis très jaloux, mais je me dis que j’ai quand même fait trois albums sur Fantômas, donc ça va, question méchants mythiques je n’ai pas à me plaindre.

 

 

 

 

Repérage du plateau de tournage par Olivier Bocquet

 

Rayon amour, Fantasio et Seccotine s’embrassent.

Brice : En fait, on pensait que ça s’était déjà vu dans la série.

Olivier : Je n’étais pas sûr que ça n’était pas arrivé. Mais bon sang, c’est électrique depuis tellement longtemps entre ces deux personnages ! Donnez-nous enfin ce baiser !

Alexis : Résolument, Spirou ne pouvait pas faire ça.

Brice : Il est asexué, comme Tintin.

Alexis : Mais Olivier, ça ne fait pas si longtemps qu’il est dans la BD et je trouve qu’il a développé une finesse qui s’apparente à celle de Goscinny, capable de parler de thèmes contemporains comme la position de la femme, l’économie puis des dialogues adhoc, avec la force de la phrase-choc.

Olivier : Et puis bon, que raconte cet album ? Il y a une poignée de Gardiens Du Temple sur les forums BD qui pensent que, parce que c’est un travail de commande, on n’a rien à raconter et que l’album est « torché », tant au niveau du scénario que du dessin. Au passage, si des Gardiens du Temple lisent cette interview : je vous dis zut.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Mais il y a une vraie histoire dans cet album. C’est celle de Fantasio qui se trouve trop vieux et trop ringard et qui voudrait tellement être jeune et beau et cool. Il en souffre vraiment, c’est pour ça qu’il est si souvent en colère, jaloux, qu’il fait des conneries, par exemple avec ses cheveux ou en entraînant ses amis dans le désert pour se prouver qu’il est un aventurier. Je voulais montrer la trajectoire de ce personnage déprimé de ne pas être « à la hauteur » alors que, dans les faits, c’est un héros. Maladroit certes, mais un vrai héros. Et il fallait que quelqu’un lui dise à la fin de l’album, un peu au nom de tous les lecteurs : « On t’aime comme tu es. Tu es le meilleur Fantasio possible ». Je voulais que cette scène compte, autant pour le lecteur que pour Fantasio. Voilà le pourquoi de ce baiser.

Dans le même ordre d’idée, voilà Spirou qui se retrouve pickpocket pour les besoins du film.

Alexis : Oui, sur ça, j’étais assez dubitatif.

Brice : D’où l’idée de voir comme Spirou réagirait à ce synopsis, en étant gentiment moqueur du film…

 

 

 

 

Olivier : Pour moi ça a été le déclic pour le scénario. Comment ont-ils pu faire de Spirou autre chose qu’un groom ? Pour l’équipe du film c’est très clair et très assumé : au début c’est un mauvais garçon qui devient un gentil groom à la fin du film. Et franchement, dit comme ça, ça se tient. Mais du point de vue de l’accueil public, il y avait quelque chose de suicidaire à oser un truc pareil. Déjà que toute adaptation de BD franco-belge au cinéma se fait démolir au lance-flammes par principe, là c’était vraiment chercher les coups. Pour moi en tout cas, c’était un beau point de départ : mettre les personnages face au « scandale » de la façon dont ils sont traités par le cinéma.

 

 

 

 

Repérage du plateau de tournage par Olivier Bocquet

 

Brice : Et là, la production a été super, ce n’était pas si évident d’accepter notre projet.

Vous allez jusqu’à parodier les logos de célèbres studios cinématographiques.

 

 

 

 

©Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Alexis : Moqueur du film mais aussi de l’industrie du cinéma.

Brice : Après, quand on fait un Spirou, il faut aussi gérer les à-côtés, la promo. Il faut des visuels. D’où les logos qui nous ont bien amusés. Une deuxième couverture aussi.

Brice : Et là, la production a été super, ce n’était pas si évident d’accepter notre projet.

Avec un cahier des charges ?

Alexis : Non, sinon le fait que le film soit intégré.

 

 

 

 

Repérage du plateau de tournage par Olivier Bocquet

 

Et dans le film, la possibilité d’utiliser la richesse de Franquin, de la Turbotraction au Fantacoptère.

Alexis : Mais je pense qu’Olivier n’a pas su dire tout ce qu’il voulait.

Brice : Il importait de faire le lien, de recouper les scènes pour qu’elles fassent écho au film, sans taper dessus non plus. Mais Olivier n’a pas pu s’empêcher de faire référence à certains éléments. Puis, on n’a pas su tenir les 54 planches, on en a fait… 55. Une de plus.

Alexis : Mais, sans date-butoir, je pense qu’on aurait fait 64 voire 72 planches ? Et là, ce serait devenu un Spirou à part entière.

Olivier : C’est sûr que si on avait eu plus de temps, on aurait développé certains trucs. Il y a des pans entiers de l’histoire que vous ne lirez jamais. Ça me donne quelques regrets, mais ça fait aussi un album vif, nerveux, tout le temps dans l’urgence… Au moins, on n’a pas le temps de s’ennuyer !

La différence entre le mythe et la réalité peut-être parfois bidesque… pour Fantasio. Pourquoi un tel bide ?

Olivier : C’était raccord avec l’histoire qu’on voulait raconter, et la question le dit très bien : le ventre de Fantasio, sa calvitie, la TurboTraction qui ne passerait pas le contrôle technique, c’est l’écart entre le mythe et la réalité. On n’a pas fait le classique « Ah je vous imaginais plus grand », parce que ce qui nous intéressait ce n’était pas le regard des autres mais le regard d’un personnage public sur lui-même.

 

 

 

 

© Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Évidemment qu’une star n’est pas aussi parfaite que ce qu’on perçoit d’elle. Ça doit être assez compliqué pour elle de se voir tous les jours dans le miroir si différente des affiches de film ou des pochettes de disque… Une meuf comme Beyoncé, qui se montre systématiquement vêtue de trucs immettables, surmaquillée, surcoiffée… Chacune de ses apparitions est calibrée au millimètre mais vous croyez qu’elle a quelle tête, au réveil ? Elle sait très bien qu’elle n’est pas l’elfe immortelle que tout le monde imagine, ni physiquement ni mentalement. Ça doit être super déprimant parfois, d’être aimée pour son image et pas pour ce qu’on est réellement. Je prends l’exemple de Beyoncé uniquement pour augmenter la visibilité de cette interview dans les moteurs de recherche, mais vous avez compris l’idée.

Par contre, un qui risque de maigrir, c’est FRNCK, dans le troisième album, ne deviendrait-il pas un peu végan sur les bords ?

 

 

 

 

© Bocquet/Cossu

 

Olivier : Carrément. Je sais que Franck n’est pas le seul personnage végétarien de la BD, mais je ne sais pas si on a déjà montré un omnivore devenir un végétarien, comme lui. Je trouve que ça dit beaucoup de choses sur le personnage et sur ce que nous, fragiles occidentaux ultra-protégés, sommes prêts ou pas à accepter pour garder notre confortable mode de vie. Régulièrement, on se scandalise de ce qui se passe dans les abattoirs mais il y a une dissociation qui fait que la plupart d’entre nous continuent de manger de la viande. Comme si « l’abattoir que j’ai vu sur internet » était une exception. Mais comment voulez-vous tuer de façon « humaine » trois millions d’animaux par jour ? Relisez bien ce chiffre : trois millions d’animaux sont tués chaque jour, rien qu’en France, pour être mangés. Je suis prêt à parier que si, comme Franck, on devait tuer nous-mêmes chaque animal qu’on mange… eh bien on mangerait beaucoup moins de viande !

Frnck qui a retrouvé des voyelles. Pourquoi ? Le concept n’était pas viable ou trop redondant à long terme ?

Olivier : Le gag des voyelles qui manquent était une façon marrante de traiter le problème de communication qu’aurait un voyageur dans le temps s’il rencontrait des humains préhistoriques, mais sans que ce soit un handicap insurmontable. J’aime trop les dialogues pour m’en passer pendant toute une série. Et puis le fait que les préhistoriques maitrisent les voyelles ne signifie pas qu’ils maitrisent super bien notre langue. Ça peut donner lieu à des dialogues rigolos, comme des périphrases complexes pour dire des choses simples, ou des contresens… C’est beaucoup plus riche que de simplement retirer les voyelles !

Tiens, puisqu’on en parle, vous n’avez pas trop osé la zorglangue dans cet album ?

Olivier : Non, c’est vrai. Je trouve que c’est un gimmick marrant mais ça n’aurait rien apporté à l’histoire. Je ne voulais pas m’en servir que « parce qu’il faut le faire », il me fallait une bonne raison. Je n’en avais pas.

Sinon, vous préparez le terrain pour un autre film : FRNCK ? Il y a une affiche qui se promène dans votre Spirou.

 

 

 

 

© Bocquet/Cossu/Sentenac/Corgié chez Dupuis

 

Brice : Ahahahah, on adorerait, c’est vrai, peut-être plus sous forme de dessin animé. Mais on a le temps, la série est encore jeune. Après, pour tout vous dire, cette affiche de FRNCK – la comédie musicale, c’est une blague de notre coloriste, Johann Corgié, qui, à notre insu, a ajouté ce clin d’œil. On l’a découvert à l’impression, ça nous a bien fait marrer.

Johann : Ils ont laissé plein de cadres vides dans l’album en me disant  « mets ce que tu veux dedans ».  C’était ça ou l’affiche de Teminator 32…

Olivier : Vous allez voir que ça va devenir réalité. Moi je verrais bien une franchise hollywoodienne. Steven, si tu nous lis…

 

 

 

 

© Bocquet/Cossu/Sentenac

 

Tant qu’à parler de cinéma, on peut parler de FRNCK mais aussi de La colère de Fantomas. Le projet d’adaptation tient toujours ? Et, en BD, la possibilité d’un préquel ?

Olivier : Pour l’adaptation cinéma, c’est toujours dans les tuyaux, mais c’est très incertain, très long, très complexe. Je ne suis pas sûr que ça se fera un jour. Et pour la BD, il n’y aura pas de prequel — en tout cas pas fait par Julie Rocheleau et moi — mais je garde l’espoir de faire la suite ! J’ai encore de quoi écrire deux autres cycles. Ça pourrait fort bien se faire une fois que Julie et moi aurons pris un peu de bouteille. Ça aurait plus de sens qu’il y a trois ans. On était débutants, personne ne nous attendait, la série n’excitait pas les lecteurs au point d’enchainer sur une suite. Mais si nos noms deviennent plus connus, ça pourrait créer une attente.

Finalement, avez-vous quand même l’impression d’avoir fait votre Spirou ?

Alexis : On a fait le nôtre oui, ensemble, mais ce n’est pas « le mien » 😉

Brice : La « Bocossengié » touch ouais je pense aussi.

Olivier : je n’avais aucun projet pour faire un Spirou, donc c’est tombé un peu par accident sur mon parcours. Je ne sais pas encore si c’est « notre » Spirou, mais je suis content du résultat.

Johann : Pareil, c’était la proposition qui sort de nulle part, et comment refuser ? Spirou quoi ! Et la possibilité de faire un vrai travail d’équipe. Donc oui, un Spirou « à nous »

Et si vous aviez une seconde opportunité, où l’emmèneriez-vous ?

Olivier : J’ai eu deux idées pour Spirou et Fantasio. L’une est en train d’être faite par quelqu’un d’autre et je ne peux absolument pas en parler. Et l’autre, j’aimerais peut-être la faire un jour mais je ne veux absolument pas en parler.

Brice :  À la préhistoire ?? ( rires)

Johann : Le mien, je le ferais sans trait, avec uniquement de la couleur, c’est une idée qui me trotte dans la tête depuis un moment. Un peu comme La boîte à musique qui vient de sortir chez Dupuis. Et pourquoi pas emmener Spirou et Fantasio dans une aventure pleine de cités perdues, d’anciennes civilisations et de mystères mystérieux… mais je m’égare.

Ah non, c’est plus qu’intéressant. Quels sont vos projets, prochains albums ?

Olivier : Après Transperceneige Terminus (2015), je sors ce mois-ci Ailefroide, un nouvel album avec Jean-Marc Rochette chez Casterman. Il s’agit d’une autobiographie de Rochette sur ses jeunes années d’alpiniste. Je l’ai écouté me raconter cette période passionnante de sa vie et j’ai mis tout ça en forme pour que ça devienne un vrai scénario de BD. Inutile de dire qu’il a mis tout son cœur et tout son talent dans cet album. Un très gros morceau, très personnel en ce qui le concerne mais aussi très universel, à mon avis. Le passage d’un ado à l’âge adulte… mais en risquant sa vie tous les jours.

 

 

 

 

© Bocquet/Rochette

 

 

En mai sort Le Tailleur de Pierre chez Casterman, avec Léonie Bischoff au dessin. Notre troisième et dernière adaptation de Camilla Läckberg. L’album a plus d’un an de retard suite à des problèmes de coloristes, mais il devrait enfin sortir ! Mais ces deux albums ont été écrits en 2016. Depuis presque un an et demi, même s’il y a eu la parenthèse Spirou et Fantasio, je me consacre en priorité à Frnck. On est à plus de la moitié du tome 5 avec Brice et a priori on en a encore pour quelques années sur cette série !

 

 

 

 

© Bocquet/Bischof chez Casterman

 

Alexis : je retourne dans la SF avec l’adaptation de NOÔ, un roman de Stefan Wul, scénarisé par Laurent Genefort.

Brice : Comme dit Olivier, je suis à fond sur FRNCK pour l’instant.

Johann : Je viens de finir mon premier album au dessin après des années à ne faire que de la couleur. « Les lumières de l’aérotrain » avec Aurelien Ducoudray au scénario, un one shot à paraître chez Bamboo Grand Angle, courant Juin. L’histoire d’une bande de jeunes dans un trou paumé qui font les 400 coups et qui vont voir leur quotidien de jeunes branleurs être bousculé par l’arrivée d’une nana. Et ça devient bien moins drôle.

Puis, une histoire courte horrifique chez Akileos pour le Free comics day. Et pour la suite… j’attends de voir si on me propose quelque chose.

Merci à tous, on attend tout ça avec impatience.



Propos recueuillis par Alexis Seny

 

Série : Spirou et Fantasio

Hors-série

Libre adaptation du film d’Alexandre Coffre

Titre : Le triomphe de Zorglub

Scénario : Olivier Bocquet

Dessin : Brice Cossu et Alexis Sentenac

Couleurs : Johann Corgié

Genre : Aventure, Humour

Éditeur : Dupuis (édition de luxe chez Khani)

Nbre de pages : 60

Prix : 12€



Publié le 11/04/2018.


Source : Bd-best


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