Deuxième partie de l’entretien de Christian Godard par Laurent Lafourcade. C’est l’arrivée aux éditions du Lombard. Aujourd’hui, décollons avec le pilote d’avion-taxi Martin Milan. C’est sur BD-Best, et nulle part ailleurs, le site qui vous fera attraper le Godarovirus.
En 1966, c’est l’atterrissage de Martin Milan dans Tintin. Pourquoi n’est-il pas paru dans Pilote ?
Tout simplement, j’avais commencé à faire Martin Milan dans Tintin sous forme d’histoires courtes, sans y attacher beaucoup d’importance.
Il s’est avéré que Goscinny a souhaité une nouvelle formule pour le journal Pilote, très différente de ce qui était convenu au départ. De rédacteur en chef, Goscinny est devenu directeur général. Par voie de conséquence, il décidait seul de l’orientation du journal et voulait en donner une totalement différente. J’ai suivi pendant un certain temps. Il m’avait demandé deux planches par semaine, en changeant de sujet à chaque fois, de la même manière que ce qu’il faisait dans la Rubrique-à-brac avec Gotlib. J’ai commencé à le faire. Je lui proposais des sujets. Il me répondait oui, non, ou bien « on l’a déjà fait » ou des choses de ce genre. Il m’a demandé de trouver un titre dans la veine de la Rubrique-à-brac. J’ai longtemps cherché. Il n’était jamais satisfait de mes propositions. Puis, je me suis aperçu que je faisais quelque chose qui ne me plaisait pas. Un jour où je sortais d’une réunion avec mon ami Greg, qui était aussi rédacteur en chef de Tintin, nous sommes allés boire un pot ensemble. Il était très proche de moi par ses qualités de narrateur mais aussi pour tout un tas d’autres raisons personnelles. Il m’a proposé de venir à Tintin pour faire des séries longues. Je l’informe que personne ne me l’a demandé. Il me dit alors : « Et bien je te le demande. », ce à quoi je réponds : « Je te dis oui. ». Je suis revenu à une forme de narration qui me convenait et pour laquelle je me suis servi des démarrages précédents, des histoires très courtes de Martin Milan pour en faire des longues. Ça a été un peu compliqué. J’ai eu du mal à revenir à mon point de départ. Il a fallu qu’entretemps je m’aperçoive que faire ce que Goscinny me demandait ne m’intéressait pas vraiment. J’ai pourtant fait un certain nombre de ces double-pages.
Martin Milan est un pilote, un vrai de vrai. Depuis tout petit, il rêvait en regardant les avions d’évoluer dans le ciel. Il en rêvait et a accompli son rêve. Martin Milan est un rêveur né, il n’a jamais cessé de l’être et n’arrêtera jamais. Godard aussi ?
Personnellement, je me suis en quelque sorte conformé à ce pourquoi j’étais fait. Ce n’est pas moi qui ai choisi le fait que je sois dessinateur. Je n’ai pas choisi ce métier. J’étais un dessinateur avant même de parler normalement quand on est dans sa petite enfance. Bambin, je crayonnais déjà.
Mon premier dessin je l’ai fait alors que j’étais à peine capable de parler. J’avais assisté à un combat de boxe dans les bras de mon père. Quand nous sommes rentrés à la maison, j’ai dessiné des fils de fer avec une grosse boule au bout, des simili bras. Mon père s’est promené avec ce dessin dans son portefeuille pendant au moins dix ans en souvenir.
En fait, j’ai exprimé par le dessin une chose que j’avais vue et que je ne pouvais pas exprimer de vive voix avec des mots. Je n’ai pas choisi ce mode. Dans mon legs génétique, il y avait le dessin. Ensuite, d’autre choses sont venues se greffer à cette partie de ma personnalité. Bien entendu, j’étais un grand lecteur. Dès l’instant où j’ai su lire, j’ai, par voie de conséquence, pensé que je pouvais écrire. J’ai essayé de devenir un auteur de romans mais ça n’a pas marché. Par contre, écrire pour la bande dessinée, je me suis rendu compte que ça coïncidait parfaitement avec ma personnalité puisque j’aimais dessiner. Quitte à écrire, autant écrire pour le dessinateur que j’étais. La logique a été imposée par ma personnalité.
Mathias, le reporter, est un peu tête brûlée. Martin le raisonne. Ce personnage, que l’on voit dans quelques histoires, a permis, comme un yin et un yang, d’accentuer la personnalité calme et posée de Martin. Avez-vous conçu ce personnage comme un alter ego de Martin.
Non, je ne me suis pas posé cette question. Quand j’ai commencé à écrire des histoires longues pour Martin, il était pour moi évident que c’était un personnage qui, dans mon imaginaire, allait vivre sa vie. Comme par définition c’était quelqu’un qui utilisait un appareil qui le transportait à chaque fois dans des endroits différents, il m’obligeait, si je voulais qu’il ait un semblant de vérité, à ne pas m'embarrasser d’une flopée de personnages secondaires. Il s’en est ensuivi que, par sa définition même, en changeant à chaque fois d’endroit, il allait vivre des aventures à chaque fois différentes qui ne rappelait pas les précédentes et à la faveur desquelles il se révélait lui-même en tant que tel, ainsi qu’à l’auteur. Je me suis retrouvé devant un personnage totalement différent de ce que sont les personnages de BD classiques. Même vis-à-vis de moi, il évoluait dans sa personnalité. C’est la raison pour laquelle j’ai été contraint au démarrage de faire un tel personnage. Je me suis rendu compte, sans y avoir réfléchi avant, que je ne faisais pas un produit, avec des histoires qui se répètent comme les Schtroumpfs. Je faisais exactement le contraire. Martin Milan ne pouvait pas devenir un produit sinon il cessait de se ressembler à lui-même, puisqu’il était voué à chaque fois à vivre des aventures qui ne se ressemblaient pas entre elles. C’est un constat dont je ne tire aucune fierté particulière. Sinon au lieu de tirer à cinquante mille exemplaires j’aurais tiré à un million avec une autre série.
Martin Milan est un observateur plus qu’un acteur. Pour autant, on ne peut pas le qualifier d’anti-héros.
Oui, je suis d’accord avec vous.
Celui qui définit le mieux Martin, c’est Schnockmaster, un des personnages de Destination Guet-Apens : « Vous voulez savoir qui c’est, ce gars-là, hein ? Eh bien je vais vous le dire ! C’est un homme, rien qu’un homme… mais… un vrai. ».
Vous avez trouvé la réponse dans la question. J’ai poussé le vice assez loin, parce qu’il m’est arrivé, par exemple par défi, de raconter une histoire dont je ne connaissais pas la fin, et qui n’en avait pas du reste. Ce qui est complètement à revers de ce qu’il est normal de faire. Dans la bande dessinée, on sait dès le début où on va aller et comment cela va se terminer. Ça me permettait d'ajouter un peu de vie vraie dans un personnage imaginé.
Mille ans pour une agonie traite de la possibilité d’être immortel. Vous y personnifiez la mort et la dédramatisez. Est-ce qu’à l’époque de sa publication dans le journal Tintin cette histoire atypique a-t-elle eue un écho particulier ?
Oui. J’avais envie de parler de la mort, car, je ne sais pas si vous êtes au courant mais tout le monde est mortel. C’est un sujet qui concerne tout le monde. Je vous l’annonce. Vous êtes condamné. Et cette condamnation qui concerne absolument tout le monde, il fallait que j’en parle. Mais ce n’est pas facile d’en parler si vous en faites un sujet sérieux, ou alors on s’ennuie sérieusement. J’ai donc décidé d’en parler d’une manière humoristique. J’ai représenté la mort sous une silhouette que Martin ne voit évidemment pas, bien qu’elle le suive un peu partout. J’en ai fait un personnage humoristique. C’était une idée complètement farfelue, mais puisque ça concernait un homme qui prétendait accéder à l'immortalité grâce à une machine et grâce à la cryogénisation, ça pouvait passer. J’ai trouvé une fois sur un site sérieux de recherches que l’homme qui vivra mille ans était déjà né. Si on y arrive, ça posera des problèmes pour financer les retraites ! (Rires)
On peut même dire que l’homme qui vivra mille ans s’appelle Martin.
Absolument
Plus que tous les grands récits, c’est l’histoire courte Il s’appelait Jérôme, une des plus belles histoires d’amitié jamais écrites, dont on parle le plus quand on évoque la série Martin Milan.
Oui, parce que cette histoire est une histoire triste. C’est l’histoire d’un jeune homme qui prend Martin comme modèle et veut faire absolument tout ce que Martin fera. Il conduit cette décision jusqu'à son terme pour devenir comme lui pilote d’avion taxis. Il se tue car il n’est pas fait pour ça. Il n’est pas fait pour avoir le destin de Martin. Martin le voit en rêve. Jérôme lui dit de ne surtout rien se reprocher. Ce n’est pas de sa faute ; il n’est pas responsable. Tout cela ne fait pas une histoire humoristique du tout. C’est exactement le contraire. C’est triste à pleurer. Alors, ça n’a pas plu à tout le monde. Des lecteurs de Tintin se sont élevés très violemment contre ce récit. Ils m'ont accusé de raconter des histoires que l’on ne raconte pas aux enfants. Ils venaient pour se distraire et non pas pour réfléchir, ce qui est absolument contraire à ce que je pensais. Je me suis trouvé en face de Greg qui avait reçu une montagne de lettres de protestations et dans le journal de Tintin, qui n’était pas la version Française mais la version Belge, il était contraint et obligé de publier les lettres qu’il recevait. Parmi ces lettres, il y en avait des violentes. J’ai franchi une barrière que je n’avais pas le droit de franchir. Greg ne m’en a absolument pas voulu. Au contraire, ça l’amusait beaucoup. Il m’a proposé de répondre. J’ai répondu d’une manière aussi violente et cela a été publié dans le journal. Je leur répondais qu’on n’avait pas le droit de dire aux enfants que la vie est toujours belle, que la mort n’existe pas, qu’il ne faut s’inquiéter de rien. On n’a pas le droit de le leur dire parce que c’est faux. Pour une fois, je me suis laissé aller à dire quelque chose que je ressens profondément. Non pas pour moi. J’ai eu de la chance. J’ai presque toujours pu faire ce que je voulais dans l’existence. Imaginez la veine que c’est. C’est fabuleux.
Quand on a la prétention de raconter des histoires, de temps en temps, on se laisse aller à en raconter toutes les facettes.
Certains épisodes de Martin Milan sont co-signés Henri Dufranne. Quel était son rôle à vos côtés ?
Il m’aidait à encrer. C’est moi qui dessinait et il m’a encré pas mal de personnages. C’était douloureux pour moi. Il faisait aussi le lettrage. Je l’ai fait par manque de temps. C’était douloureux pour moi. Sur un crayonné, il n’y a pas toutes les indications, sur le gras et le délié par exemple. Il suivait montrait très convenablement avec beaucoup de savoir-faire, mais ce n’était plus mon encrage et, du coup, j’en souffrais beaucoup. On a arrêté notre collaboration dès que j’ai pu me libérer d’un certain nombre de travaux que j’avais acceptés. J’en faisais trop.
Vous avez créé pour lui Pamphile et Philéas.
Absolument. Dufranne est un charmant garçon avec un style à lui et ça a été un vrai plaisir. Il est devenu apiculteur, fabricant de miel et de nonettes au miel, avec succès.
Revenons à Martin. En 1984, L’ange et le surdoué raconte l’histoire de Claudius, un enfant ayant conçu une arme terrifiante poursuivi par des espions. Il apprend à Martin qu’il a un ange gardien, et Martin lui sert en quelque sorte lui-même d’ange gardien. Cette histoire nous amène à une question philosophique : Ne serait-on pas tous l’ange gardien de quelqu’un ?
En ce moment, j’ai deux chats que j’ai recueillis. Ils vivaient à la rue. Je veille sur eux en ce moment. Ils sont bien nourris et couverts de caresses. Alors, est-ce que je suis l’ange gardien de mes deux chats ? Oui, bien sûr. Mais, ils ont un rôle important dans la maison. Ils viennent m’embrasser à leur manière avec leur bout de nez tout froid. Ils viennent faire leurs griffes sur mes jambes pour me signifier qu’ils m’aiment beaucoup. Quand vous publiez une page dans un journal, vous l’ouvrez, vous la regardez, vous le repoussez, mais vous ne ressentez rien. Quand un chat fait ses griffes sur vos cuisses, vous ressentez très clairement qu’il est heureux. Mes chats me confortent dans l’idée que je peux servir à quelque chose de vivant, et c’est important dans l'existence.
A chaque fois que l’occasion s’est présentée, je ne me suis pas dérobé. J’ai une longue vie derrière moi. J’ai un fils, deux petits-enfants, j’ai eu une première femme, qui m’a quitté il y a dix ans. Ayant beaucoup de difficultés à vivre seul avec deux chats, j’ai actuellement une seconde épouse qui partage ma vie. Je n’ai pas repris de chien, parce que leur perte est trop douloureuse. J’ai eu une boxer, Trombine, qui a énormément comptée pour moi. Avec mon fils, on s’était amusé à compter le nombre de mots qu’elle connaissait. On s’est arrêté de compter au bout de deux cents mots, sans en voir le bout. Elle a eu notre peau. Quand ils sont doués pour ça, les chiens sont capables de comprendre mille fois ce que l’on se contente de croire.
L’idée consiste à faire en sorte d’assurer un bonheur de vie à tout le monde. Il faut rendre heureux tout le monde.
Vous y parlez ouvertement de religion, mais de manière œcuménique. Martin Milan, et par là même Christian Godard, serait-il déiste, admettant l'existence d'une divinité, sans accepter pour autant une religion ?
Effectivement, je n’ai pas de religion particulière, mais ce dont je suis sûr et certain, c’est que nous les humains nous n’avons pas la faculté de comprendre l'intégralité du monde dans lequel nous vivons. A partir du moment où l’on fait cette constatation, on renonce à être sûr de quoi que ce soit. Moyennant quoi, je ne peux vous dire de quoi je suis sûr puisque je ne suis sûr de rien.
Comme disait Socrate : « Je sais que je ne sais rien. »
Excellente citation à point nommé. J’adhère pleinement à cette phrase.
La mère de Martin, dans La goule et le biologiste le taquine en l’appelant Tintin, chose qui l’insupporte. On connaissait l’opposition entre la Syldavie et la Bordurie. Dans Destination guet-apens, c’est entre la Slavonie et la Baltovaquie que la tension règne. Cerise sur le gâteau, est-ce que la création du chien Klebsky est un moyen de rendre hommage à Tintin et Milou ?
Ah, non, je n’y ai pas pensé un seul instant. Je ne suis pas lecteur de Tintin.
Quels étaient vos rapports avec Hergé ?
Je l’ai croisé. Je n’ai jamais eu de conversation avec lui ; je n’ai pas eu le temps. Et je ne suis pas lecteur, vraiment pas lecteur du tout. En fait, je ne suis pas lecteur de bandes dessinées. Mais je suis passionné par le travail de certains de mes confrères. Je ne suis pas fasciné par le graphisme très mécanique de Tintin, qui a été mis au point par un Monsieur qui était très intelligent, beaucoup plus que moi. Je le reconnais bien volontiers. Il a été beaucoup plus loin dans son aventure alors que la mienne s’est arrêtée relativement tôt si on entend la définir au niveau du tirage des albums. Je suis fasciné par d’autres comme Moebius par exemple. On était plus que copains. Son travail me laisse complètement perplexe et, graphiquement, me pose des questions incessantes. J’avais aussi beaucoup d’admiration pour Alexis, qui est mort très tôt, à l’âge de trente ans. Il savait tout dès le départ. Uderzo aussi savait tout faire dès ses débuts. Ces gens-là m’intéressent énormément sur le plan graphique. Je peux rester une demi-heure devant un dessin de Moebius en essayant de comprendre quel était son état mental au moment de tracer tel ou tel trait.
Il faudra attendre 1995 pour retrouver Martin Milan chez Dargaud avec Le cocon du désert, puis La goule et le biologiste, dernière histoire de Martin, parue en 1997. Pourquoi cette longue interruption ?
Parce qu’il y a eu la création de ma maison d’édition Le Vaisseau d’Argent à ce moment-là. Le Vaisseau a eu une vie courte, mais cela a pris beaucoup de temps en amont et en aval.
Si Le Vaisseau d’Argent s’est arrêté rapidement, c’est de ma faute. Ça n’aurait pas dû s’arrêter, mais j’étais mort de fatigue. A un certain moment, on s’était partagé le travail avec Julio Ribera qui m’avait dit qu’il était d’accord pour s'asseoir devant une planche à dessin et dessiner toute la journée mais qu’il ne fallait pas lui demander autre chose. Donc, les “autres choses”, c’était moi qui les faisait toutes. Il n’y avait pas seulement l’écriture, mais aussi la réalisation comme je souhaitais qu’elle soit faite de la planche. Indépendamment de cela, il y avait l’impression. Pour des raisons de prix, les albums étaient imprimés à l’étranger. Il fallait aller jusqu’en Hollande. Parfois, quand j’assistais à l’impression, je faisais moi-même le réglage des couleurs. Je m’occupais aussi de la distribution. Et je continuais à dessiner ! J’ai fait deux albums pendant les cinq ans du Vaisseau. Je me suis donc retrouvé en petits morceaux à un certain moment. J’en suis arrivé à la conclusion que si je trouvais un partenaire pour reprendre la question logistique, cela me dégagerait près de cinquante pour cent du temps. J’ai failli le trouver. J’ai proposé à Vents d’Ouest, petite maison d’édition, mais déjà plus importante que la nôtre, de lui céder 49 % des parts et de garder 51 %, ce qui nous libérerait sur le plan de la création et soulagerait sur le plan fonctionnel. Le propriétaire de Vents d’Ouest à l’époque était d’accord. On a signé un contrat à 49/51 qui était la seule solution qui permettait de continuer en étant uniquement préoccupé par la création. J’ai attendu d’avoir un règlement financier qui devait suivre et, au bout d’un certain temps, au lieu de l’obtenir, j’ai reçu un coup de téléphone de Jacques Glénat, que je connaissais depuis ses débuts, qui me dit : “Je viens de m’apercevoir que tu as vendu des parts de ta société à Vents d’Ouest.”. Je lui ai répondu que la transaction me donnait pleinement satisfaction. Il a continué : ”Oui, mais il y a un gros problème, c’est que moi, je viens de racheter Vents d’Ouest et c’est trop cher.”. Il m’annonce ne pas pouvoir me payer la somme qu’il me doit et me propose de renégocier le contrat ou de le déchirer. J’ai choisi de déchirer le contrat. C’est pour cela que le Vaisseau a pris fin. Initialement, on voulait continuer notre maison d’édition, mais dans des conditions plus normales de travail.
Dans cette dernière aventure de Martin, adieu l’exotisme, l’aventure est au coin de la rue. Martin y est beaucoup plus fataliste. Il a le regard tombant. Le récit est très théâtral, parfois absurde façon Ionesco. Etait-ce une envie de changement ou un chant du cygne ?
Non, ce n’est pas ça. Tout simplement, pour moi, Martin est un personnage vivant. Ce n’est pas un héros de bandes dessinées. Par voie de conséquence, il me semblait que je pouvais m'attribuer à moi-même le droit qu’il ne soit pas toujours de la même humeur. Evidemment ce n’est pas une idée qui serait venue à Hergé. On n’imagine pas Tintin tout abandonner pour devenir égoutier. Martin a dans la tête une cervelle qui est assez proche de la mienne.
Le graphisme de Martin Milan, plutôt humoristique franco-belge marqué école Tintin, école de Bruxelles au départ, tendra vers plus de semi-réalisme au fil du temps. Est-ce que ça s’est fait naturellement ou était-ce un moyen de faire grandir Martin avec ses lecteurs ?
Ça s’est fait en pleine clairvoyance. Tout naturellement, quand j’ai commencé à dessiner, je suis parti de très bas. Je n’étais pas Alexis, je n’étais pas Moebius. J’étais Christian Godard. Il a fallu que je fasse un long long chemin de graphisme. J’étais un narrateur. J’aurai très bien pu devenir romancier par exemple. J’aurai éprouvé une grande satisfaction à écrire des histoires en ne passant que par les mots. Ça a failli se faire. En ce qui concerne Martin, l’évolution du style a suivi son évolution mentale. Par exemple, les yeux de Martin à ses débuts étaient deux petits points, comme Tintin ou Astérix. A partir du moment où les vrais yeux se sont installés. tout le reste a suivi un petit peu.
Une âme pénètre le personnage.
Ça reste le même, mais comme si c’était quelqu’un d’autre qui racontait son histoire. En fait, c’est quelqu’un d’autre, c’est moi plus tard.
A bord de son vieux coucou Le Pélican, Martin a exercé ses missions au service de causes cocasses et émouvantes. On sent que vous avez mis beaucoup de vous dans Martin. Est-ce que vous auriez pu vivre la vie de Martin ?
C’est une très bonne question. Vous êtes le premier à me la poser.
Je crois que non, pour une raison très simple. J’avais en quelque sorte en moi des outils. La destinée en avait décidé ainsi. Ce n’est pas moi qui ait demandé à avoir de l’imagination. Je dessinais depuis que j’étais môme. Ce n’est pas moi qui avait décidé de le faire. C’est venu spontanément. C’est la raison pour laquelle je suis devenu ce que je suis devenu. Je n’avais pas les outils nécessaires pour devenir un aventurier. Quand j’étais devant ma table à dessins, je me posais la question de savoir de quel côté j’allais faire partir mon trait sur ma planche, de la gauche ou de la droite. Mais jamais, au grand jamais, je ne me suis posé la question de partir avec un sac de voyage, vers la gauche ou vers la droite.
(à suivre…)
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Les dessins sont © Christian Godard
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
Prochainement sur Bd Best, l'interview exclusive de Dany & Lapière pour leur première collaboration et dernier album disponible aux Éditions Dupuis Air Libre Un homme qui passe ! En attendant cette dernière, en voici la bande-annonce:
© Thierry Ligot - Dupuis
Résumé éditeur: Sur l'île normande de Chausey, une tempête inattendue fait chavirer le destin : celui de Paul, un homme déjà vieux sur le point d'en finir, et celui de Kristen, une jeune fille dont le bateau est venu se fracasser sur les rochers. L'histoire de cette rencontre est en apparence celle d'un double-sauvetage : une réponse à une fusée de détresse lancée au-dessus des vagues. Car Kristen n'est pas là par hasard. Paul est un reporter-photographe connu pour sa série "Terra" et Kristen travaille pour l'éditeur qui attend la maquette de son nouveau livre. Un livre différent, plus intime, "le journal d'une vie d'aventures amoureuses", confie l'artiste. Les portraits de femmes témoignent sur les murs des conquêtes du Don Juan et chevauchent les souvenirs dans la maison de son enfance. Le réalisme époustouflant et les jeux de lumière ajoutent à l'image une texture cinématographique vivante qui creuse le vécu de chaque ride et accompagne dans la houle les récits d'un voyage sentimental. Face à cet homme sans attache, qui se défend pourtant d'exhiber ses trophées, Kristen n'a pas dit son dernier mot. Elle porte la voix des femmes d'aujourd'hui dans l'antre du solitaire, homme d'une autre génération en voie de disparition.
Thiery Ligot & Haubruge Alain.
Entre une introduction par Rihanna herself et un clin d’oeil à James Bond, le plus si jeune héritier – il fêtera ses trente ans d’aventure l’année prochaine – vit, dans Les voiles écarlates, une aventure russe et enneigée. Une conclusion pleine d’action, menée par la vengeance et la survie, à un cycle de quatre tomes dans lequel Eric Giacometti a relancé la machine à fric et à chiffres, les finances et l’économie retrouvant un rôle prédominant et dangereux. Rencontre avec Philippe Francq, serein et très enjoué.
Bonjour Philippe, je me suis laissé dire que lorsque vous revenez à Bruxelles, vous aviez quelques rituels. Juste ? D’ailleurs, il y a une Duvel devant vous.
Oui, une bonne Duvel, mais aussi des croquettes de crevettes. On n’en trouve pas en France, même à Paris. Bon, il ne faut pas trop se laisser aller, je vais aussi plonger avec mon papa.
Cela dit, ça fait des années que sur la route du retour je ne me suis pas arrêter à un Fritkot pour une fricadelle andalouse. Le prix doit avoir augmenter.
Cela fait longtemps que vous vivez en France ?
Cela fait 25 ans que j’ai gagné le Sud de la France. Ça m’aide à travailler sereinement. À Schaerbeek où je vivais avant, la vie nocturne était, comment dire, agitée. Avec des feux de poubelles, de la drogue. Je préfère vraiment la vie à la campagne.
© Giacometti/Francq/Denoulet chez Dupuis
Avec ce nouvel album de Largo Winch, Les voiles écarlates, vous trouvez ici la conclusion non pas d’un diptyque mais d’une tétralogie, non ?
C’est vrai, si Chassé-croisé et 20 Secondes fonctionnait comme un diptyque, l’histoire de Jean ne trouvait pas sa fin. Il a fallu le prendre en compte lors de la mise en place de L’étoile du matin, trouvé les réponses. C’est vrai, ce fut un peu plus compliqué.
J’imagine que le conflit entre vous et Jean n’a pas aidé.
Éric n’a pas été touché par celui-ci. Il a fait le boulot. Mais c’est vrai qu’il sera plus à l’aise pour le nouveau diptyque qui s’annonce.
© Giacometti/Francq
À l’époque, vous aviez dit être prêt à collaborer avec divers romanciers. De varier. Mais Éric semble bien s’installer.
C’est difficile de demander à un romancier de faire des scénarios de BD, ce n’est pas le même boulot. Je ne savais pas comment il s’y adapterait. Quant à l’argent si c’est la motivation, ça ne dure qu’un temps. Par contre, la passion… Et je pense que c’est bien parti.
Et Jean ?
Plus de nouvelles depuis. Je suis curieux de savoir ce qu’il pensera de la conclusion que nous avons trouvée… Sans doute par presse interposée.
Votre héros, lui, n’est-il pas plus revanchard que jamais, il n’est plus le même.
Il n’a jamais été formaté, Largo. Il a vécu des choses qui font de lui ce qu’il est. Dans ce cas-ci, il n’est pas le seul. Dans 20 secondes, c’est tout son groupe qui était visé par l’attentat. Tout le monde a failli y passer avec cette bombe. Mais, comme on dit, la vengeance est un plat qui se mange froid.
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C’est pour ça que vous partez dans la neige ?
Le Russe dont nous parlons dans ce tome avait déjà été installé par Jean Van Hamme, il nous semblait logique d’aller le chercher dans son élément. Nous faisons avec la base de départ.
Et dessiner la neige qui métamorphose le paysage, ça rend la tâche plus difficile ou pas ?
Ce n’est pas la première fois qu’elle apparaît. Elle était là dans Le prix de l’argent et La loi du dollar. Ici, c’est donc St-Pétersbourg. Le principe n’a pas changé dans la mesure où je prends toujours mes photos en été. Parce qu’on voit tout le paysage, sans subtilités. Je rajoute toujours la neige après. Faire une photo de la ville sous la neige, ça enlèverait la créativité dont je peux faire preuve dans mon dessin.
© Giacometti/Francq
© Giacometti/Francq/Denoulet chez Dupuis
Puis, il y a des raisons pratiques. Au moins deux. Quand il fait très froid, l’appareil photo peut être embué. Puis, les batteries fonctionnent beaucoup moins bien à -20°C.
Ce qui est certain, c’est que j’aime plonger le lecteur dans la réalité. C’est tout un travail.
J’imagine, aussi, que vous connaissez des éléments du passé de vos personnages que le lecteur ignore.
Bien sûr, je sais ce qui lui est arrivé, ça m’aide à savoir ce qu’il pense. Même si nous n’utilisons pas les bulles de pensées dans la série. Il faut comprendre comment et pourquoi le personnage réagit, que cela corresponde à la manière dont nous pourrions réagir. Inventer un passé, c’est aussi veiller à ce que le personnage n’agisse pas en contradiction. Mais oui, pour Simon ou Freddy Kaplan, je connais des éléments de leur jeunesse qui n’ont pas été porté à la connaissance du lecteur. Et je ne sais pas si on le précisera un jour.
© Giacometti/Francq/Denoulet chez Dupuis
Par contre, il y a des secrets qui n’ont encore jamais trouvé leur place dans nos albums. Peut-être qu’un jour l’occasion se se présentera. Mais, c’est sûr, en 46 planches, on ne peut pas mettre tout et n’importe quoi. Il faut du sens et ne pas s’encombrer de choses qui ne sont pas à propos.
Puis, il va quand même falloir combler les trous dans cet organigramme ! Qui perd encore un élément dans cet album.
C’est prévu, dans les tomes 23 et 24 qui s’intituleront La frontière de la nuit et Le Centile d’Or, nous allons remédier à ça. Après 25 ans, je crois que tout l’organigramme aura été revu. Cela dit, il y a des indéboulonnables, comme M. Cochrane, il est tellement hors-norme. Certains membres du groupe W n’ont par contre jamais fait d’apparition.
© Giacometti/Francq
Nerio, lui, est « revenu » dans ce diptyque.
L’épisode dans la jungle avec des Anonymous faisait écho à quelque chose que je savais de que Largo avait vécu. Faire revenir Nerio, c’était une manière de souligne que ce cauchemar se reproduisait.
Alors que tous les jours on voit des articles de journaux sur des puissants dont le public n’a rien à faire et descend en flamme, comment expliquez-vous cette affection pour Largo, qui perdure, alors qu’il a aussi des problèmes de riches.
Cet argent, Largo n’a rien fait pour l’avoir, il lui est tombé dessus comme une mauvaise blague. Il ne peut pas supprimer sa société.
© Giacometti/Francq/Denoulet chez Dupuis
Les femmes prennent de la place dans les albums de Largo, plus que les hommes non ?
Hum, je ne sais pas, je crois qu’elles prennent autant de place que les hommes. Ce sont des personnages avec diverses carapaces physique et psychologique. Mais je ne fais jamais la différence entre l’un ou l’autre. Avant tout, je souhaite que le personnage existe, que le dialogue viennent compléter l’es attitudes. Le phrasé de Cochrane ne ressemble à aucun autre, par exemple. D’autres personnages ont eu de l’importance un temps avant de ne plus les utiliser. Mais je peux avoir de temps en temps l’envie de les ressortir, de les faire vivre à nouveau.
Mais ne vivent-ils pas indépendamment du papier ?
Ils ont tous une vie imaginaire… dans la tête du lecteur, avant tout. Et ce n’est pas anodin quand on s’apprête à ramener un personnage dans une case après dix ans d’absence. C’est durant ces toutes premières images que le lecteur fait revivre le personnage, qu’il se souvient. Ça a aussi l’avantage de ne pas avoir besoin de faire de mise en place. Comme dit le plat lyophilisé: on réhydrate et ça reprend vie. Comme Dominica Leone qu’on n’avait plu vu depuis Voir Venise…
© Giacometti/Francq
Et sur un album de 46 planches, cela permet de gagner de la place…
… pour mettre tous les nouveaux personnages en place. Ça prend de la lace. Dans le prochain tome, je passe beaucoup de temps à planter le décor. Ce sera un nouvel univers pour Largo… et les lecteurs. Il faut révéler les personnages pour ce qu’ils sont… profondément et définitivement. Dans Voir Venise, c’était lent, il y avait peu d’action.
Mais il y a de l’aventure aussi.
J’ai toujours aimé ça, c’est ce qui m’a orienté vers la BD, à la lecture des Bob Morane. Mais aussi de Jules Verne. Je les lisais silencieusement, ça m’a fort marqué.
© Giacometti/Francq/Denoulet chez Dupuis
Vous êtes également pilote d’hélicoptère, ça aide à la mise en image ?
Pour les prises de vue aérienne, je fais des photos, du coup je ne pilote pas, forcément.
© Giacometti/Francq/Guillo chez Dupuis
C’est toujours mieux.
Par contre, cela facilite la mise en scène des séquences d’action. Comme dans Mer Noire et Colère Rouge, avec une scène que Jean Van Hamme avait écrit et que j’ai reprise plus tard. Les hélicoptères sont tous identiques. Ce qui change, c’est leur mise en marche, du coup je me renseigne.
J’ai l’impression que vous n’êtes pas du genre à vous documenter sur Wikipedia.
J’aime la rencontre de terrain. Dernièrement, pour la prochaine histoire, j’ai fait un repérage à 30km de chez moi, ça change. Je suis rentré dans un monde que je ne connaissais pas, une carrière qui permet la production de granulats d’asphalte, de basalte. J’ai donc passé une demi journée avec le directeur de ces installations dont nous avons fait le tour. Maintenant, je sais. Ce que je voyais de loin depuis l’autoroute, en me demandant ce que ça pouvait bien être, n’a plus de secret pour moi.
© Giacometti/Francq/Denoulet chez Dupuis
C’est très intéressant. Je préfère la documentation qui m’est donnée par une rencontre, je préfère avoir quelqu’un en face de moi qu’un écran. Internet me sert de complément. Mais j’aime trouver par moi-même, faire mes propres photos. Aussi parce que c’est précieux d’avoir le choix parmi les angles de vue de ce qu’on aimera le mieux mettre en scène. En sachant que la réalité est toujours plus complexe. On n’en sait pas toujours l’ampleur, on ne fait que l’approcher.
Je lisais dans l’Interview du Soir que vous travaillez sur deux PC. Dont un totalement déconnecté, pour éviter les hackers.
Depuis que ça a été écrit, tout le monde me prend pour un parano. Mais, avant que les problèmes n’arrivent, je préfère essayer de les éviter. Cela dit, il y a deux raisons à ça.
En premier lieu, mon installateur informatique m’a dit que j’avais bien fait de dégager internet, ça me permet notamment d’éviter les mises à jour d’Apple. Ils viennent de mettre en place un nouveau système d’exploitation, Catalina. C’est juste aberrant. Mon informaticien m’a expliqué être débordé par des gens qui veulent désinstaller ça. C’est un gros problème de notre époque, tous les fournisseurs proposent des technologies qui ne sont pas au point mais comptent sur les utilisateurs pour déceler les failles, en fonction de leurs différentes utilisations. De l’espionnage permanent. Nous sommes ennuyés, eux en profitent.
© Giacometti/Francq
Deuxièmement, il y a le cloud qui oblige à faire des sauvegardes de données qui ne sont même plus sur des disques durs. Alors que j’ai payé des droits d’auteurs pour utiliser le système d’exploitation, je dois payer une deuxième fois pour l’usage de ce Cloud. Une grande arnaque. Le lecteur, lui, achète son album, il le possède à vie.
Autre actualité, la sortie d' »Introduction à l’économie » d’Olivier Bossard, avec comme maître de cérémonie Largo.
Je ne m’en suis pas beaucoup occupé. Je ne suis intervenu que sur le plan formel. Je ne connais pas Olivier Bossard depuis très longtemps. Il est venu me trouver après L’étoile du matin avec son projet, déjà bien élaboré, bien structuré. En fait, son bouquin était en préparation depuis longtemps. Problème, dans nos albums, nous n’avions pas exploré tout un pan de ce qu’il voulait aborder… jusqu’à l’Étoile du matin qui lui donnait enfin matière à illustrer le monde de la bourse et du trading haute-fréquence.
L’occasion de voir l’évolution de votre dessin, non ?
Nous sommes toujours en progression. Sinon, nous nous arrêterions. Si l’oeuvre d’art était commise du premier coup. En tant qu’auteur, j’espère toujours faire un peu mieux.
Si je ne me trompe pas, Largo à trente ans, non ?
Pour moi, oui. Pour le lecteur, ce sera l’année prochaine.
© Giacometti/Francq/Denoulet chez Dupuis
Avec un autre album pour fêter ça ?
On verra. Je boucle la documentation du tome 23. Je suis prêt à commencer. Les études de personnages n’attendent que ça. Une fois faites, J’aime les laisser prendre de la maturation. C’est important afin qu’ils existent au mieux dans ma tête. Il se passe quatre-cinq mois entre la création et leur utilisation. Je compare toujours ça à la naissance d’un fils. Quand il naît, c’est un inconnu pour vous, vous pressentez bien quelque chose, mais c’est avec le temps que appréhenderez ses facettes. Largo, c’est certain, je le connais beaucoup mieux que lors de sa toute première apparition, dans ce bazar en Turquie.
Comment élaborez-vous les couleurs avec Bertrand Denoulet ? Qui fait quoi ?
C’est là que ça se complique. La couleur de cet album, est un mélange de talent. Bertrand est un coloriste talentueux, c’est sont tout premier Largo en entier. Il intervient pour créer l’unité sur les planches. Sa couleurs agressive. Quand on travaille sur quelque chose, on n’a pas toujours de vue extérieure, dans la globalité. C’est toujours mieux de recevoir quelque chose de fait et de le corriger que de partir d’une feuille blanche.
© Giacometti/Francq/Denoulet chez Dupuis
Bertrand travaille aussi à la recolorisation de mes deux premiers albums, Des villes et des femmes, qui vont ressortir avec des couvertures originales, chez Dargaud en 2020. Probablement avec un bandeau rouge : « Par le dessinateur de Largo Winch ». (Il rit)
À l’époque, ça avait reçu un succès d’estime. J’étais très content de travailler avec Bob De Groot. Quand le premier album sort, on se dit : « Ah, j’y suis enfin arrivé. » Sauf que pas du tout. « Non mon ami », ça ne fait que commencer, c’est l’Everest. Au moment où j’ai eu cet album en main, je me suis rendu compte de l’absurdité de croire qu’on est enfin arrivé à quelque chose.
© De Groot/Francq
Vous avez d’autres projets, néanmoins?
Pas le temps !
Et le cinéma ?
Aucune nouvelle. Cela fait six ans que nous signons des rallonges pour bloquer les droits. Il y a eu des rumeurs d’un réalisateur et d’un acteur belge. Comme toujours, le soufflé est retombé. Mais je ne m’en préoccupe pas.
Merci Philippe !
Propos recueillis par Alexis Seny
Série : Largo Winch
Tome : 22 – Les voiles écarlates
Scénario : Éric Giacometti
Dessin : Philippe Francq
Couleurs : Philippe Francq et Bertrand Denoulet
Genre : Aventure, Thriller, Économie
Éditeur : Dupuis
Nbre de pages : 48
Prix : 14,95€
Date de sortie : le 15/11/2019
1kg280, voilà un beau bébé accouché après dix années de labeur mené dans le souci d’amuser le lecteur. Comme au cinéma. Alain Ayroles et Juanjo Guarnido livrent avec Les Indes Fourbes, paru chez Delcourt, une étonnante aventure, retournant aux sources du picaresque, cherchant l’Eldorado et retrouvant le nouveau monde sauvage et en armure par l’intermédiaire de Don Pablos de Ségovie, le héros d’El Buscón de Francisco Gómez de Quevedo y Villegas. 160 pages intenables et exaltantes, malignes et fourbes, aventureuses comme jamais, autour desquelles nous avons rencontré longuement deux auteurs qui étaient fait pour se rencontrer, honnêtes dans leur fourberie.
Juanjo Guarnido : Tout est histoire de ressenti. C’est génial qu’un livre parle aux gens, les touche.
Alain Ayroles : Notre subjectivité, nos choix, notre façon de raconter, nos idées touchent des gens très différents. Une portée universelle, c’est ce qu’on cherche en fait, en tant qu’auteurs.
Justement, ce roman graphique grand format, il a pris son temps. Dix ans, c’est ça ?
Alain : Depuis les premières notes et ébauches jusqu’à la sortie du bouquin, il a fallu dix ans.
Juanjo : Presque jour pour jour. C’était le début de l’été 2009, nous avons accouché de cette idée. Un moment exceptionnel, traversé par un frisson. Dans la conversation, s’est glissée cette idée de donner de nouvelles aventures à Pablos, d’en faire une sorte de Don Quichotte dans les Indes. C’était l’idée qu’Alain avait en tête mais ce n’était pas possible puisque le personnage de Cervantès mourrait. Par contre, Pablos, le héros de Francisco Gómez de Quevedo y Villegas, LE roman picaresque par excellence, il y avait possibilité d’en faire une suite. Je l’avais lu, l’avais conseillé à Alain qui l’avait dévoré immédiatement. Il a été emballé et ça a commencé ainsi. En août, pendant les vacances, il a pris quelques notes.
Le work in progress d’un ex-libris pour Les Éditions Caurette où l’album connaîtra une version de luxe.
Et fin août-début septembre, il m’écrivait un mot fabuleux : « Tu sais, le travail du scénariste va de pair avec le « dolce farniente », flâner, mais là, je suis en Grèce, sous les oliviers et le ciel bleu, qui donne un air vaguement andalou et plaisant, on se surprend à rêvasser. Et j’ai rêvassé, tellement que j’ai appris ce qui était arrivé à Pablos en Amérique. Veux-tu que je te le raconte ? » Et comment ! Il est revenu et m’a exposé la première mouture… qui correspondait au premier tiers de l’album. Ce qui a pris de l’ampleur.
Il y avait, au départ, cette volonté de collaborer, en tout cas.
Alain : Oui, c’est vraiment ça la base. La genèse. À partir du moment où j’ai lu le roman, j’ai découvert qu’il y avait matière à refaire quelque chose de truculent et jubilatoire. Au départ, dans un roman picaresque, dans le style de Quevedo, un récit à la première personne, d’une fripouille à qui ont fait vivre des choses tragiques mais aussi comiques. En réfléchissant, j’ai trouvé que ce serait trop linéaire. Le prétexte était bon pour une histoire à tiroirs, avec des retournements de situation. C’est devenu un récit complexe. Mais froid. Beaucoup d’horlogeries.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
Je me suis aussi pris d’affection pour ce personnage qui, pourtant, n’est pas très sympathique à l’arrivée. C’est grâce à ça que j’ai pu mettre plus de chair et d’émotion sur cette mécanique et que l’histoire a gagné en vivacité, qu’elle s’est étoffée. Avant que Juanjo s’en mêle. Le début du découpage graphique a amené des idées visuelles, de scènes, et l’ensemble s’est encore étendu. De fil en aiguille, le bouquin de 80 ou 90 planches est passé à 145…
Juanjo : Pour la plus grande angoisse de notre pauvre éditeur qui a encaissé comme un champion. Doubler la pagination, aller vers un format hors-norme, utiliser une technique qui, à mon niveau, était très compliquée.
Alain : Le côté hors-norme s’est ainsi marqué dans la façon de travailler dans la réalisation des pages.
C’est-à-dire ?
Juanjo : Je me suis éloigné de la méthode Blacksad. Ici, il n’y a pas d’encrage. Les pages sont crayonnées et reproduites sur une feuille de papier aquarelle. Finalement, je fais de la couleur directe sur une reproduction… que je retrace. Imprimer à l’encre, c’est bien, mais rehausser de noir, ça crée des effets de profondeur. J’ai été bluffé parfois. C’est une ruse que Didier Cassegrain avait déjà utilisée pour son premier album. C’est un effet formidable.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
C’est chez mon éditeur que je m’étais plongé dans Tao Bang et j’avais été subjugué. Il y avait matière à penser que ça avait été fait à l’ordinateur, mais à l’époque c’était impossible. À l’époque, c’était l’explosion des logiciels mais le niveau restait basique. Comment était-ce fait ? C’était incompréhensible pour moi. Très organique, vivant. Une gueule pas possible. Avec des effets de profondeur. Bien sûr, il y avait le talent de Cassegrain mais venait s’y ajouter cette ruse technique… que je lui ai donc piquée. Je rêvais de l’utiliser depuis un bon moment, cette technique.
Les rusés se retrouvent, dirait-on.
Alain : Et il en a fallu de la ruse pour cet album que ce soit pour l’écriture du scénario ou le fait, par le dessin ou le texte, de faire aimer ce personnage aussi immoral et détestable.
Je ne connaissais pas le roman…
Juanjo : Peu de gens le connaissent, en France et en Belgique. Par contre, en Espagne… Je ne dis pas que tout le monde l’a lu mais certaines de ses phrases sont passées dans le langage courant. Comme Don Quichotte ou Goscinny. Ou de Tintin : « Lama toujours faire ainsi ». Ce roman est tellement mordant.
Alain : Il faut dire, en plus, que Juanjo a traduit cet album en espagnol.
Juanjo : Ça s’est déjà vu. Un livre d’une telle ampleur traduit par un traducteur payé au mot, je ne sais pas s’il aurait pris le temps. Puis, si on avait eu les moyens d’engager une plume réputée, sans aucun doute, celle-ci aurait cherché à se mettre en avant plutôt que de coller au texte, garder l’esprit d’Alain. Donc, je m’y suis attelée.
Alain : Avec un grand soin. À tel point que, quand j’ai commencé à la lire, j’ai eu l’impression de lire la VO ! Et que ma version en était la traduction.
© Ayroles/Guarnido
Juanjo : Heureusement, les syntaxes française et espagnole restent suffisamment proches que pour permettre presque une traduction littérale.
Alain : Et la taille du texte reste la même. Là où dans l’exercice de l’Anglais vers le Français, il y a un problème pour tout faire rentrer.
Juanjo : Ici, je crois que c’était un peu plus court en espagnol. Enfin, ça dépend, l’usage du « en » en français raccourcit les phrases. Il est irremplaçable en espagnol. C’est une ressource inestimable, puis c’est beau littérairement. C’était un plaisir de faire cette traduction qui a plu à mon éditeur espagnol. Ils m’ont dit : « on dirait que tu fais ça tous les jours ». Et j’ai découvert que pas mal d’accents toniques que j’avais étudiés à l’école n’avaient pas été conservés dans l’usage. Étant en France, je n’étais pas au courant de ce changement. La musicalité de la construction des phrases et le jeu des subordonnées d’Alain sont tellement beaux qu’une traduction littérale donne déjà quelque chose de fleuri. C’était facile mais il y avait des pièges : des faux amis, des expressions différentes, des choses intraduisibles. Il ne fallait pas perdre le sens. Et c’était intéressant, dans ce travail de traduction, de se rendre compte à quel point ce scénario était riche dans son fond plus que dans sa forme.
C’était le style de Quevedo qu’on appelait le conceptisme, quelque chose de baroque dans le fond plus que dans la forme. Ce n’était pas riche en métaphores mais plutôt dans les double-sens, les sous-entendus. Un boulot gigantesque. Quevedo utilisait ce procédé par rapport à des expressions communes, des usages, des coutumes, des jeux de cartes… qui sont typiquement d’époque. Des termes ambigus font échos à des pratiques sur les condamnés par l’inquisition, par exemple. Ils défilaient, sur des ânes, avec un chapeau en papier, et les gens leur jetaient des fruits pourris, opprobre. Il y avait plein d’habitudes folkloriques qui nourrissaient l’inspiration de Quevedo, ses allusions… en parlant de la mère de Pablos qui était sorcière.
Pour le père, il parle aussi d’un jeu de cartes, des bastos – les bâtons/gourdins qui étaient l’une des quatre figures aux côtés des ors,des épées et des coupes – , pour insinuer qu’il était barbier mais qu’il se servait de deux doigts pour dépouiller ses clients et leur ravir leur bourse.
Alain : Sans le secours des notes de bas de page, on passerait totalement à côté de ces sens. Pour éclairer ça, encore plus aujourd’hui… Dans les dialogues, j’ai donc essayé de retrouver cet esprit-là, mais avec des références plus modernes.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
Juanjo : Et il y a réussi. À tel point que quand j’ai expliqué le récit à mes parents – instruits et connaissant très bien la littérature espagnole – , quatre heures durant en montrant les croquis de mon storyboard et en traduisant en temps réel, ma maman m’a dit: « mais, mon fils, c’est incroyable, comment a-t-il pu assimiler à ce point le style de Quevedo.
Alain : C’est flatteur.
Cet album, au-delà de la littérature, est à la croisée des arts, on y trouve de la peinture, du théâtre aussi…
Alain : … et du cinéma. La bande dessinée, par essence, puise dans différents arts. Du texte et de l’image, donc autant en littérature qu’au théâtre ou au cinéma, la peinture… Plus paradoxalement, beaucoup dans le théâtre, c’est vrai. J’ai pour habitude de faire des mises en scènes théâtrales. De capes et de crocs, par exemple. Juanjo, lui, vient de l’animation et a une vision plus cinématographique. Puis, étant la continuité d’un roman, une dimension littéraire anime cet album. Mais tout ça, ça reste des outils au service d’un médium qui a ses codes propres et restitue quelque chose d’original. Dessiner, ce n’est pas uniquement singer les autres arts. Et certaines spécificités de la BD n’existent nulle part ailleurs. Nous sommes vraiment partis chercher le meilleur des autres arts (rire).
© Ayroles/Guarnido chez Black and White/Caurette
Juanjo : Cette richesse de la BD est souvent ignorée par les détracteurs, qui y voient une singerie de la littérature.
Alain : De temps en temps, un écrivain se pique de faire, avec grande facilité, un scénario de bande dessinée… et s’y casse les dents. Ce n’est pas uniquement mettre des mots sur des images. C’est très technique, ça exige beaucoup de travail et des compétences variées. Une bonne bande dessinée, c’est très difficile à faire.
Il faut que ça vibre. C’est le cas, ici.
Alain : Je ne sais pas mais, en tout cas, nous avons fait beaucoup d’efforts pour essayer d’effacer l’effort, qu’on ne le sente pas, que tout coule de source, que l’ensemble soit fluide. Dans le récit, les dialogues, les enchaînements de situations comme l’image. Il fallait que cette histoire soit fluide. Sinon, comment faire avaler autant de mensonges au lecteur ?
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
C’est facile de mentir au lecteur ?
Alain : Tous les conteurs mentent, de toute façon. Il faut que ce soit crédible…
Juanjo : … et qu’il y ait un minimum de règles. Une amie libraire, au courant de ce qu’on faisait, nous a dit : oh, c’est le principe de tel film – que nous ne citerons pas pour ne spoiler personne -.
Alain : J’ai d’ailleurs vu passer un tweet : « Hé Alain, ton Pablos, c’est untel, en fait… (blanc)
Juanjo : Merci enfoiré d’avoir tout spoilé. (rires) Ce film-là, aussi réussi soit-il, il n’est pas honnête. Parce que le narrateur te fait marcher, et utilise le langage du cinéma pour te mentir. Le réalisateur en abuse et ment éhontément.
Alain : En fait, ça ne tient pas à une seconde vision. Tu vois les incohérences. Nous, dans notre fourberie, nous avons voulu être honnêtes, en veillant à ce que les outils narratifs soient cohérents, qu’il y ait cohésion entre le texte et l’image. Nous sommes partis du postulat de ne pas faire mentir l’image. Ce qui est montré est vrai et s’est vraiment passé. Par contre, le cadrage, l’angle de vue, le commentaire va pouvoir orienter la perception que le lecteur va en avoir. Mais il fallait cette grammaire, ce mode opératoire pour que ce soit cohérent. Dans une seule partie du livre, les images se mettent à mentir mais c’est orchestré de manière à être cohérent. Je ne peux pas en dire plus.
Ce type de récit dans lequel il y a des coups de théâtre et des retournements de situation, c’est très compliqué d’en parler en interview, en fait. Sans déflorer. Mais c’est une histoire qui fut très technique et a demandé pas mal de mécaniques.
Recherches de personnages présente dans le tirage de luxe chez Black and White/Caurette © Ayroles/Guarnido
Ce type de personnage, comment le campe-t-on ? Il y a eu beaucoup de recherches ? Y’avait-il beaucoup d’informations dans le livre d’origine ?
Juanjo : Pas du tout ! Nous ne savions pas s’il était petit, gros… À un moment, l’auteur parle d’une barbe – je me suis dit « merde » -. Il devrait aussi avoir le visage fendu d’une grosse cicatrice suite à une mésaventure dans le livre. Mais nous nous sommes dit que nous allions lui épargner ça. Il ne fallait pas lui faire le coup de Tyrion tout de suite. Nous avons fait abstraction de ce détail.
Par moments, je m’en suis voulu d’imposer une vision, une tête au lecteur qui souhaiterait découvrir le livre d’origine. La littérature a une magie, on imagine le héros comme on veut. Mais ce fut compliqué de donner des traits à ce personnage : il fallait quelqu’un qui ait l’air fourbe et soit en même temps attachant.
Wip d’une planche dans le tirage de luxe chez Black and White/Caurette © Ayroles/Guarnido
Passe-partout tout en sachant s’extirper de la mêlée.
Juanjo : Effectivement.
Alain : Oui, il fallait qu’il puisse passer inaperçu, qu’il soit un peu ordinaire.
Juanjo : C’est pourquoi, après énormément de recherches, je suis tombé sur un design qui me plaisait, parce qu’il sortait de mes habitudes, il n’avait pas en lui tous mes tics graphiques, les traits caractéristiques de mes personnages. C’est pour ça que je l’aimais.
Du coup, quand j’ai commencé à le dessiner, étant donné qu’il sortait de mes visages habituels et que je n’avais pas de modèle à côté, par moments, je le rendais bellâtre. Plus qu’il ne l’est. Je perdais la maîtrise. J’ai du faire comme en dessin animé, placer le modèle sur ma table et ne pas le quitter des yeux.
Vous parliez de Tyrion, il est présent furtivement dans cet album, non?
Juanjo : Oui mais dites-moi où vous le voyez ! Certains se trompent. (Je m’exécute). Ah ben non, Tyrion est là.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
Alain : Celui que vous montriez est inspiré d’un tableau de Velasquez. Il s’agit de Don Sebastián de Morra, un nain hidalgo. Il était bouffon du frère du roi et a fini par être anobli. Le tableau de Velasquez est particulièrement marquant, d’où notre idée d’en extraire ce personnage pour lui donner vie.
© Velasquez
La peinture a été très présente dans les références de cet album. Il y a eu aussi de la documentation réelle puisque Juanjo est parti au Pérou pour s’imprégner des lieux, de l’ambiance. Moi, j’avais séjourné en Amérique Latine sans savoir qu’un jour j’écrirais ce projet. Je me suis donc inspiré de mes souvenirs.
Ça doit vous faire mal les événements de cet été, l’Amazone qui part en fumée.
Alain : Pour le coup, au-delà du fait que ce soit le seul poumon de la planète qui brûle, au-delà du fait que ce soit l’habitat d’une faune, d’une flore incroyables mais aussi de peuples autochtones; la forêt amazonienne est l’endroit où vivent les derniers peuples autochtones non-contactés. Les derniers chasseurs-cueilleurs. Chaque fois qu’une forêt, qu’on disait vierge par le passé, brûle, comme à Bornéo ou en Afrique, et maintenant en Amazonie, c’est un pan de l’imaginaire et de l’inconnu de cette planète qui part en fumée. L’eldorado aussi.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
Dans le dessin, il faut aussi vaincre la répétition du scénario : comme la scène de l’interrogatoire dispersée sur plusieurs pages à intervalles différents. Vous parvenez à y mettre des gags, à donner de la couleur dans cet échange musclé. Et j’imagine que la grosse pagination y est pour beaucoup, vous avez pu vous amuser.
Juanjo : Le récit est complexe, les allers et retours dans le temps dans les premier et troisième chapitres sont récurrents.
Alain : Il est marrant ce personnage de l’Alguazil, qui torture Pablos pour le faire parler mais qui n’a pas l’occasion de le torturer car Pablos parle spontanément et le met même au supplice car il ne révèle pas grand-chose.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
Juanjo : Il passe par tous les états: l’exaspération, la nervosité, il manque de le tuer. Il n’en peut plus. Il est désespéré.
Alain : Il est tourmenté.
Il éclate de rire à un moment, vous arrivez à faire ressentir que c’est un rire nerveux.
Alain : Puis, il est le porte-parole du lecteur, qui s’impatiente, étant donné qu’il reçoit l’histoire.
Juanjo: « Tu divagues encore ».
Il y a aussi cette scène que vous n’auriez pas pu vous autoriser dans une série d’albums ou dans un album plus court : les mots se taisent et on laisse place à l’aventure dans la jungle.
Juanjo : Comme Pablos le dit à l’alguazil : « Ouvrez grand vos yeux et voyez. » Ce qu’on voit, ce sont les mots de Pablos. Les images sont les mots.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
Jean Bastide et Hermeline Janicot-Tixier sont aussi venus vous aider sur les couleurs.
Juanjo : Hermeline est sortie de l’Académie Brassart Delcourt, il y a deux ans, elle travaille très bien à l’aquarelle. Elle fut mon assistante-couleur. Ce fut très utile. Pratique et précieux pour moi, formateur pour elle.
J’ai sollicité Jean à un moment où j’étais stressé pour les deadlines, finalement repoussées. Il a fait un boulot formidable sur huit pages. Il s’est mis la pression lui-même. Je pense qu’il ne s’est pas rendu compte. C’était très généreux. J’ai abusé: on s’aime beaucoup et je sais qu’il ne peut pas me dire non (rires).
Après j’ai eu pitié, je l’ai délesté d’un tiers de ce que je lui avais demandé initialement.
Nous n’avons pas parlé de quelque chose d’essentiel. La couverture ! Et le sous-titre, à rallonge. Mais restons d’abord sur le titre original, Les indes fourbes, ça vient vite… ou pas ?
Alain : Il m’est apparu comme une évidence. Le mot « fourbe » revient très souvent chez Quevedo. Comme adjectif, comme nous l’employons aujourd’hui, mais aussi comme substantif. La fourbe, une escroquerie, une machination. Puis, le fait qu’ils partent aux Indes, j’ai fait une association d’idées. Il y avait les indes galantes, alors pourquoi pas.
© Ayroles/Guarnido chez Black and White/Caurette
Et ça, c’est déjà un mensonge !
Alain : Un mensonge parce que le lecteur peut croire qu’il va trouver là une histoire avec des maharadjas, des serpents et leurs charmeurs, des éléphants… hé bien non ! Il s’agit des Indes occidentales, de l’Amérique.
Le sous-titre, j’en ai eu l’idée quand j’ai vu l’édition originale, enfin son fac-similé, avec son espèce de titre à rallonge. Ce serait amusant d’avoir un titre court et impactant aux côtés de ce sous-titre long et complètement anti-commercial. Puis, ça dit beaucoup de choses, çà ancre le récit dans une époque, ça rend hommage à Quevedo, ça dit ce que c’est – une suite-, et autant de phrases sur une couverture, c’est vrai, ça sent l’embrouille.
Quant au dessin de couverture, c’est là que les Romains, ou les Hispaniques, s’empoignèrent ?
Juanjo : Je n’avais plus fait de peinture à l’huile depuis les Beaux-Arts. Dans ma tête, je voulais que le personnage fasse front au lecteur en étant mal rasé mal coiffé mais avec des habits nobles et un regard fourbe. J’ai eu la chance de pouvoir compter sur Alex Alice qui, en plus d’être un auteur de BD exceptionnel, est un peintre prodigieux. Il a une capacité didactique et pédagogique… Nous nous nourrissons des mêmes sources mais lui est allé beaucoup plus loin. Il a travaillé comme portraitiste, a fait tellement de tableaux.
Vitrine chez BD Net Bastille
Rien que le fait de bosser avec lui en atelier, sur des portraits, m’a appris plus que mes années aux Beaux-Arts. La technique d’huile qu’il pratique et qu’il a apprise aux États-Unis est très précise, méthodologique et réfléchi. Alix sait le transmette… tout en étant sévère, impitoyable. C’est là qu’on voit un vrai ami. Il ne vient pas te dire : ah c’est beau. Il te dit : arg, ça marche pas ! Ça tombe comme une masse sur vos épaules mais ça vous aide. Si vous êtes complètement à côté de la plaque, que vous ne parvenez pas à travailler à l’huile, il faut changer de méthode. Chaque petit progrès, Alex te le fait remarquer… mais aussi tous les ratages. C’est ainsi qu’on apprend. Je lui dois cette couverture. Elle n’est pas une merveille mais c’est déjà ça.
Alain : Très tôt, Juanjo a eu cette idée de couverture. C’était une bonne idée, qui rendait hommage au côté pictural, ça faisait un clin d’oeil aux peintures du siècle d’or qui imbibe le bouquin.
Quand j’ai eu le livre imprimé et relié dans les mains, je l’ai relu, l’ai refermé et retourné l’album, j’ai été frappé : cette couverture résumait à la fois l’album tout en en étant le prolongement naturel. L’impact m’a paru encore plus fort. Ce n’était pas pensé comme ça. Au moment où l’idée de couverture germait, nous n’avions pas encore imaginé la fin. Une certaine magie a opéré. Mais bon, il y a eu beaucoup de moments de magie dans cet album et sa réalisation : la collaboration, l’évidence et la complémentarité de celle-ci, les idées…
Juanjo : Il y a eu beaucoup de moments exaltants. Nous avons des méthodes de travail tellement différents, Alain et moi, qu’il nous a fallu en mettre une sur pied qui convienne à tous les deux, notre propre style narratif. Tout ça nous a amenés à des situations à problèmes que chacun de nous abordait avec son propre point de vue. Dans un premier temps, des passages avaient été validés au niveau du découpage, de la narration… qui ne fonctionnaient finalement pas si bien. Autant de problèmes à résoudre. C’est ardu, quasi scientifique… C’est devenu un jeu de ping-pong, de brainstorming.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
Quand un cerveau + un cerveau ne fait pas deux mais dix. Puissance dix, ça se matérialise par des croquis qu’on s’envoie vite par téléphone, qu’on transfère dans l’ordi, qu’on intègre dans l’ordinateur… Et dans certaines de ces situations très fortes et intellectuelles, l’effort commun mène à un éclair de génie, une solution limpide qu’aucun de nous deux, dans son coin, n’aurait trouvé. Cela vient par l’enthousiasme, la passion, l’ouverture d’esprit. Oui, ce sont des moments magiques. Une fois, nous nous sortons d’un piège et Alain dit : « c’est jubilatoire ». L’autre fois, je constate : « Nous sommes redoutables ».
Alain : Il y a eu des casse-têtes. Un récit comme celui-ci, à plusieurs entrées, pose des équations à plusieurs degrés. La résolution d’un casse-tête? C’est la salle de la Nasa, avec tous ses écrans devant lesquels les gens se lèvent et explosent de joie.
En voyant vos deux noms associés, instinctivement, le lecteur ne se dit-il pas : « oh, ils vont faire une histoire d’animaux » ? Cela dit, il y a quand même beaucoup d’animaux…
Alain : Mais ils ne parlent pas, sont secondaires.
Juanjo : Je leur ai fait des drôles de têtes (rires).
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
Ce ne sont plus des anthropomorphes. Était-ce difficile de revenir au naturel ?
Juanjo : Non, du tout. Ça m’a toujours un peu « exaspéré » qu’une partie du public me résume à ça. Comme si parce que je dessine bien les animaux, je dessinais moins bien les humains.
Alain : Non, c’est vrai, sur les premières pages, il avait dessiné des truffes sur tous les personnages, il a fallu les gommer !
Juanjo : Elle est énorme, celle-là (rires). Cela dit, je me suis retrouvé dans des situations où l’on me faisait une commande de travail, quatre illustrations pour un journal suisse notamment, pour laquelle je bossais comme un con pour m’entendre dire après la première illustration : « ah mais non, nous voulions des têtes d’animaux. » J’étais furax. « Il n’y aurait pas moyen de changer ? » Je leur ai proposé de mettre des truffes à la place des nez. Ils m’avaient pourtant engagé en me disant aimer mon style de dessin. Des têtes d’animaux, ce n’est pas un style, c’est un sujet si vous voulez. C’est très vexant. Inutile de dire que cette collaboration a capoté. Des fois, on s’attend à ce que je fasse de l’animalier et on est déçu parce que je n’en fais pas. C’est stupide, ce genre de préjugé. Avec Sorcelleries, c’était du cartoon; sur Voyageur, j’ai voulu faire un peu trop réaliste.
© Guarnido
Mais y’a-t-il une différence entre animer des humains et des animaux ? Des auteurs m’ont déjà confié que les humains étaient moins expressifs ?
Juanjo : Pour moi, les animaux ne sont que des reflets des êtres humains
Alain : C’est surtout plus difficile de coller une expression humaine sur un animal.
Juanjo : Ça ne l’est pas. Un rhinocéros, avec sa structure crânienne qui n’a rien à voir avec celle d’un humain, vous tirez sur les commissures de ses lèvres et vous ajoutez des sourcils et il est triste. C’est même plus facile. Les animaux sont plus malléables. Il y a un côté fantaisiste qui permet plus de liberté. Sur un humain, il faut tenir compte de son faciès, de sa musculature, ça demande des références, des recherches… Mais, dans ce cas, j’étais servi avec mon magnifique scénariste qui est un comédien accompli. Souvent, je m’en suis sorti en prenant Alain comme exemple. Quand il vous raconte une histoire, il vous fait toutes les têtes ! Quand il m’a raconté celle-ci pour la première fois, je me suis dit que j’aurais dû le filmer !
C’est donc lui dans cette scène où Pablos se démultiplie ?
Juanjo : C’est cela !
En tant que scénariste, parler d’un monde d’hommes plutôt que d’animaux, sans transition spéciale ?
Alain : Non, pas vraiment. Quand on met des animaux, c’est pour créer le décalage, atténuer. Mais je ne vois pas de grande différence. Disons que le côté bouffon du personnage de Pablos tient ce rôle de décalage et d’atténuation. C’est un personnage qui évolue dans un monde très dur, impitoyable mais qui est drôle. Et même dans ses mauvaises actions, Pablos a ce rôle comique que pourrait avoir un anthropomorphe.
© Ayroles/Guarnido chez Delcourt
La suite, ça pourrait être le début ? L’adaptation du roman original ?
Alain : Non. Adapter des histoires pré-existantes ne m’intéresse pas beaucoup. Quand c’est bien fait, c’est super. Mais l’exercice ne m’attire pas. Pas pour l’instant. Bon, j’ai des vagues envies de me frotter à Shakespeare. J’aime trop inventer, c’est aussi bête que ça, et même si j’aime puiser mon inspiration dans des classiques, des oeuvres prenantes, quitte à pasticher un peu pour alimenter l’imaginaire, je préfère la création. J’aime revenir à l’origine, au matériau d’origine, en le traitant différemment, en créant quelque chose de neuf et original. Autant retourner aux récits fondateurs du genre pour ensuite se rapprocher le plus de la réalité. S’imprégner du réel pour restituer quelque chose de fantaisiste mais qui sera d’autant plus senti que la base sera réelle.
D’autres projets, sinon ?
Alain : Nous avons très envie de recollaborer. Il y a eu une saine émulation, un enthousiasme réciproque. On recommencera. Mais peut-être moins épais !
Juanjo : Ah oui, ça!
Alain : Disons qu’on va partir sur un album de dix pages… pour au final se retrouver sur une soixantaine de pages.
© Guarnido
Dix ans de travaux en tout, c’est ça ?
Alain : Oui, trois ans de travail effectif de travail sur le dessin.
Vous n’aviez jamais fait ça auparavant. Avez-vous senti cette différence entre le travail pour trois albums classiques et le travail pour un gros volume comme celui-ci ?
Juanjo : Il a fallu changer la méthode de travail. Sur Blacksad, j’ai l’habitude de procéder par petits blocs. Ici, nous avons passé un an à peaufiner le découpage, une autre année sur le dessin en noir et blanc et une autre année sur la mise en couleurs. Ce fut intense, mais par tâches. Les planches n’ont commencé à tomber que quand les couleurs y ont été appliquées.
L’autre actualité, pour vous, c’est la sortie du jeu vidéo Blacksad. Y avez-vous joué ?
Juanjo : Non, je ne suis pas un gamer. Mais j’ai suivi les étapes, j’ai validé quand on me le demandait, notamment sur le design des personnages que j’ai trouvé très bien. J’ai demandé que certaines incohérences soient résolues. Mais, dans l’ensemble, c’est très bien. J’ai été agréablement surpris. Mais j’ai suivi ça de loin. Mais ils nous ont consultés pour tout. Y compris les images de promotion. Nous sommes contents de voir que ça crée beaucoup d’attentes. Et ça semble aussi se faire remarquer. Le jeu a reçu le prix de « Meilleur jeu d’Aventure/Action » durant le salon Gamescom.
Et vous Alain, niveau projets ?
Alain : Une nouvelle série, elle aussi avec un cadre historique puisqu’elle va se dérouler au XVIIIe siècle. Ça s’appellera L’ombre des lumières et ce sera l’histoire d’un anti-héros, une sorte de libertin malfaisant qu’on suivra dans différentes aventures dessinées par Richard Guérineau.
L’autre projet, c’est un spin-off du Château des Étoiles d’Alex Alice – encore lui ! -. Ce sera une histoire en deux tomes qui racontera la colonisation de la planète Vénus. Ce sera avec Étienne Jung qui signe J. Étienne.
Une illustration dans l’almanach du Chateau des étoiles paru en 2016 © Etienne Jung
L’Eldorado, pour vous deux, c’est quoi ?
(Ils rient)
Juanjo : (après un long temps de réflexion). Pour moi, l’Eldorado, c’est Alain.
Alain : Il est trop sympa.
Cet Eldorado, on pourrait le trouver sur la carte qui se déploie sur les deux pages de garde ? D’où sort-elle ?
Alain : Je l’ai bricolée. Je suis parti d’une carte existante que j’ai transformée pour faire écho à tout ce que raconte Pablos, son bestiaire fabuleux. J’ai fait la synthèse de plusieurs cartes d’époque, d’écritures originales, de dessins. Elle est très mensongère, au final. Je n’ai trouvé aucune carte qui était présentée comme étant celle des « Indes ».
Votre dédicace, Alain, c’est le lama qui est le protagoniste d’une formidable séquence en hommage à Hergé. Vous laissez le spectateur sur sa faim en ne faisant pas cracher le lama, du moins pas tout de suite.
Alain : Lama, toujours faire ainsi. Sur cette paraphrase de Tintin, j’ai essayé de voir d’abord quelle serait la version espagnole.
Juanjo : J’ai du la chercher. Parce que j’ai les Tintin chez moi mais en version française. Les Tintin, comme les Astérix, je les ai lus dans la bibliothèque de mon village, perdu sur la côte andalouse, dans les années 70. Il y en avait une bonne vingtaine de chaque. Je dévorais ça.
Pablos est un héros espagnol qui n’était pas vraiment arrivé jusqu’à nous, public francophone. Et vous, Juanjo, y’a-t-il d’autres héros que vous voudriez, qui sait, reprendre ou en tout cas nous faire connaître ?
Alain : Mortadel et Filémon ! Non, c’est une blague.
Juanjo : J’aime faire des hommages à ces deux héros. Bon, il y a beaucoup de héros de ma jeunesse très attachants qui sont des sortes de Monsieur et Madame Tout Le Monde. Ah si, j’adorais Carpanta. C’était un pauvre qui n’arrivait jamais à manger. Il était toujours mort de faim. Son rêve ultime, c’était les poulets rôtis qui tournaient à la rôtisserie. Son Eldorado. À chaque histoire, il avait un filon mais tout se terminait toujours en fiasco. Une histoire se terminait même par ses sanglots : « Mais pourquoi je n’arrive jamais à manger. » Jose Escobar, qui en était l’auteur, avait connu la famine, du moins ses parents, et il avait créé ce héros dans un contexte d’après-guerre. Arriver à faire rire, dans ce pays et à cette période, avec un personnage qui meurt de faim, c’est d’un culot… et d’un génie ! C’est tellement espagnol. C’est mon héros fétiche. Mais il y en a plein dans la BD espagnole: des petits employés de bureau, des gens dont on ne sait ce qu’ils font mais qui ont toujours des problèmes. C’était sur une planche ou deux. Le format variait, c’est ça qui était amusant.
Il y avait des auteurs magnifiques: Escobar, Peñarroya, Segura… Chaque fois, c’est léger mais avec une petite tristesse. Un humour qui sublime tout, donne du recul. On se moque de nous-mêmes et c’est très bien. Quand on étudie La Ruche de Camilo José Cela, grand écrivain plutôt de la transition, on voit tout ce patchwork de personnages qui font des petits boulots pour parvenir à manger dans le Madrid d’après guerre civile, on sent cette règle : on peut ne pas manger mais il ne faut pas le reconnaître. Si tu étais invité par quelqu’un, tu répondais : c’est bon, j’ai déjà mangé.
Alain : Ça renvoie à la figure de l’hidalgo famélique.
Juanjo : Exactement. C’est cette fierté mal placée et, en même temps, attendrissante. C’est cette ambiguïté que tu arrives très bien à capter, cher Alain.
La conclusion est parfaite. Merci beaucoup à tous les deux pour ce long échange. Et vivement la suite de vos projets ! Rappelons aussi que Les Indes Fourbes sort dans une version tirage de luxe que beaucoup vont s’arracher aux Éditions Black and White et Caurette. Avec l’intégralité des pages en noir et blanc et un supplément en couleurs avec des versions de page abandonnées, des recherches, etc. Ça nous fait saliver !
Propos recueillis par Alexis Seny
Titre : Les Indes Fourbes
Récit complet
D’après El Buscón de Francisco Gómez de Quevedo y Villegas
Scénario: Alain Ayroles
Dessin : Juanjo Guarnido
Couleurs : Juanjo Guarnido (avec la participation d’Hermeline Janicot-Tixier et Jean Bastide)
Genre: Aventure, Humour
Éditeur: Delcourt
Nbre de pages: 160
Prix: 34,90€
«Faut-il aborder la question de la sexualité, et notamment les différentes orientations sexuelles, dès l'école primaire ? » La demande est revenue sur la table ce mercredi 16 octobre 2019 dans le cadre des nouveaux référentiels du cours d’éducation et santé. De plus, la nouvelle ministre francophone de l’Enseignement y est favorable.
À la vue de cette question, je ne peux que vous conseiller la lecture de la bande dessinée "Je suis qui ? Je suis quoi ?" éditée au Éditions Casterman. C’est aussi l’occasion de partager avec vous l’entretien que j’ai eu avec Jean-Michel Billioud, scénariste de cette bande dessinée.
Qui a eu l’idée de créer ce livre et comment cela s’est-il déroulé ?
À l’origine, l’idée a été proposée par Sophie Nanteuil. Un jour où elle est allée rechercher son fils à l’école primaire, elle a eu une conversation avec l’enseignante. Cette dernière lui a confié « Je suis embêtée, j’ai dans ma classe un petit garçon qui m’a avoué être amoureux d’un autre petit garçon et je ne vois pas vraiment comment l’aider dans une telle situation ». Au début de l’aventure, nous ne nous imaginions pas qu’elle allait être aussi bouleversante et captivante. Nous avons fait appel aux témoignages de nombreuses personnes selon leurs différentes orientations sexuelles. Nous voulions faire de cette thématique un livre collectif abordable par le grand public, mais aussi répondre aux questions des plus jeunes, enfants et adolescents.
© Jean-Michel Billioud – Sophie Nanteuil – Zelda Zong – Terkel Risbjerk -Casterman
À partir de quel âge, peut-on considérer que le livre est abordable ?
Pour moi, à partir de 11 ans. J’ai moi-même vécu une scolarité qui a duré une douzaine d’années et jamais les sujets traités dans ce livre n’ont fait surface durant ma scolarité. Pourtant, je suis certain qu’ils étaient déjà présents à mon époque, mais sont restés cachés chez mes camarades car considérés comme difficiles et intimes, donc tabous.
Qui est à l’origine du tableau permettant à chacun de se situer ?
C’est aussi l’idée de Sophie Nanteuil. Ce tableau est essentiel, car sans vouloir classifier les individus, il permet à chacun de se « situer » dans la catégorie qui lui convient le mieux. Certains lecteurs vont même en découvrir des nouvelles. Nous avons obtenu des témoignages pour chaque catégorie présentée, c’est l’une des forces de ce livre. Aussi, on en profite pour tordre aussi le cou à beaucoup d’idées préconçues véhiculées par les médias (Exemple : non, tous les gays ne sont pas efféminés). On y aborde aussi le sujet essentiel instaurant la construction d’une relation entre individus : l’explication du consentement. Nous avons aussi beaucoup travaillé en collaborations avec les responsables de diverses associations présentes aux côtés des personnes en difficultés. En fin d’ouvrage, l’ensemble de coordonnées de celles-ci sont présentes.
© Jean-Michel Billioud – Sophie Nanteuil – Zelda Zong – Terkel Risbjerk -Casterman
Quels ont été les premières réactions lors de la sortie du livre ?
Il vient de de sortir, c’est donc encore un peu tôt pour se faire une idée mais les premières réactions sont positives. Le livre a été présenté en avant-première à de nombreux responsables de bibliothèque et médiathèque qui l’ont immédiatement mis en avant.
© Jean-Michel Billioud – Sophie Nanteuil – Zelda Zong – Terkel Risbjerk -Casterman
Votre actualité coïncide aussi avec la sortie d’un autre livre intitulé « Les combattants ». Dans cet ouvrage, vous présentez le combat de trente personnalités diverses ayant pour but d’améliorer le quotidien des hommes. Comment avez-vous procédé pour sélectionner ces diverses personnalités ?
Au départ, nous avons porté notre choix sur des personnages qui nous ont fascinés. Ensuite d’autres, moins connus du grand public, se sont ajoutés. Chaque personnalité est évoquée sur quatre pages comprenant une description de leur combat à leur époque, une mini bande dessinée et un regard sur la situation actuelle de leur action menée.
© Jean-Michel Billioud – Nicolas André -Casterman
Avez-vous un regret par rapport à une personne « oubliée » qui aurait pu figurer parmi la sélection ?
Oui, on aurait dû y intégrer le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018, qui a soigné des milliers de victimes de violences sexuelles des guerres oubliées dans l’est de la République démocratique du Congo.
On y trouve Ernesto Che Guevara, pourquoi ce choix ?
Vis-à-vis de son combat pour la liberté des peuples sud-américains contre l’impérialisme américain.
Quid du combat de Greta Thunberg ?
Elle est encore fort jeune, vient d’apparaître sur l'échiquier mondial ! Où sera-t-elle dans trois ans ?
C’est la première fois que vous collaborez avec les Éditions Casterman, d’autres projets sont-ils prévus ?
Oui, mais c'est encore trop tôt pour en parler.
Quelques mots pour défendre « Les combattants » ?
Nous avons voulu réaliser un livre didactique multi-générationnel. Avec cette série de portraits (15 hommes et 15 femmes), nous parlons de l’engagement de ces personnalités dans leurs combats individuels afin de tenter d’améliorer notre vie actuelle.
© Jean-Michel Billioud – Nicolas André -Casterman
Propos recueillis par Haubruge Alain
« Bijou, bijou
Pense à tes rendez-vous
Rappeler le gynéco, passer à la banque prendre des sous
Trouver quelqu’un d’autre
Moi je mets les bouts »
© Bernard/Loustal chez Casterman
Vous connaissez ça ? C’est du Bashung, plaqué or. Et depuis que je connais cette chanson, j’ai du mal à voir le mot bijou apparaître sous mes yeux sans penser à quelques notes de cette chanson. « Bijou, bijou ». Alors, vous imaginez bien que quand le nouveau Loustal, accompagné du toujours surprenant Fred Bernard, est arrivé sous mes doigts… j’ai fredonné. Sans savoir que le duo avait réservé une place de choix à l’Immortel. Interview avec Jacques De Loustal qui se fait plaisir en faisant encore de la BD mais dans une forme peu conventionnelle.
© Jorge Colombo
Bonjour Jacques, c’est avec un bijou dont les feux éclairent les époques que vous nous revenez. Mais, est-ce encore de la BD ?
J’aime changer les formats, c’est vrai. Ici, c’est un retour à ce que je faisais au tout début : des grandes images et des textes off. Je crois que je ne ferai plus que ça. Je me suis amusé sur le story-board, j’avais l’impression de faire mes films. Ce n’est pas pour rien que le cinéma est une influence générale.
En réalité, j’ai de plus en plus de mal à subir les contraintes : les découpages, le fait de devoir dessiner une voiture sous plusieurs angles, de faire intervenir les mêmes personnages qui tournent dans une maison ou des décors. J’ai envie de faire de la BD en en gardant le plaisir. Du coup, je me suis mis à l’affût et j’ai demandé à mon éditrice de me trouver un projet sur lequel je pourrais imaginer deux images par page. Dans la veine de ce que je pouvais faire avec Paringaux dans Métal Hurlant et Rock & Folk. J’aime l’idée d’images fixes, aux proportions d’un écran de cinéma. En adaptant le Colorado de Lehane, je m’étais beaucoup amusé avec des découpages très cinématographiques.
Comment Fred Duval est-il arrivé dans votre univers, du coup ?
Sur proposition de mon éditrice qui m’a présenté son texte. Sans avoir jamais collaboré avec lui, je le connaissais. J’ai lu son histoire et elle me semblait convenir au format que je voulais adopter.
Je ne travaille jamais avec des scénaristes classiques de toute façon. Me dire ce que je dois dessiner, c’est insupportable.
© Bernard/Loustal chez Casterman
Pourtant, Fred Bernard est aussi dessinateur.
Les écrivains sont plus exigeants mais aussi fous de joie de voir naître les images. Par contre, ils refusent de toucher à une virgule. Avec Tonino Benacquista, j’ai compris qu’il ne fallait pas trop plaisanter. D’ailleurs, sur le projet qui nous occupe, je le soupçonne de se venger en me faisant changer mon dessin à certains moments. Mais ce projet me semble insurmontable : ce serait un projet de recueil de micro-fictions, un texte au dos de cartes postales. Je me chargerais du recto, Tonino du verso.
Fred, lui, a accepté que beaucoup de choses changent. Il m’appelait à chaque fois qu’un mot changeait. Nous nous sommes retrouvés à polir ce bijou.
J’imagine qu’il y a eu des ajustements.
Le texte a beaucoup bougé pour adopter ce ton distancié. Comme un film muet avec des textes dans des cartons, des intertitres. Ce sont ces sortes de légendes qui apportent la tension. Moi, je suis incapable de dynamiser. Ça a toujours été comme ça.
© Bernard/Loustal chez Casterman
Comme Lavilliers suivait les aventures d’un billet de banque, vous vous êtes lancé à la poursuite de ce bijou qui a tant fait tourner les têtes.
Vous savez, je collectionne, j’accumule. Des bronzes, des statues, des objets d’art… Je n’ai aucune idée d’où ils étaient avant d’être chez moi. Et après, qui sait. D’autant qu’un bronze, ça dure.
Le procédé que nous utilisons n’est pas nouveau: nous suivons un objet que se refilent des personnages les uns aux autres. Il y avait eu le Violon Rouge, Winchester 73, auparavant.
Ce genre de récit impose des dessins et des lieux différents. D’ailleurs, au début, je me suis fait avoir, j’ai commencé à accumuler de la documentation. La démarche classique, quoi. Sauf que si je devais faire ça pour chaque image, je n’en serais pas sorti.
Comment avez-vous choisi les différents événements abordés ?
Tout est vrai si ce n’est dans les personnages, tous les propriétaires ont été inventés ! Avec une idée d’agenda, de calendrier. J’ai choisi de resituer les jours liés aux événements, mais sans les représenter forcément. J’ai opté pour le contre-champ, souvent. Bon, j’ai dû me forcer pour le naufrage du Titanic. Puis, il y a de l’humour. Il y a plusieurs intertitres nommés L’Homme Volant. Il y a beaucoup de gens qui tombent dans cet album. Le dernier, c’est Gagarine, lors de son tour de la Terre. Nous avons essayé de parcourir tous les grands événements de 1894 à 2005.
© Bernard/Loustal chez Casterman
Sur ce projet, à la relecture, je me suis finalement rendu compte que j’avais mis beaucoup de moi, dans les détails. J’ai aimé aller dans le monde agricole, je me suis souvenu de ma mère et de la maison en Franche-Comté. Au final, c’est un travail plus proche de l’illustration que de la BD mais en empruntant ses codes, le ressort de la vitesse.
De quoi faire le tour de la terre.
Oui, nous nous sommes rendu compte que nous avions fait le tour du monde.
Cet album se serait bien prêté à un format à l’italienne, non ?
La seule fois où j’ai voulu un format à l’italienne, c’était pour Les amours insolentes, des histoires d’amours qui se terminent… bien – ce qui n’est pas évident – à portée universelle. Avec Tonino Benacquista. J’ai remarqué que c’était l’album qui avait le moins bien fonctionné. Si ce n’est en Corée, il n’a été traduit nulle part.
© Benacquista/Lousal chez Casterman
Et les contraintes ?
Elles n’en sont pas. Du moins, celles que je m’impose ne sont pas contraignantes. J’ai fait beaucoup de photos, de peintures, de dessins de voyage. Je maîtrise bien ce format.
Par contre, je ne comprendrai jamais comment les gens qui sont témoins de faits divers font pour filmer verticalement, avec du flou partout. Faut pas faire ça! Pourquoi ? Au début, on disait qu’ils se planquaient. Mais désormais, ils n’ont aucune honte à filmer de cette manière. C’est devenu un genre en soi.
© Bernard/Loustal chez Casterman
Parlons de votre titre !
Je suis retombé sur la mort de Bashung qui a sa place dans le livre ! Et son « Bijou bijou » qui m’a trotté en tête. Nous ne pouvions pas l’utiliser tel quel, problèmes de droit. Du coup, nous avons galéré. Il y avait Ô bijou, mais je le trouvais nul. Je me voyais déjà, à chaque interview, devoir l’expliquer.
Comment l’avez-vous choisi ce bijou ?
Il en fallait un qui soit assez gros. Qui brille. Je ne suis pas connaisseur. Je me suis donc renseigné, sur la manière de tailler aussi, puisqu’il va au long de son périple changer de forme. C’est amusant de trouver tous les docs dont on a besoin sur Google. Cela dit, je ne devais pas oublier que je ne pouvais pas faire de gros plans sur ce bijou. Je devais rester dans le cadre… puis y poser les personnages.
© Bernard/Loustal chez Casterman
Comment avez-vous dessiné cet album ?
J’ai redécouvert le dessin à la plume, puis l’aquarelle rehaussée avec des accents de crayon noir. Avec des raccords à l’encre de chine.
Au début, cet album faisait 24 pages. C’est après que nous avons opté pour deux cases par dates. Mais, il fallait commencer le livre sur une page de gauche, pour coller et avoir une double-page par époque.
© Bernard/Loustal chez Casterman
Ici, c’est un travail que je pouvais interrompre, assez irrégulier. C’est d’ailleurs peut-être ce qui m’a manqué par rapport aux projets classiques que j’ai pu faire : l’attachement au héros, l’empathie. Avec Bijou, j’ai quitté le bouquin mais je n’ai quitté personne. Mais je persiste à dire que la BD, on doit en faire pour s’amuser. Ou alors pour combler un public, qui est un moteur génial. Mais je n’ai jamais trouvé ça.
Enfin, il y a Instagram pour se prouver qu’on a un public. Même Rochette et Juillard s’y sont mis (il rit).
Cela dit, il y a des scènes très BD, comme le Casse du siècle. Dedans, je me suis souvenu du tunnel dans Bobo, le roi de l’évasion.
© Bernard/Loustal chez Casterman
Une exposition est-elle prévue?
Bijou, je pensais que ça intéresserait un galeriste. Rien ! Pour une fois, il y aurait eu des planches en couleurs directes.
L’autre actualité, c’est Simenon.
Alors, oui, une exposition à la Galerie Huberty-Breyne, pour les trente ans de la mort de Simenon. Il y a un moment j’avais signé dix couvertures pour des intégrales de nouvelles. Panoramiques.
J’ai voulu adapter Simenon en bande dessinée, j’avais fait la demande à Futuropolis. Il était impossible d’avoir les droits. Du coup, j’avais fait un Mac Orlan, proche de l’univers que je voulais évoquer, les années 30.
© Loustal
Et, un jour, j’ai reçu un coup de fil : Mylène Demongeot ! Marc Simenon, son mari, était un ami de José-Louis Bocquet et souhaitait illustrer les livres de son père. Marc est mort et John a poursuivi le travail. J’ai ainsi commencé ce travail avec Touristes de bananes. C’était Tahiti. Et comme une chanson d’Aznavour Un SDF paumé qui pense que la misère serait moins visible, plus douces au soleil.
En fait, je me suis leurré. Simenon, c’est un univers dont on découvre la richesse, qu’on apprécie au fur et à mesure qu’on vieillit. Ce n’est pas un auteur pour ado. Et il n’y avait aucun intérêt à adapter Simenon en BD. Ce qui m’importe, c’est son écriture. Je fais cinquante dessins par livre. Pour l’exposition, j’ai rajouté des légendes, des extraits des livres qui m’ont inspiré.
© Loustal
Il y a d’autres personnages que vous souhaiteriez adapter ?
Celui autour duquel j’ai le plus bordé, c’est Tintin. J’en ai fait des illustrations. J’ai hésité à les poster sur Instagram, de peur des représailles.
Merci Jacques et vivement le prochain voyage en BD ou ailleurs. Vous exposez jusqu’au 19 octobre à la Galerie Huberty-Breyne de Bruxelles.
Propos recueuillis par Alexis Seny
Titre: Bijou
Récit complet
Scénario: Fred Bernard
Dessin et couleurs: Loustal
Genre: Chronique sociale, Drame, Humour
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 72
Prix: 19€
Peyo, Franquin, Tillieux, Roba, Walthéry, Jidéhem, Seron, Derib, Mittéï,… Quel grand auteur encore en activité a travaillé avec autant de grands noms de la bande dessinée ? Gos. Pour BD-Best, Laurent Lafourcade a eu la chance d’interviewer son auteur préféré, le créateur du Scrameustache. Après la première partie consacrée au voyageur de l’espace, voici le second volet survolant la carrière de l’auteur.
Vous avez démarré une carrière de militaire. Comment passe-t-on de l’uniforme à la bande dessinée ?
Ah, ça, c’est assez rigolo. J’ai travaillé au ministère de la défense nationale comme secrétaire particulier de l’amiral en chef. Il y avait un livre d’or avec une couverture en cuir dans lequel on faisait à chaque fois un beau dessin pour accueillir l’arrivée d’une personnalité étrangère. Le type que je suis venu remplacer était un peintre qui faisait des tableaux merveilleux. Un jour, mon chef de service adjudant-chef m’a dit que je dessinais bien et que je devrais faire un dessin dans le livre d’or car un amiral devait venir. Répondant que mes dessins étaient plus proche de la BD, on m’a répondu que si je savais faire ça, je savais faire autre chose. J’ai été mis au pied du mur. C’est comme cela que j’ai commencé à faire des dessins régulièrement dans le livre d’or. Un jour dans une revue militaire inter force, je vois de la BD. J’ai appelé le dessinateur Jean-Luc Engels et je suis passé le voir avec des croquis que j’avais fait pour m’amuser. Il m’a expliqué comme faire de la BD, quelles plumes employer, quel papier. Le rédacteur en chef de la revue, un major, est arrivé et, voyant que j’étais dessinateur, m’a demandé de dessiner une dizaine de planches racontant la vie d’un matelot, de son incorporation jusqu’à sa démobilisation. A l’époque, on faisait des services militaires de 24 et 18 mois. J’avais le choix pour faire balader mon personnage. L’ennui est qu’ils ont changé tous mes dialogues dans mes planches pour que ça devienne de la propagande. Mais j’avais mis le pied à l’étrier et voulais me lancer dans la BD. Les démissions de l’armée étaient refusées à l’époque. Soutenu par ma femme qui a mis de l’argent de côté, j’ai fini par pouvoir démissionner un an après.
© Gos
Vous avez commencé comme assistant de Peyo sur du lettrage. Comment l’avez-vous rencontré ?
Quelques temps avant de pouvoir démissionner de l’armée, j’avais rencontré Peyo et lui avais montré ce que je faisais. Trouvant qu’il y avait encore du boulot, il m’a dit qu’il me faudrait encore au moins deux ans de travail pour être prêt. J’étais un peu sonné.
Un an après ma démission, Peyo m’a rappelé. Derib repartait en Suisse. Il m’a demandé que si la place m’intéressait, elle était pour moi. Entretemps, il m’avait engagé pour faire du lettrage pour Johan et Pirlouit, les Schtroumpfs et Benoit Brisefer, ce qui fait que je suis un des rares à connaître les « bas de casse » (lettrage en caractères d’imprimerie minuscules) que les autres ne maîtrisent pas. C’est pour cela que Dupuis m’a demandé de faire du « bas de casse » sur le Scrameustache, que j’avais commencé en textes majuscules, car s’adressant à des petits, ils retrouvaient une écriture proche de l’écriture cursive qu’on leur apprenait alors à l’école.
© Gos, Peyo - Dupuis
Puis vous participez au scenario et aux dessins du Cracoussas.
Vraiment tout seul, oui. Les autres nous les faisions ensemble. J’écrivais un scénario, le lui soumettais et on le continuait tous les deux s’il le trouvait bon. On commençait le samedi suivant. Je me rendais chez lui et on démarrait sur le synopsis que j’avais fait en le changeant au fur et à mesure que l’on avançait pour le modifier et le perfectionner. Peyo était très fort pour ça. On faisait le scénario comme une partie de ping-pong. L’idée partait de l’un, revenait chez l’autre, puis retournait au premier jusqu’à ce qu’elle soit bonne. Il faisait des petits croquis et moi j’écrivais les textes. Quand c’était fini, ma femme retapait les textes à la machine. On donnait à François Walthéry, par exemple, mon texte imprimé et les petits dessins de Peyo. Peyo relisait tout, rajoutait une virgule par ci, remplaçait parfois un mot par un synonyme par là.
C’est la méthode qui a été employée sur les scenarios de Tonton Placide et du Cirque Bodoni pour Benoît Brisefer.
Oui, c’est ça. D’ailleurs le mot « Bodoni » vient d’un type de caractère d’imprimerie. Ce nom m’est revenu en tête. C’est pour ça qu’on l’a appelé comme ça.
© Gos, Walthéry, Peyo - Dupuis
Rapidement, vous co-écrivez des scénarios de Jacky et Célestin. Cette série était une véritable pépinière de talents : Walthéry, Derib, Mittéï, et bien sûr Peyo lui-même. Comment tout ce petit monde travaillait-il ensemble ?
Derib et moi, on travaillait sur le scénario. On le soumettait à Peyo qui faisait deux trois corrections et il le passait à Walthéry qui devait le dessiner. C’est comme ça que ça marchait. Seulement, Derib avait des idées bien précises et préconçues. Il avait du mal à s’adapter à quelque chose qui existait déjà. Ça n’allait pas parce qu’on passait plus de temps à discuter qu’à travailler. Après le départ de Derib du studio, je devais m’en occuper, mais on a laissé tomber la série, qui était publiée dans Le Soir Illustré, pour s’occuper de Benoit Brisefer, pour Dupuis. Pour Jacky et Célestin, on était moins bien payés et, en plus, on ne faisait pas d’albums. Ils sont parus bien plus tard dans la collection « Péchés de jeunesse ».
© Gos, Walthéry, Peyo - Dupuis
Vous avez aussi participé au scénario de Panade à Champignac, le dernier Spirou de Franquin.
Oh, oui, ça s’était marrant. Un jour, la femme de Franquin téléphone à Peyo et dit : “Je suis embêtée parce qu’André va refaire une dépression si ça continue. Dupuis veut qu’il continue Spirou et lui ne veut plus. Ça ne l’amuse plus. Il n’y a que Gaston qui compte pour lui. Il a commencé une histoire mais il n’en sort pas. Vous ne voulez pas l’aider ?”. Peyo m’en parle. On a trouvé comme prétexte pour amener Franquin chez Peyo que j’avais un problème avec le Cracoucass. Il m’a dit : “Ton oiseau est bien, mais il n’est pas méchant. ”. Il m’a fait un petit croquis vite fait pour l’améliorer. Puis, on a parlé de lui. Peyo l’a habilement amené à parler de son avenir. Franquin a avoué en avoir marre de Spirou. Peyo lui a alors proposé qu’on lui donne un coup de main pour l’aider à finir son scénario. Il avait déjà dessiné onze planches. Il nous a expliqué ce qui venait après, mais il y avait de quoi faire cent-vingt pages en plus. Ça n’allait pas. On a suggéré de repartir sur ce qu’il avait fait et de le conclure en quarante planches. Il a trouvé l’idée merveilleuse et nous a donné carte blanche. J’ai réécris la suite. Ça ne valait évidemment pas ce que Franquin faisait, mais il a bien aimé. Quand je lui montrais le scénario, il rajoutait sa mayonnaise personnelle et ça devenait vraiment du Franquin.
Un jour, il m’a étonné. Il avait dessiné la planche où un landau passe devant le train. Il avait fait ce dessin vu au ras du sol, mais ce n’était pas impressionnant. Devant moi, il a déchiré sa demie-planche et l’a refaite. J’étais soufflé qu’un type qui avait quarante-six ans de métier fasse ça. Chapeau. Il est revenu deux jours après avec le même dessin vu d’en haut. C’était évidemment beaucoup plus net et précis. Ça m’a tellement marqué… Un jour, sur une planche du troisième album du Scrameustache, ma femme m’a fait remarquer qu’il y avait un problème avec la boule qui reçoit toutes les infos de la Terre. J’avais dessiné un mur de télévisions, mais ma femme m’a dit que ce n’était pas dans l’esprit du Scrameustache, mais plutôt du Gil Jourdan. Pour éviter toute discussion stérile, je lui ai dit que j’allais voir ça. J’ai fait comme Franquin. J’ai déchiré ma planche. Je l’ai refaite et je ne le regrette pas. Le jour où j’ai vu Franquin détruire sa planche, j’ai eu une belle leçon et je devais en profiter. Chapeau, Franquin ! Il était extraordinaire.
La meilleure chose qu’on a pu faire à l’époque est qu’on se réunissait tous les mois, Franquin, Peyo, Walthéry, Roba, Jidéhem et moi, une fois chez l’un, une fois chez l’autre. On cherchait des idées pour tout le monde. C’est pour ça que l’on voit mon nom apparaître sur certains gags de Roba. C’était très enrichissant. Mais je crois qu’on aurait plutôt dû faire du scénario pour Playboy que pour Spirou. C’était gratiné. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Nine Culliford, la femme de Peyo, venait de temps en temps et nous disait : « C’est comme ça que vous travaillez ! ».
© Franquin, Gos, Jidéhem, Peyo - Dupuis
Vous avez à une époque fait des essais pour une reprise de Spirou. C’était juste après Franquin ?
Oui. Mais seulement Dupuis a dit que si je reprenais Spirou, je ne ferai plus de Schtroumpfs. C’est comme ça que je ne l’ai pas eu. Et c’est une très bonne chose. Franquin m’avait dit : « C’est bien mais c’est une corvée parce que tu vas devoir te baser sur tout ce que j’ai fait avant. Tandis que si tu créé des trucs à toi, tu feras ce que tu voudras. ». J’ai compris plus tard qu’il avait bien raison.
On n’aurait jamais eu le Scrameustache si ça avait marché.
Exactement. Franquin était de bon conseil pour tout ça. Peyo, lui, avait toujours peur qu’on s’en aille. Et c’est finalement ce que j’ai fait. Je ne pense pas qu’il m’en ait voulu quand je suis parti, mais il ne me l’a pas dit.
© Gos - Dupuis
Puis démarre l’aventure Natacha avec Walthéry. Vous la co-créez en quelque sorte.
Oui, ça, c’était la grande aventure. A part Sophie dans Spirou et Secottine, il n’y avait pas de femmes, pas de filles. Je cherchais des idées, parce que souvent Peyo partait en vacances et, deux jours avant, il nous disait : « Samedi, je suis parti, je pars en vacances ! ». Peyo ne voulait pas qu’on travaille sur ses planches pendant son absence, alors il fallait que l’on trouve quelque chose. Je cherchais vite des petits scénarios de quatre cinq planches et je courais les proposer à Yvan Delporte, rédacteur en chef de Spirou. C’est comme ça que l’on faisait des petites histoires comme Roland Labricole avec François Walthéry. Un jour, François en a eu marre. Il a proposé que l’on fasse une longue histoire dont il pourrait faire quatre ou cinq planches à chaque fois que Peyo partirait. J’ai cherché, je voulais faire un récit qui pourrait se passer n’importe où. Yvan Delporte a alors émis l’idée de faire une histoire d'hôtesse de l’air. Il avait vu des croquis de François qui dessinait les filles divinement bien, et c’est comme ça que c’est parti. Delporte nous a encouragé : « Allez les gars, faites la bien qu’on ait envie de la coucher sur un divan. ». Au fur et à mesure de l’histoire avançait, sa jupe rétrécissait de plus en plus. Dupuis nous a dit : « J’espère qu’on va arriver à un moment où elle a une culotte. ». Walthéry lui répondait : « Vous aurez la surprise la semaine prochaine. ». Ça a été un succès dès le départ.
J’ai compris un peu tard, et je m’en excuse auprès de lui, que Walthéry est un gars à qui il ne faut pas remettre un scénario et s’attendre à ce qu’il soit respecté à la lettre. Il va toujours changer quelque chose pour amener de l’action. Je ne l’avais pas compris au départ et c’est bien dommage. Si je devais refaire un scénario pour lui maintenant, je lui laisserai la main libre sur les scènes d’action, sans lui imposer quoi que ce soit. Mais je lui suis reconnaissant. Ces deux premiers Natacha, c’était un sacré boulot.
© Gos, Walthéry - Dupuis
Walthéry avait dû rajouter sur la couverture du premier album une main de Natacha pour cacher sa poitrine.
Oui, c’est vrai. On voyait un bout de téton qui faisait une petite bosse en dessous de son chemisier. Les pudiques de chez Dupuis lui ont demandé de mettre une main devant. Ce n’est pas croyable. Il faut dire que la maison Dupuis au départ était fortement sous influence du curé de la paroisse.
Vous avez eu la chance de bénéficier d'une époque où la presse était reine avant les albums, de travailler dans un journal et se faire la main.
C'était bien parce que l’on était payé au prix de la planche qui passait dans Spirou, plus les droits d’auteur sur les albums vendus. C’était vraiment rentable.
© Gos - Dupuis
A partir de 1970, vous êtes adoubé par Maurice Tillieux pour lui succéder au dessin de Gil Jourdan. Comment s’est déroulé ce passage de témoin ?
Chez Dupuis, il y avait une réunion annuelle. Un jour, Tillieux était à côté de moi et je lui ai dit : “Dis donc Maurice, quand est-ce que tu vas refaire du Gil Jourdan ? ça commence à manquer”. Il m’a répondu : “Quand je trouverai un couillon comme toi pour me le dessiner.”. Et j’ai dit bêtement : “Chiche”. J’ai fait des croquis que je lui ai montré. Il les a trouvés bons, et c’est parti comme ça.
© Gos, Tillieux - Dupuis
Aviez-vous une pression particulière à prendre sa suite ?
J’étais tenu de faire du Gil Jourdan et les voiture, ça, c’était mon problème. Il m’a montré deux ou trois trucs un jour, et là j’ai appris à dessiner les voitures : incliner la voiture dans un virage, soulever les roues du sol pour montrer qu’elle va vite,… Tillieux était malin. Il me donnait un scénario et disait : “Tu vois, dans cette image, Gil tire sur le volant, la voiture va faire des tonneaux et il va s’éjecter. Quand il aura retrouvé les deux pieds sur terre, je reprendrai pour faire la suite.”. Il me laissait toute liberté pour faire la scène d’action. Je prenais le nombre d’images qui me semblait nécessaire ; ça c’était très chouette.
Après sa disparition tragique en 1978, vous avez clôturé l’épisode en cours. Avez-vous envisagé après de poursuivre seul la série ?
Non parce que déjà, avant, j’avais dit à Maurice que je n’arrivais plus à mener de front Gil Jourdan et le Scrameustache. Je lui avais demandé de trouver un repreneur parce que je ne m’en sortais plus. Ayant liquidé pas mal de dessinateurs pour qui il fournissait des scénarios, il avait l’intention de redessiner Gil Jourdan. Malheureusement, il a eu son accident de voiture et il est mort. Vis-à-vis de l’éditeur, j’étais obligé de terminer l’album en cours. En revanche, il ne m’avait pas raconté son scénario et je ne savais pas la fin. Il m’avait juste dit un jour que le trafic sur la Manche était organisé de telle façon que son histoire ne tenait pas debout. Après son accident, j’ai trouvé l’astuce de faire échouer l’aventure avant qu'elle ne démarre. On a rajouté dans l’album des petites histoires complètes.
© Gos, Tillieux - Dupuis
En 2015, paraît Histoires courtes, reprenant les 3 histoires de Boubou le puma, Adhémar le petit lapin et Roland Labricole. Reste-t-il d’autres trésors à exhumer ?
Non, il n’y a que ça. Ce sont les petites histoires que l’on faisait pour meubler pendant les vacances de Peyo.
© Gos - Hématine
Du 27 août au 14 septembre, la galerie Daniel Maghen à Paris a fait une exposition de vos planches et dessins originaux, ainsi que de Walt, Mazel et quelques Tillieux. Un bel hommage.
Oui ! Daniel Maghen est notre galeriste depuis une quinzaine d’années. Comme ça fonctionne bien, il continue. Il a récemment déménagé et occupe une plus grande galerie. J’ai essayé de convaincre François Walthéry d’exposer simultanément avec nous. A l’approche de l’anniversaire des 50 ans de Natacha, cela aurait été chouette. Mais il n’a pas donné suite. Je pense qu’il ne souhaite pas vraiment céder ses originaux encrés pour le moment.
Merci, Monsieur Gos.
© Gos - Glénat
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Peyo, Franquin, Tillieux, Roba, Walthéry, Jidéhem, Seron, Derib, Mittéï,… Quel grand auteur encore en activité a travaillé avec autant de grands noms de la bande dessinée ? Gos. Pour BD-Best, Laurent Lafourcade a eu la chance d’interviewer son auteur préféré, le créateur du Scrameustache. Avant le second volet survolant sa carrière, voici la première partie consacrée au Scrameustache.
Au fil de la lecture des épisodes du Scrameustache, on se rend compte que la série est savamment construite. Que ce soit les origines de Khéna aussi bien que celles du Scrameustache, aviez-vous tout prévu dès le départ ?
Pour Khéna, oui, dès le premier épisode, mais pas plus. Pour expliquer comment est né le Scrameustache, c’est venu au fur et à mesure des histoires. L’histoire de Scrameustache vient du rédacteur en chef de Spirou à l’époque qui m’a dit un jour : “Mais le Scrameustache, ça veut dire quoi, d'où vient-il”. Ça a fait tilt et le lendemain j’avais tout mon scénario du tome 18. Pour tous les épisodes précédents ou suivants, la plupart du temps, ça vient d’une réflexion, la vue d’une image quelque part. Je me dis que je pourrai peut-être faire ci ou ça. Mais alors je suis parti d’un grand principe que m’avait donné Franquin : “Si tu ne veux pas t’embêter dans tes histoires, à part tes deux héros principaux, amène régulièrement des gens, des inconnus, qui peuvent apporter un plus”. C’est comme ça que sont arrivés les Galaxiens dans la série. Ils étaient d’ailleurs les premiers croquis du Scrameustache. Comme ça n’allait pas, ils étaient trop nus. Comme j’aime beaucoup les chats, j’ai fait un Scrameustache qui ressemble à un peu à un chat.
© Gos, Walt - Glénat
Georges Caillaut, appelé Oncle Georges, est archéologue et ethnologue. Après avoir bourlingué autour du monde, il rédige ses mémoires et s’occupe de mon neveu d’une quinzaine d’années : Khéna. Est-ce que Georges, c’est un peu vous, et Khéna votre fils Walt ?
Non pas du tout. Quand j’ai fait ça, Walt était tout gamin. Il avait huit ans. Il est né en 66, le Scrameustache date de 72.
© Gos, Walt - Glénat
On apprend dans le troisième épisode, le Continent des deux Lunes que Khéna vient d’une autre planète. Il faudra attendre le neuvième volume (Le dilemme de Khéna) pour en savoir plus sur ses parents, puis le seizième (Le grand retour) pour qu’il les ramène du passé. Distiller ces informations au fil des ans, est-ce un moyen de garder un fil rouge ?
Oui, peut être que j’ai fait ça inconsciemment. Quand je fais l’histoire, je me laisse toujours une porte ouverte où je peux retourner pour la suite. Là, je ne sais pas comment ça s’est fait. L’envie de donner une vraie famille à Khéna, de lui permettre de voyager, je trouve que c’est très chouette. Je n’ai jamais pu expliquer d'où venaient mes idées et en y réfléchissant dernièrement j’ai trouvé une explication. Quand j’étais gamin, c’était la guerre. Mes parents habitaient un trou perdu dans les Ardennes, un hameau du village à 2 km et demi du centre. C’était quand même assez loin, les copains ne venaient pas jouer avec moi et je ne pouvais pas aller jouer avec eux. Comme j’étais seul je m’imaginais des histoires et je pense que c’est là que ma capacité à écrire des histoires s’est développée. Après, j’ai eu un petit vélo et j’ai pu me déplacer.
A l’école, quand il fallait faire une rédaction sur un sujet précis, le prof me disait toujours : « Le fond est très bon, Goossens, mais le style est nul. »
© Gos - Glénat
Quelle est l’origine du mot Scrameustache ?
C’est un mot inventé au service militaire. J’étais engagé. Il y avait deux matelots rigolos dans mon service qui s’amusaient à inventer des mots qui n’existaient pas en collant des syllabes les unes aux autres. J’avais trouvé le mot « Scra » : Sujet Créé par Radiations Artificielles. J’avais le début, il me manquait la fin, puis je l’ai trouvée : « -meustache » : …et Manipulations Extra-Utérines Sans Toucher Aux Chromosomes Héréditaires Endogènes.
Pourquoi la série Khéna et le Scrameustache, a-t-elle été rebaptisée Le Scrameustache au tome 7 ?
C’est à cause du rédacteur en chef de l’époque Thierry Martens. Il s’amusait à faire des commentaires sur les lettres des lecteurs. Pour gagner du temps, comme il est plus facile de taper à la machine “Khéna” que “Scrameustache”, c’était toujours Khéna par ci, Khéna par là. Cela m'énervait souverainement et j’ai proposé au directeur éditorial de rebaptiser la série Le Scrameustache, car c'était lui le héros, et non pas Khéna. Il a accepté et c’est comme cela que la série a changé de nom.
© Gos, Walt - Glénat
Dans La fugue du Scrameustache, expatrié, le Scrameustache se pose des questions existentielles sur sa place dans la société. Il va mettre la panique dans le village. Ses tourments l’amènent à faire tout un tas de potacheries. On se rend compte que le personnage à une vraie âme. Pensiez-vous tenir là l’album de la maturité ?
Je n’ai jamais travaillé en me disant ça va marcher ou ça ne va pas marcher, mais plutôt dans le sens où si je me suis bien amusé, ça peut amuser les autres. Et effectivement, la série a décollée au troisième épisode de la série. A l’époque, on faisait des référendums dans Spirou. Le Scrameustache s’est trouvé classé deuxième, juste derrière Gaston. Ça m’a évidemment fait plaisir mais pas apporté d’augmentation pour autant. Ha ha !
L’épisode La fugue du Scrameustache voit également la première apparition des Galaxiens (mise à part la dernière case du tome 3).
Les Galaxiens sont apparus dans l’un de mes tout premiers croquis. Je l’ai mis dans un tiroir et je l’ai oublié. A moment donné, j’ai voulu apporter une explication hors contexte de l’histoire. J’ai pris ce petit personnage-là qui a eu tellement de succès auprès des gamins que je l’ai ensuite repris. C’est comme cela que sont nés les Galaxiens.
Comme j’étais à l’armée dans la marine, j’avais un insigne sur mon bras gauche qui désignait ma spécialité. J’étais secrétaire et je ne sais d’ailleurs pas pourquoi j’avais une feuille d’érable comme insigne. Voulant reprendre un tel codage pour désigner les spécificités de mes personnages, si je mettais un insigne sur le bras, on n’allait rien voir. Alors, je le leur ai placardé sur le ventre.
© Gos, Walt - Glénat
Les Galaxiens, aussi organisés que drôles, accompagnent une bonne partie des aventures. On pense aux Schtroumpfs, mais leur communauté a un côté beaucoup plus scientifique, politique et tayloriste dans leur façon de vivre. Etait-ce un moyen pour vous de vous démarquer ?
Oui. Les Schtroumpfs viennent des sept nains. On peut comparer les Galaxiens avec les Schtroumpfs, mais chaque fois qu’un type va faire une histoire avec des petits personnages, il va tomber dans cette comparaison avec l’un ou l’autre. Moi, ça m’est bien égal. J’ai travaillé cinq ans sur les Schtroumpfs. J’en ai appris beaucoup de choses. Peyo était charmant mais très difficile.
Dans Le prince des Galaxiens, une Galaxienne naît par magie. On y voit un hommage à une certaines Schtroumpfette, elle aussi naquit artificiellement.
Oh, non pas du tout. Je n’y ai même pas pensé. D’ailleurs, je lis très peu de BD, sauf ce qui paraît dans Spirou, pour éviter les influences.
En 1983, votre fils Walt vous rejoint et vous formez un véritable duo indissociable tant sur les scénarios que sur les dessins.
La plupart du temps, les scénarios viennent de moi. On discute tous les deux. Il apporte des idées et/ou me fait remarquer quand quelque chose ne va pas et me propose des modifications. Il peaufine aussi, souvent, les dialogues. Walt a aussi écrit quelques scénarios seul comme Le président Galaxien, Tempête chez les Figueuleuses, Casse-tête olmèque et des gags des Galaxiens. Accaparé par ses autres activités, on a moins collaboré ces derniers temps, mais il revient. Il va faire de bonnes choses. Vu mon âge, je ne vais plus en faire beaucoup.
© Walt
Des albums mettant en scène uniquement les Galaxiens dans des gags ou des histoires courtes s’insèrent dans la collection. Il était question à une époque que votre fils Walt s’en occupe, parallèlement aux histoires du Scrameustache que vous auriez pris en charge ?
Oui, il a déjà commencé mais pour des raisons qui lui appartiennent il a suspendu ce projet. Il m’a dit qu’il allait le reprendre, qu’il était temps qu’il finisse cet album. Au départ, je pensais que si les Galaxiens avaient une collection parallèle, je ne pourrais plus les utiliser. Or, ce n’est pas un problème. Quand Peyo a lancé la série Les Schtroumpfs, il a continué à les faire participer aux aventures de Johan et Pirlouit.
© Gos, Walt - Glénat
Une autre personne est intervenue sur les albums de gags, c’est François Gilson.
C’est un confère dont la collaboration nous avait été suggérée par Patrick Pinchart lorsqu’il était rédacteur en chef du magazine Spirou.
Vous avez eu une carrière parallèle à celle de Pierre Seron. Enfant, j’attendais impatiemment dans Spirou les nouvelles aventures du Scrameustache et celles des Petits Hommes. Puis un jour, un cross over a mélangé les deux séries. Comment est née cette double collaboration dans lesquelles les séries se sont invitées l’une chez l’autre ?
C’était l’idée de Pierre Seron. On revenait d'Angoulême un jour et il y avait sept à huit heures de train. Tout en parlant, on s’est dit qu’on avait un style de dessin très proche. On pourrait se faire rencontrer nos personnages, même dans l’espace si c’est nécessaire. J’ai pensé que c’était une bonne idée. En discutant le long du trajet, on en est arrivé à la conclusion que ce serait encore plus rigolo, de faire deux histoires qui s'interfèrent l’une dans l’autre. Comme j’avais déjà sept pages de dessinées dans ma nouvelle histoire, il m’a dit: ”Ce n’est rien. Tu m’envoies des copies et moi j’adapterai mon histoire à la tienne”. Au fur et à mesure que j’avançais je lui envoyé mes planches et lui créait son scénario d'après ça, bien que ce soit très différent de ce que je faisais. Dans certains passages, je lui disais : “Attention nos personnages vont travailler pendant deux ou trois planches ensemble.”. Au fur et à mesure, il dessinait ses petits personnages, me les envoyait et Walt les redessinait sur nos planches. C'était très complexe car à l’époque il n’y avait pas de mail et toute l'électronique. Alors on faisait des photocopies que l’on envoyait par la poste. Ça nous a coûté une petite fortune en timbres mais ça a fonctionné. Pierre Seron était un virtuose. Il savait s’adapter à tout.
© Gos, Walt - Glénat
La prépublication d’une telle « double histoire » dans Spirou a dû être complexe.
Justement, je me suis fâché avec la rédaction à l’époque. Je les avais prévenus que les deux histoires devaient paraître en même temps pour que les lecteurs puissent passer d’une image à l’autre, pour voir ce que disait l’une par rapport à l’autre. Ils m’ont dit que oui, mais ne l’ont pas fait. Un assistant de rédaction s’était trompé mais ne voulait pas l’admettre.
Très souvent, les militaires et les gendarmes passent pour de sombres crétins dépassés par les événements (T.7 : Les galaxiens, T.27 : Les naufragés du Chastang,…) Aviez-vous des comptes à régler avec votre premier métier ?
Non pas du tout. Il fallait bien que quelqu’un représente un peu l’autorité. Ce n’est pas bien méchant. Ils passent un peu pour des innocents, mais pas pour des salopards. Ça reste affectueux.
Avec le diptyque La caverne tibétaine et Le cristal des Atlantes sur le mythe de l’Atlantide, vous signez un scénario exigeant. Vous montrez que ce n’est pas parce qu’on s’adresse en priorité à des enfants qu’il ne faut pas les faire réfléchir. Est-ce un objectif que vous gardez en tête quand vous écrivez ?
Oui, je ne veux pas devenir bêtifiant. J’essaye toujours que les gosses posent une question à leurs parents et leur demandent des explications s'il y a quelque chose qu'ils n'ont pas compris. Mais les enfants d’aujourd’hui sont beaucoup plus délurés qu’avant, avec tout l’électronique qui les entoure.
© Gos, Walt - Glénat
Les naufragés du Chastang (T.27), aventure scientifique, est une bonne synthèse de l’univers du Scrameustache : un problème dans l’espace, des aliens en péril que Khéna et le Scrameustache doivent aider et qui débarquent sur terre, et des militaires hébétés. L’action se déroule autour du barrage éponyme, centre hydro-électrique corrézien existant.
J’ai des amis de longue date qui sont partis habiter à Argentat en Corrèze, non loin du barrage. Un séjour pendant huit jours dans un petit hôtel à côté de chez eux a donné naissance au scénario. En voyant le barrage, j’ai eu des idées et les ai écrites en rentrant.
Il y a de nouveau un décor réel dans Les petits gris (T.28), dont l’action se déroule à Pommerol en Drôme provençale, basé sur un schéma narratif semblable, les militaires en moins.
Pour Les petits gris, le scénario était quasiment écrit et je cherchais un endroit pour le développer. Un reportage vu à la télévision sur un médecin à la retraite qui avait retapé tout un vieux village m’a donné l’idée. On a loué une maison sur place, puis j’ai imaginé toute l’action en référence aux croquis et aux photos que j’avais faits. Je me suis bien amusé à faire cet album.
© Gos, Walt - Glénat
Est-ce que le fait de partir de lieux et de choses réelles apporte un plus ?
Quand on a un décor à sa disposition, ça apporte de la facilité pour évoluer.
Aventure, science et fantastique, ce sont pour vous les trois angles d’une histoire réussie ?
Oui. Pour le Scrameustache, c’est exactement ça.
© Gos, Walt - Glénat
Vous êtes un des derniers dinosaures de l’âge d’or. Pensez-vous que c’est parce que votre série n’est pas figée dans une époque révolue et a évolué avec la société ?
C’est fort possible. Quand j’ai commencé cette histoire, je suis allé voir Charles Dupuis et je lui ai dit que j’avais une nouvelle série à proposer. Il m’a dit : « Tâchez d’être original, parce que l’on a déjà un peu tout fait. ». Alors, j’ai dessiné trois pages et les dix suivantes au crayon. J’avais mon scénario écrit que je lui ai montré, et lui ai expliqué qu’avec mes personnages, je pouvais faire vivre des aventures dans le présent, dans le passé, dans le futur, ici sur terre ou sur une autre planète, rien n’était impossible. Il m’a répondu : « Je n’y aurais jamais pensé. Ça va faire un bel album ! ».
© Gos, Walt - Dupuis
Le dernier album paru à ce jour montre que le Scrameustache est une série résolument d’actualité. Cette « porte des deux mondes » est un symbole de passages de migrants. Sans qu’ils ne s’en rendent forcément compte, vous inculquez à vos lecteurs des valeurs de tolérance et de respect, voire d’œcuménisme.
C’est involontaire de ma part. Je n’ai pas fait le rapprochement. Si je l’ai fait, c’est inconsciemment.
Je suis simplement parti sur le fait que beaucoup de soleil faisait monter le taux de mélanine. La peau des Galaxiens noirs s’est adaptée au soleil. La température étant montée sur la planète de ces personnages, certains sont partis, d’autres se sont adaptés.
© Gos, Walt - Glénat
En 2005, coup de théâtre, vous quittez Dupuis pour Glénat. Mais que s’est-il passé ?
C’est une longue histoire. Mon fils connaissait un journaliste chinois qui venait régulièrement en Europe. Il voulait éditer tous les Scrameustache en chinois. A eux deux ils ont monté tout un business plan pour ce marché. Différentes éditions étaient envisagées : en couleur pour les plus riches, en noir et blanc et d’autres encore avec une couverture souple bon marché. Ils avaient fait une étude de tout le marché chinois, ce qui représentait un boulot énorme. On a proposé ça chez Dupuis. Ils ont tergiversé de manière frileuse en humiliant notre correspondant chinois avec des discussions de tapis sans fin, ce qui est ne rien connaître de la mentalité d’affaire locale.
Nous nous sommes fâchés. Mon fils Walt, qui -à l'époque- n’avait pas sa langue dans sa poche, leur a fait entendre quelques bonnes vérités. Le directeur de collection a dit qu’il ne voulait plus le voir, mais qu’il me gardait moi parce que j’étais sympa. Je lui ai répondu que je refusais car nous étions deux qui ne formions qu’un. On reste ou on part. Nous sommes partis le lendemain et avons prospecté. On ne voulait pas aller au Lombard parce qu’on trouvait qu’il y avait trop d’histoires réalistes. Walt a entamé des démarches avec Glénat qui nous a dit tout suite “Bienvenue chez nous”.
© Gos, Walt - Glénat
Au final, on trouve le Scrameustache en Chine ?
Non, pas du tout. Notre interlocuteur a poursuivi son métier de journaliste mais s’est tourné vers d’autres types d’investissements professionnels d’après ce que je sais.
Le Scrameustache devait être le fer de lance du label Paris-Bruxelles, hébergé par Glénat. Il en est aujourd’hui le seul survivant.
Je ne connais pas toutes les différentes raisons de l’étiolement de cette collection. J'apprécie Jacques Glénat. Il est très sympa et maintenant sa fille Manon va reprendre la direction d’édition. Son autre fille va reprendre la logistique d’après ce que je sais.
© Gos, Walt - Glénat
On ne peut pas dire que Glénat fasse le moindre effort pour mettre la série en évidence. Ne regrettez-vous pas aujourd’hui de ne pas avoir une belle série en intégrale dans la collection Dupuis patrimoine ?
On parle de moi dans les albums de la collection Dupuis patrimoine, c’est déjà une chose. Mais une édition en intégrale ne m’enchante pas. Il y a minimum trois albums dans un volume. Parfois, vous touchez à peu près en droits d’auteur l’équivalent de ce que vous touchez pour un album classique. C’est l’éditeur qui empoche la différence.
Les lecteurs prennent l’habitude d’acheter des intégrales et n’achètent plus les albums individuels. Si je donne mon accord pour une édition en intégrale, on ne vendra plus les autres. Je travaille pour les enfants. Lire une intégrale pour eux, c’est comme soulever un sac de dix kilos de patates.
Roger Leloup a embarqué Yoko Tsuno dans une grande histoire composée en fait de deux parties indépendantes d’une trentaine de planches car il avait peur de ne pas arriver au bout. Raoul Cauvin vient d’annoncer qu’il arrêtait le scénario des Tuniques bleues. Vit-on la fin d’une époque ?
Malheureusement, je crois que oui. Par exemple, dans le journal Spirou, il y a un tas de gars qui travaillent mais je n’en connais que trois qui font vraiment du bon travail. Tous les autres font du boulot de fanzines. Mais quand on sait combien on les paye, ce n’est pas étonnant. Nous, en faisant avec soin, une planche à une planche et demie par semaine, on arrivait au bout du mois en pouvant vivre avec notre travail. De nos jours, pour vivre, les jeunes doivent faire au moins trois planches. Ils ne peuvent pas y consacrer beaucoup de temps, ce qui s’en ressent dans la qualité du travail.
Le Scrameustache est l’une des créations les plus originales en bande dessinée. Il a encore un potentiel certain qui ne demande qu’à être lu par les nouvelles générations. Y a-t-il encore des enfants qui découvrent la série avec les nouveautés ?
Je ne saurais pas dire. La plupart de mes jeunes lecteurs sont des gens qui ont maintenant une quarantaine ou une cinquantaine d’années, et qui ont passé la collection à leurs enfants. Alors, une fois qu’ils ont commencé, ils accrochent et ils continuent. C’est plutôt par les parents que ça se fait.
© Gos, Walt - Glénat
Qu’en est-il du projet de dessins animés du Scrameustache que l’on nous promet depuis 2016 ?
Il était bien avancé. Le producteur qui avait monté ce projet a eu un enfant gravement malade. Il a alors mis toute son énergie pour s’occuper de cet enfant et il a eu raison. De ce fait, il a fait faillite. C’est très dommage car le projet était prometteur.
Je n’ai jamais eu de pot dans ce domaine. Quand j’étais chez Dupuis, le directeur commercial me disait qu’ils travaillaient sur les dessins animés des Schtroumpfs et que pour mes personnages il faudrait attendre. Après, il y avait autre chose. Un gars m’avait dit : « Vous les suivants des grands seigneurs de la BD, vous êtes des sacrifiés. ». Il y avait Franquin, Peyo, Roba, Tillieux dont on s’occupait. On arrivait juste derrière et on nous disait de patienter. Puis, une troisième génération est arrivée avec des gars plus jeunes et on s’est tout de suite occupés d’eux. Le rédacteur en chef de Spirou se trouvait plus en relation avec les troisièmes qu’avec les deuxièmes. On avait des antécédents avec la maison, tandis que les nouveaux venus étaient bien obligés de marcher comme on leur disait.
Une adaptation en live comme l’a fait Alain Chabat avec le Marsupilami vous séduirait-elle ?
Ah, oui, peut-être...
Lire un nouveau Scrameustache, c’est comme lire un nouveau Natacha, un nouveau tuniques bleues,… C’est une délicieuse madeleine qui revient en bouche. Avez-vous conscience, lors de séances de dédicaces par exemple, de l’effet que vous faites sur les lecteurs maintenant quadras ?
Oui. Je ne fais plus beaucoup de séances de dédicaces avec la santé de ma femme, mais je vais tout de même tous les ans au salon de la BD à Bruxelles. Il y a des gens qui viennent de partout, d’Allemagne, de France, du Luxembourg, qui ont 45, 50, 60 ans, qui continuent d’acheter la série et qui en sont toujours friands. Ils ont l’impression de commettre une faute s’ils n’achètent pas la suite de ce qu’ils ont. Et c’est tant mieux pour moi, d’ailleurs. Ha ha ! Mais il faut être honnête, la vente de BD a fortement diminué.
© Gos - Glénat
Que nous réserve le prochain album ?
Là, ça va être une surprise. Khéna et Scrameustache, qui sont avec une petite gamine, commettent une imprudence. Ils sont embarqués dans un ovni qui appartient à des êtres venus sur terre pour chercher des plantes médicinales parce que leur médecine ne convient pas à tout le monde. Ils repartent avec eux. Ils demandent à faire demi-tour, mais trop tard. Ils sont entrés dans un vortex et partis jusqu'à la destination finale. Mais ils leur promettent de les ramener le lendemain une demi-heure après leur départ. En attendant, Khéna et sa compagne de voyage vont découvrir là- bas un monde qu’ils ne connaissent pas … Mais je ne vais pas tout spoiler !
Ça va être surprenant, d’autant plus que, je ne l’ai jamais fait, mais je vais tuer un personnage annexe pour mettre un peu plus d’action dans l’histoire.
(à suivre...)
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
2019 commence en fanfare pour le petit monde impérissable et toujours aussi attrayants de François Walthéry. Un gros pavé, le premier d’une collection déjà incontournable, Une vie en dessins, vient de sortir faisant la part belle à ce grand bonhomme du Neuvième Art et de la vie liégeoise. L’occasion de revisiter son oeuvre, de la visiter et mieux la comprendre accompagné du maître, page après page. On en reparlera, avec une interview.
Parallèlement, deux de ses amis et collaborateurs de longue date, Dragan de Lazare et Gilson, livrent une compilation de pastiche et de parodie réunissant pour le plus grand plaisir des lecteurs Rubine et Natacha. Deux héroïnes emblématiques traitées avec respect et emmenées dans différents univers pour profiter de l’occasion pour rendre aussi hommage à quelques autres grands maîtres de cet Art. Hommage Collatéral, un album pour lequel nous avons collaboré à la finition en réalisant une interview des deux auteurs, en fin d’album. En voici des morceaux choisis à lire en intégrale dans l'album si vous le possédez déjà.
Mais avant toute chose, un petit mot d’explication sur le cadre dans lequel paraît cet album. Derrière cette initiative, on trouve un duo de créatifs, Olivier Ghys et Michèle Lahaye, passés en 2018 par le programme reStart de Beci, qui accompagne les entrepreneurs ayant fait faillite. Né de la solidarité des temps difficiles, le tandem a pensé à un concept simple pour retrouver du travail : un contrat d’emploi via la Smart pour promouvoir les artistes, leurs œuvres et le patrimoine culturel. C’est ainsi qu’est née ABA ASBL, dont la première initiative est donc cet album, « Hommage collatéral », commis par un collectif de dessinateurs dont Walthéry himself, mais surtout Dragan De Lazare et Gilson, pour ne citer qu’eux.
Bonjour à tous les deux. Vous voilà bien accompagnés. Rubine, Natacha, on ne s’en lasse jamais ?
Dragan De Lazare : Non jamais, des belles filles comme ça, on en redemande. Et pas que nous, il n’y a qu’à voir les files d’attente en dédicace.
Gilson : C’est comme manger ou boire, c’est vital (rires).
Cela fait longtemps que vous collaborez avec François Walthéry, comment est-il au travail ? On a souvent l’image de la BD de papa avec des ateliers et des studios d’auteurs stakhanovistes. J’imagine que ce n’est pas le cas avec François ?
Dragan : Du tout. Travailler avec François est un vrai plaisir. Je n’ai malheureusement pas vraiment eu l’occasion d’être à ses côtés, dans son atelier, comme lui à ses débuts dans celui de Peyo, car à l’époque où j’ai commencé Rubine, en 1991, François avait des soucis de santé, notamment un problème avec son pouce à la main droite. Il n’a pas pu dessiner pendant près d’un an. Et surtout j’habitais Paris et lui à Cheratte. Heureusement, la Poste a très bien fait son travail. Je lui envoyais les crayonnés, François corrigeait ce qui n’allait pas puis me renvoyait les planches, et je faisais l’encrage. Il était toujours très, très délicat lorsqu’il fallait corriger quelque chose. C’était fait avec une gentillesse inouïe. La plupart du temps c’était pour ajouter du mouvement, car le fait de travailler avec un si grand maître de la BD, qui a bercé mon enfance, me rendait assez coincé à l’époque, je dois l’avouer.
© Gilson/De Lazare / Walthéry chez Bardaf
Avec ces fausses couvertures, vous réalisez le rêve de beaucoup : une aventure commune de ces deux dames parmi les plus adulées du Neuvième Art. Vous en avez rêvé aussi ?
Dragan : Exactement, je crois que tous les fans de l’univers Walthéry ont rêvé de voir ce magnifique duo de choc ensemble. Il m’est, ma foi, arrivé de glisser Natacha par-ci, par là dans les albums de Rubine, Mais c’était un petit clin d’œil amical c’est tout. Ce que nous avons fait avec Bruno et François dans ce livre est vraiment un vieux fantasme qui se réalise enfin.
Au fond, y’a-t-il une bible Walthéry qui dit ce qu’on peut faire ou pas ? Déshabiller mais pas trop ses héroïnes ?
Dragan : Non ça n’existe pas, mais le respect des personnages tels qu’ils sont dans les album nous oblige à rester dans une limite disons « tout public » avec, bien sûr, un peu plus de liberté quand même… mais sans jamais dépasser celle du bon goût et surtout pas sortir du cadre de la beauté. On les aime trop.
© Gilson/De Lazare / Walthéry chez Bardaf
À quoi faut-il penser quand on fait une couverture, qu’elle soit fausse ou réelle ?
Dragan : À se faire plaisir surtout. Ce plaisir déteint sur les lecteurs. Et croyez-moi c’était le cas avec chacune d’entre elles. Nous avons tous lu beaucoup de bandes dessinées étant enfants et ces histoires ont aidé à développer notre imaginaire. Une fois arrivé dans le métier, on a su et enfin pu dessiner ses rêves d’enfant, entre autres, des couvertures qui n’ont jamais existé, sauf dans notre imagination, mais dont certaines aurait pu réellement exister. Elles sont tellement poignantes qu’en les voyant on regrette presque qu’il n’y ait pas un livre derrière certaines d’entre elles, tellement on aimerait l’ouvrir et plonger dans l’histoire.
Gilson : Une couverture est une invitation lancée au lecteur. La vitrine de ce qu’il va découvrir à l’intérieur de l’album. Elle évoque l’histoire dans laquelle il se plongera au fil des pages. Dans le cas de figure qui nous intéresse ici, nous allons plus loin en lui proposant quelque chose de totalement imaginaire comme le dit Dragan. Car bien entendu, le contenu n’existe pas. Et quoi de plus grisant du susciter l’imagination collective.
Pour les albums classiques, les auteurs ont l’habitude de faire beaucoup de tests et croquis pour arriver à la « bonne » couverture qui va attirer le regard. Quand on se lance dans la parodie, c’est aussi le cas ?
Dragan : Absolument, tout le travail est pareil. Le but, justement, est de réussir à créer une couverture qui donne envie, une couverture qui déjà nous plaît à nous, en la faisant et qui réveillera des sentiments chez tous ces nostalgiques de la bonne bédé classique qu’on dévorait, enfants, dans nos journaux favoris. Bien sûr, lorsqu’on s’inspire d’une couverture existante certains éléments sont déjà en place, de ce point de vue-là, la tâche est plus simple. Mais d’un point de vue technique, le travail est identique à celui fourni pour une vraie couverture d’album. Une fois qu’on a l’idée il faut faire des croquis puis le dessin définitif, l’encrage et enfin la couleur.
Gilson : Et je dirais même plus : c’est un travail encore plus pointu car l’erreur, je dirais, n’est pas permise. Un hommage ou un pastiche se doit d’être respectueux des personnages originaux. C’est aussi un travail de recherches et de documentation souvent fastidieux mais ô combien passionnant tout de même.
D’ailleurs, dans cet album, on trouve aussi des couvertures inédites, non-retenues pour des albums de Rubine. Pourquoi, Dragan ?
Dragan : Pour la simple raison qu’à l’époque, Yves Sente, le rédac-chef aux éditions du Lombard, me demandait de créer trois proposition de couvertures différentes pour chaque nouvel album. Il ne s’agissait bien sûr pas de dessin définitifs, mais plutôt de mise en place et de crayonnés plus ou moins poussés. Comme je m’investissais vraiment dans l’idée de chacune d’entre elles, mais que les trois ne pouvant être choisies, il m’en restait forcément deux jamais réalisées dans les fardes. Et bien là, j’en ai profité et certaines sont enfin devenues de vrais couverture alternative de mes albums parus il y a 25-30 ans.
C’est important de ne pas verser dans le too much, non ?
Dragan : Ah oui, très important. En faire trop est pire que pas assez. Le pas assez laisse encore de la place pour le désir, par contre le too much – donne la nausée.
Gilson : Moi je devrais en faire trop car je n’en fais pas assez (rires).
Une première version non-retenue de Kong Kong le gorille a très bonne mine
Premier essais pour l'album © Gilson
Et de dessiner à la manière de François là où vous avez une large palette de styles différents ?
Dragan : Croyez-moi ce que je fais est LOIN, même très loin du style Walthery. Son style est inégalable. C’est un virtuose qui a une facilité désarmante à faire des choses magnifiques. Chez lui, chaque trait chante, cela bouge de l’intérieur. Je ne me lasserai jamais de regarder encore et encore ces planches incroyables du « 13ème apôtre » de « La mémoire de métal » ou d’ « Un Trône pour Natacha ». Oui j’ai d’autres styles, si on peut dire cela comme ça, c’est un mélange de tout ce que j’ai aimé, de ce que je suis et surtout… de toutes mes imperfections.
Gilson : Je rejoins ce que dit Dragan. Cela dit, il n’y a qu’une personne au monde capable de faire du Walthery et c’est Walthery lui-même. On peut s’approcher du style, oui, mais arriver à confondre non. C’est impossible. Et croyez-moi, pour avoir vu François réaliser devant moi des merveilles à la mine de plomb, il me faudrait bien deux vies pour arriver à une telle maîtrise.
Êtes-vous perfectionnistes ?
Dragan : Ahahahahaha. Je dirais plutôt que je ne suis jamais satisfait de ce qui sort sous ma main. Donc faut gommer, recommencer puis encore re-gommer. Puis lorsque je ne m’y retrouve plus dans tous mes traits, je reprends le dessin à la table lumineuse et hop, c’est reparti…. Lorsque je n’en peux plus… j’abandonne. Et c’est ce que j’ai abandonné que le public voit publié. Mais ça ne veut pas dire que j’en suis content, oh non…
Gilson : Dragan est un Stakanoviste (rires) En fait, je suis paradoxal. Je suis entre guillemets perfectionniste mais doublé d’une indécrottable feignasserie si je puis utiliser ce néologisme. Dès lors il s’agit toujours d’une suite de compromis et de conflits intérieurs. Je dirais qu’être satisfait rapidement de son œuvre est une grosse erreur. Ce que je fais souvent, je laisse « reposer » comme on dit dans le métier. Ensuite quelques jours plus tard je ressors le dessin du tiroir et comment dire ?… je le déchire souvent et recommence en éructant des borborygmes et autre vociférations (rires).
Une première version non-retenue pour un hommage à Tembo Tabou
Scène coupée au montage © Gilson
Il y a le dessin mais aussi les couleurs de Renaud Mangeat qui retrouve les couleurs qui ont tant donné de peps aux albums de ces héroïnes. Lui aussi est passionné ?
Dragan : Oui, et ça se ressent dans ses mises en couleurs. Renaud a fait du très, très beau boulot. Il sent très bien les couleurs, les gammes et il sait créer une ambiance. C’est le plus important pour un coloriste. Il a mis en couleur la couverture principale du livre, les couvertures de François et certaines des couvertures de Bruno Gilson. En ce qui concerne les miennes, je me suis fait le plaisir de tout faire moi-même. Ça m’a beaucoup amusé, alors que d’habitude la mise en couleur ce n’est pas ce que je préfère, c’est très long et surtout fatiguant.
© Dragan de Lazare
Elle vous manque ? Vous aimeriez lui donner une nouvelle aventure ?
Dragan : Rubine? Elle ne me manque pas du tout, je la dessine tous les jours (rires). On m’en demande tout le temps, au point qu’elle ne me laisse jamais chômer. Une nouvelle aventure ? Qui sait ? Je constate surtout que même si la série est arrêtée depuis un moment déjà, la belle Rubine a encore un grand nombre fans. J’ai ouï dire que quelque chose se tramait du côté Mythic – Di Sano…. On attend avec impatience de voir.
Oui, même si plus aucun album ne sort pour Rubine, le public est toujours là au rendez-vous, aux séances de dédicaces notamment. Un personnage culte, intemporel ? Et pourtant délicieusement vintage ?
Dragan : Vous savez les belles filles c’est intemporel. On en veut toujours, encore et encore, et cela ne s’arrange pas avec l’âge (rires).
Une deuxième scène coupée au montage © Gilson/De Lazare / Walthéry chez Bardaf
Et même si Rubine, et Natacha aussi, ne connaissent plus autant d’aventures que le voudraient les lecteurs, vos couvertures, une seule image par page, n’est-ce pas le meilleur moyen pour raviver l’imaginaire du lecteur et le pousser à créer ses propres histoires ?
Dragan : Certainement. Vous savez, nous aussi ça a commencé comme un petit jeu anodin. On faisait des dessins clins d’œil à notre ami François et ensuite on en a refait pour faire plaisir à des amis, puis ça nous a bien plu et donné d’autres idées… Finalement le battement d’ailes du papillon est devenu ouragan. Et a un moment on s’est dit, pourquoi ne pas les montrer à tout le monde. J’espère que les lecteurs y prendront autant de plaisir que nous.
Un extrait de l'album de Dragan de Lazare
Gilson : C’est vrai, nous nous sommes bien amusés. Réunir ces petites calembredaines en un recueil est en quelque sorte une suite logique. À tel point que nous nous sommes attelés immédiatement à la conception d’un tome 2.
Vintage mais pas nunuche, à l’heure des mouvements metoo et de la révolte des femmes contre le sexisme et un certain paternalisme, Rubine et Natacha pourraient être les égéries de ces mouvements, sexy mais pas folles les guêpes !
Dragan : Je ne veux surtout pas partir dans la politique, mais tous ces mouvements qu’ils soient féministe ou autres m’ennuient profondément. Ils sont le plus souvent imposés aux femmes pour des intérêts de petits groupuscules qui les utilisent pour finalement mieux les exploiter… les hommes comme les femmes… Il est aujourd’hui bien connu que la « libération » de la femme n’est pas apparu pour aider les femmes, mais pour doubler le nombre d’ouvriers sur le marché du travail et donc baisser les salaires, donc pour aider le patronat, pas les pauvres bougres. On a dit à une femme qu’elle est « libre » si elle passe sa journée à trimer pour un patron au lieu de s’occuper de ceux qu’elle aime, de ses enfants, de sa famille. Chaque femme qui réfléchit et qui n’est pas manipulée est consciente de cela. Pour être franc, je ne crois pas que les héroïnes de BD sont des modèles sociaux-culturels. C’est de la détente, une évasion et du plaisir, et ça s’arrête là.
Comment expliquez-vous que ces femmes de papier aient toujours autant de succès, telles des madeleines de Proust ? C’est le génie de François ?
Dragan : Absolument, il a ouvert les portails d’un univers fantastique qui crée un dépaysement, nous fait oublier nos soucis, nous entraîne dans le rêve, l’aventure et la bonne humeur. Lorsque on est amateur de bonne BD, que peut-on demander de plus. Merci monsieur François !
Un ex-libris pour le champagne Vautrain © Gilson/De Lazare / Walthéry chez Bardaf
Et même si Rubine, et Natacha aussi, ne connaissent plus autant d’aventures que le voudraient les lecteurs, vos couvertures, une seule image par page, n’est-ce pas le meilleur moyen pour raviver l’imaginaire du lecteur et le pousser à créer ses propres histoires ?
Dragan : Certainement. Vous savez, nous aussi ça a commencé comme un petit jeu anodin. On faisait des dessins clins d’œil à notre ami François et ensuite on en a refait pour faire plaisir à des amis, puis ça nous a bien plu et donné d’autres idées… Finalement le battement d’ailes du papillon est devenu ouragan. Et a un moment on s’est dit, pourquoi ne pas les montrer à tout le monde. J’espère que les lecteurs y prendront autant de plaisir que nous.
Gilson : Si je ne m’abuse, c’est la première héroine du genre qui à été créée à l’époque. Elle a traversé les âges et se porte très bien pour une femme d’à peu près 49 ans hahaha ! Et puis il n’y a qu’à voir le public toujours aussi émerveillé et ce quelques soit les générations.
Comment expliquez-vous que ces femmes de papier aient toujours autant de succès, telles des madeleines de Proust ? C’est le génie de François ?
Dragan : Absolument, il a ouvert les portails d’un univers fantastique qui crée un dépaysement, nous fait oublier nos soucis, nous entraîne dans le rêve, l’aventure et la bonne humeur. Lorsque on est amateur de bonne BD, que peut-on demander de plus. Merci monsieur François !
© Gilson/De Lazare / Walthéry chez Bardaf
Gilson : Si je ne m’abuse, c’est la première héroine du genre qui à été créée à l’époque. Elle a traversé les âges et se porte très bien pour une femme d’à peu près 49 ans hahaha ! Et puis il n’y a qu’à voir le public toujours aussi émerveillé et ce quelques soit les générations.
Avec vraiment un style qui tranche par rapport aux BD’s d’hommes ? Une woman touch salvatrice dans une BD souvent trop dédiée aux héros masculins et où les femmes sont repoussées aux seconds-rôles ? Walthéry a ouvert la porte à une certaine égalité ?
Dragan : Égalité ? Vous me faites rire. Les femmes ont tellement davantage sur les hommes que je me demande ce qu’elles veulent de plus. Elles sont si belles, charmantes, mignonnes, en un mot : irrésistibles… Une femme attire cent fois plus l’attention qu’un homme. Non mais vraiment… de quelle égalité parlez-vous ? Si dans le temps il n’y avait pas tellement de héroïnes dans les BD, c’est que tout simplement on respectait trop la femme pour la caricaturer. Il a fallu au 9ème art le talent d’un François Walthéry pour enfin montrer que l’on pouvait dire aux femmes qu’on les adore même dessinées, même en papier.
L’efficacité du dessin de François, comment l’expliquez-vous ?
Dragan : Si je pouvais l’expliquer je serais sûrement capable de dessiner comme lui, mais malheureusement cela reste encore un grand mystère pour moi aussi. Voilà 40 ans que je dessine en essayant de comprendre comment ont fait les grands maîtres, et à chaque fois que je crois avoir saisi un petit quelque chose, vite je me rends compte que ce n’était qu’une chimère. Dieu donne a ceux que Lui a choisi.
Gilson : ça ne s’explique pas en fait. Mais…ça reste du travail, grand maître ou pas nous ne sommes pas des androïdes.
Dans l’univers Walthéry, quelle est votre couverture préférée ? Et votre aventure ? Pourquoi ?
Dragan : Ma couverture préférée ce n’est pas celle d’un de ses albums, mais une des premières que j’ai jamais découverte, dans Spirou. D’ailleurs elle apparaît dans ce livre en version Rubine à la place de Natacha avec un revolver sur les toits humides. C’est une couverture du journal Spirou datant de 1973.
Cette couverture m’a fait tant rêver. J’imaginais toute la ville, en bas, les gens dans les immeubles avoisinants qui regardent cette fille magnifique en mini-jupe sur leurs toits… puis cette pluie qui donne une ambiance irréelle. À mon humble avis, c’est une des plus belles couvertures de Spirou de tous les temps. Mes aventures de Natacha préférées sont les albums allant de la « Mémoire de métal » à « L’île d’outre monde », ce sont les plus belles aventures, puis surtout parmi elles, il a celles écrites par Maurice Tillieux…. que dire de plus. Si vous n’avez pas grandi avec ça… il vous manque une CASE! (rires).
Gilson : « Les machines incertaines », Je suis féru de science-fiction et celle-ci me parle plus que les autres par définition. Et puis elle réunit les talents de Walthery et Jidéhem ce qui n’est pas rien.
La parodie, est-ce un art facile ou plutôt difficile, finalement ?
Dragan : Les deux, et je m’explique. Avec la parodie on peut très facilement glisser dans le banal, le facile, le vulgaire. Par contre lorsqu’on fait ça vraiment avec amour, passion et tendresse, cela peut donner des résultats magnifiques. Lors de la réalisation de ces couvertures, le fait de sentir l’enfant en moi se réjouir, comme je me réjouissais il y a plus de 40 ans en recevant mon Journal de Spirou hebdomadaire, me rassure que j’ai réussi à y mettre tout mon coeur.
Gilson : comme c’est bien dit (rires). Dans mon cas l’exercice fut certes difficile du point de vue technique. Je n’ai jamais eu l’occasion de travailler sur les personnages de Walthery d’une manière intensive comme on le fait pour un album entier. Il m’a fallu une grande rigueur et pas mal de concentration. Pour le reste, oui c’est le cœur qui s’est exprimé avant tout.
Au fil de vos couvertures, on voit que Rubine comme Natacha sont tout-terrain, elles vont dans l’espace, affrontent des monstres, se retrouvent sur un sous-marin… C’est important de laisser évoluer les personnages dans des milieux où on ne les attend pas forcément ?
Dragan : Oui, c’est le but premier de l’aventure, mais dans ce cas précis, celui de ces couvertures c’est surtout le fait qu’on a voulu rendre hommage à des univers très différent, d’abord à d’autres auteurs et héros de bédé, mais aussi de cinéma et dont le cadre n’est pas toujours forcément lié à l’ambiance dans lesquelles évoluent Natacha et Rubine d’habitude.
© Walthéry chez Dupuis
Y’a-t-il une histoire que vous regrettez que François n’ait pas faite
Dragan : Oh oui ! Une histoire passionnante que j’ai écrite moi-même. (rires)
Gilson : Hmm, un troisième vieux bleu… non je plaisante (rires)
Y compris ailleurs que dans la BD. On ne compte plus les ex-libris, portfolio, objets dérivés auxquels ont donné lieu les albums de Walthéry. Natacha et Rubine ont dépassé leurs albums, sont vraiment devenues des icônes quasi de chair et d’os ?
Dragan : Vous avez raison, et pas uniquement en papier… il n’y a qu’à voir les figurines…. Elles sont de plus en plus grandes. Et là, finalement il y a une Natacha grandeur nature ! Une vrai « petite » perle ! Bon, moi j’attends quand même celle en chair et en os! Vu comment ça évolue, c’est sûrement pour très bientôt.
En tout cas, c’est aussi un jeu de titraille et de textes, trouvez un minimum de bons mots et leurs donner le style des albums, des films auxquels ils font référence. Pas évident ?
Dragan : C’est très facile quand vous êtes inspirés, et surtout amusant, mais des fois ça ne vient pas du tout et je veux justement profiter de cette occasion pour vous dire qu’un grand nombre de titres de ce recueil ont été trouvés par mes amis Dominique Léonard et Bruno Gilson, qui sont de vraies sources d’idées. Je leur dis un grand merci.
Gilson : Pour moi, jouer avec les mots est un pécher mignon, une marotte, quasiment une passion. Il ne se passe pas un jour sans que je détourne quoi que ce soit en une sorte de calembour ou d’à peu près. Mais rassurez-vous je sais quand je dois m’arrêter (rires).
Plus qu’un hommage parodique et bienveillant au monde de Walthéry, vous l’emmenez voir d’autres grands maîtres E.P. Jacobs, Tillieux, Vampirella, du Kox aussi, de la s-f des 50’s et au magazine Spirou, surtout. L’un ne va pas sans les autres ?
Dragan : Bien sûr, c’est un amalgame de bons souvenirs qui a enfanté cet ouvrage. On aurait tant aimé pouvoir dire sans arrêt merci à tous ceux qui nous ont donné tant de bonheur durant notre enfance. Mais la liste est bien longue …nous n’avons que commencé à rendre hommage à certains d’entre eux, mais il y en a tant d’autres. Il nous faut un tome 2 très vite (rires).
Outre ces anciens, dans la jeune génération, certains se réclament de Walthéry ? On le perçoit dans leur style, leur humour ?
Dragan : L’influence est naturelle, tous les grands artistes laissent des traces profondes et marquent les jeunes qui débutent. Certains, comme Franquin, Hergé, Peyo, Macherot, Goscinny, Tillieux, Walthéry et d’autres géants de la BD le feront toujours. Leur héritage est sublime et incontournable. On a une chance énorme de les avoir. On peut y puiser sans arrêt, et je suis sûr que l’on devrait le faire beaucoup plus, s’il y a une crise dans le monde du 9eme art, c’est bien par ce que l’on a un peu oublié ces sources.
Original extrait de l'album © Gilson
Cet album sort chez Bardaf, en auto-édition, si je ne me trompe ? Les maisons d’édition classiques ne sont pas friandes de ce genre d’exercice ?
Dragan : Je laisse Bruno répondre à cette question, car c’est lui qui s’occupe de tout cela.
Gilson : Cette fois il ne s’agit pas d’auto-édition mais d’une véritable structure qu’il serait bien long et complexe à décrire ici. Et en effet les majors ne sont pas friandes de cet exercice. Mais je pense que cela va évoluer. Nombre d’auteurs confirmés issus de grandes maisons se tournent eux-mêmes et de plus en plus vers l’auto-édition. Je pense personnellement que c’est en quelques sorte l’avenir de la BD car cela donne entre autre aux jeunes auteurs, plus de possibilités et de chances d’éditer en album leurs productions via notamment les sites de financement participatifs de plus en plus nombreux sur le web.
Quels sont vos projets ? Encore et toujours du Walthéry ? Cat, pour vous Dragan ? Et un petit indien, Tatanka, pour vous Bruno ? D’autres choses ?
Dragan : (rires) CAT c’est du cyrillique et en Serbe ça se prononce : SAT ce qui veut dire : L’HORLOGE. C’est ma toute dernière BD, mais que je n’ai pas dessiné… eh non… L’Horloge, je l’ai scénarisée. C’est d’ailleurs mon premier scénario publié et je suis fier de dire que c’est un très grand succès en Serbie. Avec mon ami dessinateur de grand talent, Vujadin Radovanovic – Vuja, nous avons reçu le prix de la meilleure BD du Salon du livre de Belgrade cette année. Comme il s’agit de l’histoire de nos arrières grands parents lors de la Grande Guerre, en plus de l’album l’un des plus grands quotidiens Serbes « Vecernje Novosti » a diffusé cette BD a plus de 120.000 exemplaires lors du centenaire de l’Armistice, le 11 novembre dernier. C’est un one shot poignant, une histoire vrai raconté avec émotion, qui a touché au plus profond et a fait pleurer la moitié de mon pays… j’espère que les lecteurs français et belges auront bientôt l’occasion de le découvrir.
Gilson : Tatanka cela veut dire bison en Sioux (rires). Blague à part je vais entamer le tome 2 avec Manuel Tenret (rantanplan). Le format restera à l’italienne en cartonné. Et une intégrale est même prévue avec encore plus de jeux pour les enfants. La date de sortie est normalement prévue pour cette fin d’année 2019 voire courant 2020. Dans le même temps Dragan et moi poursuivrons le travail sur le second tome des hommages et pastiches. Je caresse l’idée d’un recueil de créatures fantastiques mais bon, j’ai déjà pas mal de pain sur la planche pour cette année, nous verrons bien.
Propos recueillis par Alexis Seny
Titre : Hommage collatéral
Recueil de parodies
Auteurs : Walthery, De Lazare, Gilson
Auteurs invités : Di Sano, Kox, Carpentier, Bojan Vukic
Couleurs : Dragan De Lazare, Gilson & Renaud Mangeat
Genre : Hommage, Parodie
Nbre de pages : 56
Prix : 20 €
Dans les pas de McCloud, Eisner ou Toriyama et en même temps loin des sentiers battus, ce drôle de canard qu’est Yuio réalise un nouveau livre dont il est le héros, et nous avec. Auteur tout-terrain et multi-format, il raconte aujourd’hui son art dans « Dessiner, illustrer : manuel en BD ». Pour apprendre à en faire… ou à mieux la lire de manière didactique et ludique, fascinante et dynamique. C’est presque un artbook que livre celui qui semble capable de tout le crayon à la main. Grande interview à Ad Hoc à Namur (Belgique).
© Yuio
Bonjour Yuio, Dessiner illustrer, Mode d’emploi en BD, c’est un drôle de livre, non ?
Une sorte d’OVNI dans le catalogue d’Eyrolles qui est une maison d’édition habituée des livres didactiques et artistiques mais très explicatifs et démonstratifs. Sans visuel fort et assez rigides. Pour mon album, j’ai pensé à L’apprenti mangaka d’Akira Toriyama, avec un petit personnage qu’on fait rebondir, un petit théâtre, des personnages. Le nécessaire pour donner envie au lecteur de nous suivre.
Mais finalement, on y apprend à être auteur mais aussi à être (meilleur) lecteur, non ?
L’idée, c’est d’approcher l’univers de l’image, de la peinture au graphisme mais aussi le comment penser faire une BD. Je voulais d’un ton le plus universel qu’il soit pour porter la base d’apprentissage. Bon, si on ne veut pas apprendre, je ne peux rien faire.
Scott MC Cloud, lui, s’adresse aux gens qui veulent déjà s’intéresser à ce médium.
© Yuio chez Eyrolles
Quelle est la genèse de ce projet ?
Pour aider mes étudiants de St-Luc Liège, je m’étais mis en tête de faire de réaliser une planche de BD pour en expliquer un des concepts à l’oeuvre : la typologie, la trame… Une manière de montrer qu’il y a moyen de raconter tout, d’être didactique même au niveau presque 0. Et ça fonctionnait, j’ai procédé de la sorte pendant six ou sept ans, jusqu’à produire une quarantaine de planches, à accumuler et à faire le pas vers les éditeurs.
À cause d’un déclic ?
J’ai publié quelques pages sur Café Salé et sur Facebook. Les gens étaient intéressés. Bien sûr, je voulais bien leur faire plaisir mais pas en faisant un crowdfunding. J’avais besoin d’un relecteur, d’un directeur artistique. Je ne voulais pas non plus que ce soit hyper-directif mais je devais trouver à qui parler. Dans une BD, il faut se moquer de soi-même, il y a toujours une part de soi. L’humour que j’y ai mis, je n’en étais pas sûr, en dessinant certaines cases humoristiques, je voyais déjà le désespoir dans les yeux de certains.
Frères de la côte © Yuio
J’ai redessiné la moitié de la quarantaine de pages d’origine. Notamment celles sur l’écriture, la typographie. À la base, j’avais couché ça sur quatre planches, pas une de plus. Cependant, je ne devais pas être trop rapide, il fallait que tout le monde comprenne et reste dans le temps. Être précis et dilué. De l’idée de base, il fallait développer les fils dans un souci de bonne lecture. Ce livre est pensé pour le lecteur, pour que ce soit aussi fun et visuel. Cet album, c’est le résumé de l’expérience d’une personne qui collabore – je n’aime pas le mot « prof » – et donne du temps à des élèves. C’est le résumé d’échanges amicaux avec des jeunes motivés et posant souvent les mêmes questions.
Et les éditeurs ?
J’ai envoyé le dossier aux éditeurs classiques sans que ce soit vraiment concluant. C’est après que j’ai contacté Eyrolles. J’avais certains de leurs manuels mais je n’avais jamais pensé à eux. Ils ont mis un an à comprendre ce que je voulais faire.
Les éditeurs cherchent des BD qui, soit, vont se vendre, soit, vont remplir les étalages. Avec des auteurs plus ou moins mal coachés. Du coup, les albums se font rapidement et sur base de peu de moyens. On ne peut pas atteindre 100% de qualité si on n’y met pas le temps et l’argent. Aux éditeurs de savoir quoi faire.
© Yuio
Dans mon cas, ma première crainte, je l’ai exprimé comme tel : je ne sors pas cet album si « ce n’est que » pour bousiller des arbres. Puis, pour éloigner ma deuxième crainte, il me fallait une direction. Ainsi j’ai soumis le squelette à mon éditeur chez Eyrolles. Il a veillé à ce que je n’oublie rien. À commencer par ma présentation, et une page en fin de tome qui y revient. Puis, mine de rien, même si je n’en avais pas forcément conscience, j’étais un Belge qui parlait à des Français. Il fallait donc que tout soit compréhensible, dans mes expressions, ma manière de parler. Dans la structure et dans la lecture, je devais parler au plus grand nombre. Parce que, que je le veuille ou non, je parlais belge.
Pourquoi le faire avec des animaux ?
Le canard que je suis a un côté omniscient, un peu lourdingue. Même s’il est un peu moi, j’ai envie de le dégommer. D’où l’apparition des souris. Elles n’étaient pas censées représenter quelqu’un, au début. Puis, je me suis très vite rendu compte qu’elles ressemblaient à mes élèves. Ils savent des choses mais ils posent tout plein de questions, ils sont indomptables et mettent un peu le bordel.
© Yuio chez Eyrolles
Bref, les animaux, on peut les customiser, des lunettes, une moumoute, tout en se servant de ce qu’ils véhiculent. Chacun a son animal-totem. Pas mal d’auteurs se voient comme des ours dans leur grotte. Dans Blacksad, les animaux sont connotés. Le félin, ce n’est pas pareil qu’un poulet.
Remarquez, Blacksad fait des émules. Il y a toujours eu de la BD animalière mais là on tient une référence. je ne compte plus les étudiants qui me présentent une scène de bar dans Blacksad.
Pourquoi un canard ?
Ça vient d’un projet que j’avais créé avec d’autres, Tas de canards. Il suffisait de remplacer un « a » par un « o » pour arriver à ce que vous savez… Nous avions créé un jeu vidéo, Opération Wolf pour se lâcher, expurger les fantômes du passé? Avec des canards partout.
Quitte à parler d’animaux, on peut parler d’un crocodile très célèbre.
Oui, Kidibul. C’est une société d’Erpent, Pilipili qui gère tout ce qui concerne Kidibul et son image. C’est une marque belge qui continue à grandir. Du coup, pour marquer le coup, ils m’ont demandé de relooker le logo, la mascotte. Nous sommes en train de l’animer pour le site.
© Yuio/Pilipili
Par ailleurs, j’ai fait un calendrier pour les scouts, certains visuels de recettes de Delhaize. En fait, chacun a sans doute chez lui un visuel réalisé lors de l’une ou l’autre commande.
Sans que cela soit signé, bien sûr. Avec des commandes que vous refusez ?
Ces entreprises qui vous demandent de faire le portrait de leurs cinquante employés. Chacun ne se voit pas forcément comme il est et comme je le vois. Certains ont pris un peu de poids. Ça peut vite devenir un enfer.
Puis, il y a les faire-parts. Pour la même raison : les parents ne voient pas forcément leurs enfants comme ils sont.
Puis, il y a les couleurs et les retouches. En travaillant sur le logo de Vaillant, je me suis rendu compte qu’il y avait des touches de vert à des endroits précis. Que cela découle de référence. Il y a une logique, il faut se documenter mais, du coup, ce n’est pas spontané, ça nuit à la créativité. Aussi, je ne bosse pas pour les partis politiques, ni les mutuelles. Parce qu’il faut justement utiliser certaines couleurs et pas d’autres. Je n’aime pas trop le vert, par exemple, ça passe mal à l’impression.
© Yuio
Ce livre, en partant de la théorie, vous permet de faire des illustrations dans tous les genres.
Comme ce cheval qui débarque en spécialiste des couleurs, des chevaliers, des dragons. Puis, il y a les Primitifs flamands qui me donnent l’occasion d’aborder les costumes. Il fallait varier pour ne pas me lasser.
Vous arrivez après Eisner, McCloud et quelques autres qui se sont servis d’un album ou plus pour expliquer leur art, qu’amène le vôtre ?
Au moment où je voulais en faire une BD, beaucoup d’éditeurs m’ont dit que des grands noms comptaient le faire. Alors, j’ai attendu, je voulais voir et surtout ne pas faire doublon. Rien n’est venu. Alors, je me suis dit que j’allais le faire cet album.
À force de faire de la BD didactique, de la BD dont vous êtes le héros, on ne sait pas trop où me ranger. J’ai fait des bandes dessinées pour apprendre le français aux Allemands, des histoires faisant intervenir des références culturelles, des expressions. Avec une typographie très espacée pour que les apprenants discernent bien toutes les lettres. J’ai aussi travaillé sur des récits d’apprentissage pour Erasme, à destination des 16-18 ans, avec une sorte de super-héros, avec un blason. J’ai aussi fait des illustrations pour un jeu de société Artefact, en crowdfunding.
L’éditeur m’a posé la question de pourquoi je voulais faire ça, je n’étais pas le premier. L’idée n’était pas d’être plus actuel mais de montrer l’état d’esprit d’une école qui marche: St-Luc Liège.
© Yuio
Pourquoi ?
Les deux St-Luc, Bruxelles ou Liège, ont chacun leur flambeau. La Belgique et la France font exception culturelle: partout ailleurs en Europe, on ne lit pas autant de BD. La plupart des auteurs qui sortent de chez nous sont reconnus dans le métier. Les gens qui passent chez nous, sortent avec un bagage. Tout le monde ne réussit pas dans la BD, mais trouve sa place dans le monde de l’image. Dans mon année, nous sommes seize à être sortis, seize artistes devenus. Il y a peu de formations qui balancent vingt heures de cours ciblées dessin.
En Suisse, au Québec, les auteurs ont tendance à se débrouiller un peu tout seul, en apprenant le code des comics. Tout le monde n’a en tout cas pas de BD chez soi. En Espagne, la BD reste faire pour les enfants.
© Yuio
Mais, il faut essayer de rendre cette école perméable, que les auteurs ne soient pas la copie de leurs professeurs. Il y a des bases sur lesquelles les élèves se développent et dévient. En tout cas, St-Luc garde le lien, pas qu’amical: si un jour tu es passé par chez nous, on partage ton travail sur Facebook, on t’invite à venir en parler. Parmi les élèves, on voit ceux qui se permettent d’expérimenter et ceux qui sont oisifs par rapport à ceux qui prennent le pli de devenir professionnels. Je n’aime pas le mot « métier-passion » mais c’est ça. Si tu n’es pas moine, si tu ne donnes pas ta vie, tu n’auras pas assez de temps. C’est la cigale et la fourmi.
Avec toujours autant de succès ?
La section se porte bien avec des prix pour certains de nos anciens et des auteurs qui creusent leur trou : Julien Lambert, Grossetête…
Puis, il y a un certain girl power, des filles qui viennent avec des idées, un sens du dessin, amenant des thèmes particuliers là où les garçons nous parlent beaucoup de zombies et de dragons. Ça fait cliché, mais c’est la tendance.
© Yuio
On a produit beaucoup de BD de garçons, désormais ça changer. Puis, il y a aussi beaucoup de coming out en BD, des transgenres qui s’approprient le médium pour travailler le non-dit, avoir un regard intérieur et une certaine attitude qui construit le non-dit. La tablette mobile lumineuse et portative a également fait son entrée dans nos auditoires. Moi, j’aurais eu peur de transporter tout ça.
La BD, c’est un support didactique également pour les personnes dys, le visuel aide. Les enfants comprennent très bien. Puis, St-Luc se veut inclusif. Dans nos cursus, c’est incroyable le nombre de dys- que l’on retrouve. Ils viennent à l’artistique, à l’aspect créatif parce qu’il leur est important de trouver d’autres voies pour s’exprimer.
Et des inquiétudes ?
Une bonne partie a du mal à se projeter. La société fait peur, quelles seront les réalités du métier plus tard. C’est dur mais passionnant. Cela dit, le ver est dans le fruit. Certains étudiants n’ont pas de sous mais lisent des scans de BD. Pour la promotion de cet album, un journaliste m’a demandé que je lui envoie le pdf. Hors de question, je ne voudrais pas prémâcher le travail. Mais, la mécanique est lancée, beaucoup de lecteurs lisent des mangas en avance sur la parution française. Des éditeurs prennent aussi des risques en traduisant tout et n’importe quoi.
Cela dit, il y a malheureusement des albums auxquels on n’aurait pas accès sans les scans.
Dans l’album, vous expliquez mettre au feu vos archives, vos crayonnés.C’est vrai ?
Peut-être pas au feu, mais les trois quarts du temps, je garde juste ce qui me semble le plus intéressant. Je ne veux pas m’encombrer, je garde mes carnets de croquis. Je n’ai pas le culte de garder les originaux. D’ailleurs, on ne m’a jamais demandé pour en acheter… ou alors à des sommes dérisoires. Face à un collectionneur je serai un agneau pour le loup.
© Yuio
Dans cet album, vous abordez d’ailleurs la manière d’envisager les différentes parties du corps d’un personnage. À commencer par les mains. Outre le visage, ce sont elles qui donnent l’expression, également.
Ça peut sembler être des banalités mais si on ne le souligne pas, ça peut passer inaperçu. L’expressivité ne tient pas qu’au visage mais aussi à la manière dont on se tient. Et certaines expressions françaises doivent trouver un équivalent dans le dessin. Avoir un bâton dans le cul, il faut le dessiner ce bâton.
Le visage, on le dessine à partir d’une forme ovale, ou d’un carré. Puis, j’ai enrobé tout ça d’une culture pseudo-belge, avec des patates et des frites. Les frites pour les doigts, par exemple.
Quant au texte, il s’est progressivement réduit au profit de l’image. Avant il ne lui laissait que très peu de place.
Avant, la BD avait une image dérisoire, populaire, facile. Un personnage ouvrait une porte, il fallait aussi le dire dans le texte.
© Yuio chez Eyrolles
Aujourd’hui, le lecteur cherche plus une expérience, une mise en scène qui existe. Désormais, texte et image cohabitent plus qu’ils se superposent. Le silence qu’utilise Manu Larcenet dans Blast, cette volonté d’être contemplatif chez certains auteurs, ce n’était pas possible il y a quelques années. Bon, il reste Blake et Mortimer qui continue sur le même moule.
La méthode a changé niveau documentation ?
Avant, on achetait des modèles. Aujourd’hui, en plus, nous avons l’outil technologique, avec des modèles 3D dont on peut s’inspirer et déplacer carrément pour le mettre dans l’axe qui nous convier. Avant, on achetait des modèles. Désormais, on peut aller sur Google Skektch Up pour créer des modélisations. Ce n’est pas du copiage ou du plagiat. Faire du copier-coller, ça n’a aucun sens artistiquement.
Bon, pour les personnages, ça peut coincer. Mais il y a toujours les copains qu’on peut prendre en photo.
© Yuio chez Eyrolles
Si on revient aux modèles et documentations qu’on trouve sur internet. Un auteur de western me disait qu’en faisant ses recherches, il était tombé sur une image déjà croisée dans l’oeuvre de deux autres dessinateurs. N’y a-t-il pas un risque qu’un jour tout le monde utilise un choix restreint d’images, avec des similitudes et une perte de créativité ?
Pinterest, tout le monde connaît, mais beaucoup ne poussent pas assez loin leurs recherches et se limitent à quelques mots-clés. Avec le risque, en effet, de tomber sur la même image que le voisin. Il est nécessaire d’ouvrir le jeu. Ce n’est pas grave d’avoir des références, c’est même mieux.Mais il faut qu’elles activent l’imagination, qu’elles soient retravaillées. Pas uniquement un calque.
Vous parlez aussi du sens de lecture. Et, mine de rien, dans une BD, c’est parfois dur de s’y retrouver avec des phylactères parfois mal placés. Pourtant, récemment, dans Yasmina et les mangeurs de patates, Wauter Mannaert m’a surpris en amenant sur la planche de gauche, mon regard vers le bas, et, en passant sur la page de droite, en le faisant remonter, à contre-courant, contre la nature.
Je n’ai pas lu cet album. Mais Fred a été l’un des pionniers, il a décloisonné la BD. C’est du domaine public. Il y a Imbattable qui passe dans Spirou. Il faut être doué pour le faire. Si on se foire totalement, on risque de perdre le lecteur.
Votre dessin, comment le concevez-vous ?
Je n’aime pas la BD, les comics ou les mangas, j’aime la narration. Mon dessin, c’est un melting-pot, j’adore le dessin des auteurs de manga, je fais partie de la génération qui entrait en librairie pour, mais j’aime aussi le rythme insufflé aux Walking Dead. J’ai grandi avec Les chevaliers du Zodiaque mais ce n’est pas mon dessin naturel. Puis j’ai ma manière de taper dans l’humour, l’auto-dérision.
Aujourd’hui, les éditeurs ont permis aux couleurs de se libérer. Le trait a tendance à disparaître, à faire place à quelque chose de très animé, dans l’esprit japonais.
© Yuio
Parmi vos conseils, y’a-t-il des choses que vous n’appliquez pas ? Qui vous rebutent mais que vous devez malgré tout enseigner ?
Un truc que je ne fais pas souvent, c’est la démonstration graphique, la plongée – contre-plongée. Puis les carrelages, comme je travaille à l’outil informatique, je me sers de modèles à plat sur lesquels j’applique la perspective.
Vous le laissez tomber parfois, cet outil ?
Ma femme m’a forcé à partir en vacances, deux mois… j’en ai profité pour terminer mes planches à la main. Ça fait du bien d’abandonner ça. Il faut éviter la fracture numérique.
Il arrive encore que certains de mes étudiants n’aient pas d’ordinateur, pas Photoshop. Un crayon, du papier, tout le monde possède ça. Il est bon de reprendre ses tics, à l’ancienne, loin de cette fenêtre lumineuse qui cherche à nous aspirer, qui nous captive malgré nous.
Pour aborder la question des plans, vous parlez de « ségrégation des plans », elle est de vous cette expression ?
Ça me vient de mon professeur d’histoire de l’art. Je réintroduis aussi une partie de ce que j’ai pu apprendre quand j’étais étudiant.
Frères de la côte © Yuio
Et la BD du futur ?
C’est horrible pour un auteur de penser à ça. Parce qu’on nous fait fonctionner avec des contrats courts qui nous permettent de voir à un ou deux ans. Avant, on faisait une chose et on en vivait. Aujourd’hui, c’est le fruit de commandes, de rencontres, on doit se diversifier, être multitâche et commercial… malgré soi. Et ça a commencé quand les éditeurs nous ont demandé d’être un peu graphistes en scannant nos planches. Comme si dans une banque, le banquier vous demandait de faire le guichetier à sa place. Bien sûr, certains veulent se mobiliser, c’est très bien, mais les auteurs de BD forment un groupe d’autistes. On se connait tous pour la plupart, mais on ne bouge pas tous en même temps.
À St-Luc, je n’ai pas de casier. Pour partir quand je le voudrai, quand je n’aurai plus rien à raconter.
La BD du futur ? Une partie se développera sur le web, mais il faudra la réinventer. Parce que le papier est fait pour faire fonctionner l’ellipse, la double-page et participe au plaisir de lecture. Comment va-t-on garder le « tourner de page » ?
© Yuio
Aujourd’hui, moins de gens lisent plus mais plus de gens lisent moins. Pourtant, pour la BD, il y a une planche de salut, le fait qu’il y ait des images partout. Encore faut-il parvenir à les capter. Le futur de l’image, j’y crois. Celui de la BD, je ne sais pas. Il y a peu de nouvelles séries qui fonctionnent vraiment bien. Je ne sais pas comment on peut faire évoluer le médium. Que sera Thorgal dans vingt ans ?
Serons-nous condamnés à appliquer le modèle des comics, de la BD industrielle de masse alors que nous sommes partis sur le « luxe » de l’album, dans un procédé de fabrication auquel les gens sont habitués.
Cela dit, cela fait vingt ans que je fais ce métier, je suis surpris du temps que j’ai passé à faire ça.
© Yuio chez Makaka
Vous avez été à Angoulême, cette année.
Ce fut difficile, ils ont revu l’organisation du festival dans la ville. Comme si, à Namur, j’avais été au Grognon et que les attractions étaient à la citadelle. Le battement entre les rendez-vous ne suffisait pas et certains ont dû être annulés à cause de retards. Les deux premiers jours, j’en ai raté quelques-uns. Après, j’ai laissé venir.
J’étais donc dans la Bulle Manga, côté mangakas. Ils ont une part d’auto-formation mais aussi la puissance d’image sur tous les sujets, du vin au kamasutra. Nous, en Europe, nous sommes plus fictionnels, la plupart du temps. Le problème dans cette Bulle Manga, c’est que mon album était hors-budget. Les gamins qui y traînent n’ont que 10€ en poche pour un manga. Alors ils feuilletaient mon livre et le reposaient. Cela dit, j’ai aussi eu pas mal d’adultes, c’était assez chouette. Ils étaient curieux. Beaucoup m’ont demandé si ça allait être traduit. On verra le succès en français, déjà. Et une télévision du Kazakhstan m’a interviewé. Ils ne font pas de BD là-bas. Il trouvait ça intéressant, cette possibilité d’apprendre un sujet par la BD.
Trikaar © Yuio
Si j’aime les dédicaces ? Si j’en fais, c’est que je le veux bien… mais pas beaucoup. Quand une expo, même mini, accompagne une séance de dédicaces, la plus-value est là. Pour le reste… Cela dit, les moments échangés sont agréables, bien souvent, mais je serais tout autant heureux en passant plus de temps avec ma famille. Je partage du temps avec des gens qui ne se rendent pas toujours compte de ce temps.
À Angoulême, tu ne sais jamais ce que tu vas faire, c’est comme une mousse insaisissable, tu prends ce qui vient.
Et la suite ?
À Angoulême, avec Eyrolles, on a parlé de la suite. Toujours pour mes cours, j’ai réalisé d’autres planches explicatives qui ne sont pas parues : comme utiliser Photoshop… J’ai de plus en plus des envies de scénario ou de collaborer à un scénario. Avant, je faisais des plans de carrière. Arrive un moment où tu n’en fais plus, parce que ce n’est tout bonnement pas possible. Ici, j’ai encore quelques mois pour voir venir et me relancer dans un nouveau projet.
Un scénario ?
J’ai des fulgurances scénaristiques quand je cours ou que je suis en voiture, quand je ne sais pas prendre de notes. J’ai pas mal d’idées de récits, comme l’histoire d’une famille qui accueille une jeune fille. J’ai fait de même avec une amie espagnole, il y a peu, mais ce n’est pas autobiographique. Je réalise aussi des petits gags de capoeira. Ça marche auprès des initiés, mais les autres ?
Cela dit, ce nouvel album m’a prouvé que quand j’écrivais on me comprenait, que je pouvais faire rire le lecteur. Là où j’entendais la petite voix dans ma tête me dire : « tu n’es pas drôle ». Dessiner ou écrire, je le ferai toujours, je me vois mal faire autre chose. Mais je commence à pouvoir prendre du temps pour moi. Je me lève tôt mais je prends du temps pour moi, c’est un luxe après quelques années de carrière.
© Yuio
Des albums BD, vous en avez sorti peu finalement. Ce nouveau titre, c’est un peu la face visible de l’iceberg, non ?
Quand je compte le nombre de pages que je fais par année, c’est comme si je faisais un album par an. Pas forcément un 48 planches. Puis, il y a mon travail pour les jeux de société, les illustrations. Je fais des illustrations pour des récits enfants et express d’Averbode, j’ai fait de la mise en couleurs en collectif, notamment sur des albums de Duhamel, sous le nom de Corporate Fiction. Dans la communication, j’ai aussi eu deux fois l’Alph Art de la communication avec Dominique David, Rudi Miel et Christina Cuadra, puis, Denis Bodart.
Je crois qu’il y a un sommet à atteindre, après ça ira d’office moins bien. Je ne sais pas où j’en suis. En fait, Yuio, j’ai mis vingt ans à me rendre compte que cet auteur existait bel et bien. Dans l’actu, il y a aussi la réimpression des Magiciens du fer, un livre dont vous êtes le héros que j’avais réalisé avec Cétrix. Il s’est exporté aux États-Unis et en Pologne sans que je comprenne vraiment pourquoi. Cela dit, les pays de l’Est aiment beaucoup les jeux, sont ludiques et curieux, et beaucoup passent en leur centre névralgique, un gros salon Allemagne.
Ce genre d’album, c’est un casse-tête, il faut vraiment y intégrer la mécanique du jeu. Vérifier que les numéros puissent se suivre. Ce sont les codes de la BD mais pas sa narration. Et comme on élaborait ça sur PC, on ne se rendait pas compte du « tourner de page ». C’est beaucoup plus chronophage dans la phase de vérification. Ça nous force à sortir des habitudes de graphistes.
© Yuio
Des coups de cœur récents?
L’homme gribouillé de Serge Lehman et Frederik Peeters. Peeters, c’est le seul auteur à qui j’ai demandé une dédicace, il y a quelques années. Puis, il y a Phoolan Devi, ce n’est pas pour rien que c’est une fille, Claire Fauvel, qui l’a réalisé. Il y a aussi HMS Beagle, Aux origines de Darwin de Jérémie Royer et Fabien Grolleau. Dans les moins récents, il y a Golden Kanui, un manga seinen de Satoru Noda, pour les adolescents, qui aborde l’humain, un aspect anthropologique sur les Aïnous.
Puis, il y a Kidz d’Aurélien Ducoudray, un journaliste, et de Josselyn Joret, un Français parti s’installer au Québec et qui travaille dans le jeu vidéo.
Globalement, je trouve qu’il manque un magazine BD, Lanfeust et Psykopat ont fermé boutique, c’est triste.
Vous dédicaciez le 30 mars chez Adhoc, à Namur (Belgique).
C’est le lieu de mon premier boulot. Ils organisent rarement des séances de dédicaces. Si je n’allais pas chez lui, je ne sais pas où je le ferais.
Propos recueillis par Alexis Seny
Titre : Dessiner, illustrer: mode d’emploi en BD
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Yuio
Genre : Apprentissage, Documentaire
Éditeur : Eyrolles
Nbre de pages : 128
Prix : 15€
Date de sortie : le 31/01/2019
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