Dans les pas de McCloud, Eisner ou Toriyama et en même temps loin des sentiers battus, ce drôle de canard qu’est Yuio réalise un nouveau livre dont il est le héros, et nous avec. Auteur tout-terrain et multi-format, il raconte aujourd’hui son art dans « Dessiner, illustrer : manuel en BD ». Pour apprendre à en faire… ou à mieux la lire de manière didactique et ludique, fascinante et dynamique. C’est presque un artbook que livre celui qui semble capable de tout le crayon à la main. Grande interview à Ad Hoc à Namur (Belgique).
© Yuio
Bonjour Yuio, Dessiner illustrer, Mode d’emploi en BD, c’est un drôle de livre, non ?
Une sorte d’OVNI dans le catalogue d’Eyrolles qui est une maison d’édition habituée des livres didactiques et artistiques mais très explicatifs et démonstratifs. Sans visuel fort et assez rigides. Pour mon album, j’ai pensé à L’apprenti mangaka d’Akira Toriyama, avec un petit personnage qu’on fait rebondir, un petit théâtre, des personnages. Le nécessaire pour donner envie au lecteur de nous suivre.
Mais finalement, on y apprend à être auteur mais aussi à être (meilleur) lecteur, non ?
L’idée, c’est d’approcher l’univers de l’image, de la peinture au graphisme mais aussi le comment penser faire une BD. Je voulais d’un ton le plus universel qu’il soit pour porter la base d’apprentissage. Bon, si on ne veut pas apprendre, je ne peux rien faire.
Scott MC Cloud, lui, s’adresse aux gens qui veulent déjà s’intéresser à ce médium.
© Yuio chez Eyrolles
Quelle est la genèse de ce projet ?
Pour aider mes étudiants de St-Luc Liège, je m’étais mis en tête de faire de réaliser une planche de BD pour en expliquer un des concepts à l’oeuvre : la typologie, la trame… Une manière de montrer qu’il y a moyen de raconter tout, d’être didactique même au niveau presque 0. Et ça fonctionnait, j’ai procédé de la sorte pendant six ou sept ans, jusqu’à produire une quarantaine de planches, à accumuler et à faire le pas vers les éditeurs.
À cause d’un déclic ?
J’ai publié quelques pages sur Café Salé et sur Facebook. Les gens étaient intéressés. Bien sûr, je voulais bien leur faire plaisir mais pas en faisant un crowdfunding. J’avais besoin d’un relecteur, d’un directeur artistique. Je ne voulais pas non plus que ce soit hyper-directif mais je devais trouver à qui parler. Dans une BD, il faut se moquer de soi-même, il y a toujours une part de soi. L’humour que j’y ai mis, je n’en étais pas sûr, en dessinant certaines cases humoristiques, je voyais déjà le désespoir dans les yeux de certains.
Frères de la côte © Yuio
J’ai redessiné la moitié de la quarantaine de pages d’origine. Notamment celles sur l’écriture, la typographie. À la base, j’avais couché ça sur quatre planches, pas une de plus. Cependant, je ne devais pas être trop rapide, il fallait que tout le monde comprenne et reste dans le temps. Être précis et dilué. De l’idée de base, il fallait développer les fils dans un souci de bonne lecture. Ce livre est pensé pour le lecteur, pour que ce soit aussi fun et visuel. Cet album, c’est le résumé de l’expérience d’une personne qui collabore – je n’aime pas le mot « prof » – et donne du temps à des élèves. C’est le résumé d’échanges amicaux avec des jeunes motivés et posant souvent les mêmes questions.
Et les éditeurs ?
J’ai envoyé le dossier aux éditeurs classiques sans que ce soit vraiment concluant. C’est après que j’ai contacté Eyrolles. J’avais certains de leurs manuels mais je n’avais jamais pensé à eux. Ils ont mis un an à comprendre ce que je voulais faire.
Les éditeurs cherchent des BD qui, soit, vont se vendre, soit, vont remplir les étalages. Avec des auteurs plus ou moins mal coachés. Du coup, les albums se font rapidement et sur base de peu de moyens. On ne peut pas atteindre 100% de qualité si on n’y met pas le temps et l’argent. Aux éditeurs de savoir quoi faire.
© Yuio
Dans mon cas, ma première crainte, je l’ai exprimé comme tel : je ne sors pas cet album si « ce n’est que » pour bousiller des arbres. Puis, pour éloigner ma deuxième crainte, il me fallait une direction. Ainsi j’ai soumis le squelette à mon éditeur chez Eyrolles. Il a veillé à ce que je n’oublie rien. À commencer par ma présentation, et une page en fin de tome qui y revient. Puis, mine de rien, même si je n’en avais pas forcément conscience, j’étais un Belge qui parlait à des Français. Il fallait donc que tout soit compréhensible, dans mes expressions, ma manière de parler. Dans la structure et dans la lecture, je devais parler au plus grand nombre. Parce que, que je le veuille ou non, je parlais belge.
Pourquoi le faire avec des animaux ?
Le canard que je suis a un côté omniscient, un peu lourdingue. Même s’il est un peu moi, j’ai envie de le dégommer. D’où l’apparition des souris. Elles n’étaient pas censées représenter quelqu’un, au début. Puis, je me suis très vite rendu compte qu’elles ressemblaient à mes élèves. Ils savent des choses mais ils posent tout plein de questions, ils sont indomptables et mettent un peu le bordel.
© Yuio chez Eyrolles
Bref, les animaux, on peut les customiser, des lunettes, une moumoute, tout en se servant de ce qu’ils véhiculent. Chacun a son animal-totem. Pas mal d’auteurs se voient comme des ours dans leur grotte. Dans Blacksad, les animaux sont connotés. Le félin, ce n’est pas pareil qu’un poulet.
Remarquez, Blacksad fait des émules. Il y a toujours eu de la BD animalière mais là on tient une référence. je ne compte plus les étudiants qui me présentent une scène de bar dans Blacksad.
Pourquoi un canard ?
Ça vient d’un projet que j’avais créé avec d’autres, Tas de canards. Il suffisait de remplacer un « a » par un « o » pour arriver à ce que vous savez… Nous avions créé un jeu vidéo, Opération Wolf pour se lâcher, expurger les fantômes du passé? Avec des canards partout.
Quitte à parler d’animaux, on peut parler d’un crocodile très célèbre.
Oui, Kidibul. C’est une société d’Erpent, Pilipili qui gère tout ce qui concerne Kidibul et son image. C’est une marque belge qui continue à grandir. Du coup, pour marquer le coup, ils m’ont demandé de relooker le logo, la mascotte. Nous sommes en train de l’animer pour le site.
© Yuio/Pilipili
Par ailleurs, j’ai fait un calendrier pour les scouts, certains visuels de recettes de Delhaize. En fait, chacun a sans doute chez lui un visuel réalisé lors de l’une ou l’autre commande.
Sans que cela soit signé, bien sûr. Avec des commandes que vous refusez ?
Ces entreprises qui vous demandent de faire le portrait de leurs cinquante employés. Chacun ne se voit pas forcément comme il est et comme je le vois. Certains ont pris un peu de poids. Ça peut vite devenir un enfer.
Puis, il y a les faire-parts. Pour la même raison : les parents ne voient pas forcément leurs enfants comme ils sont.
Puis, il y a les couleurs et les retouches. En travaillant sur le logo de Vaillant, je me suis rendu compte qu’il y avait des touches de vert à des endroits précis. Que cela découle de référence. Il y a une logique, il faut se documenter mais, du coup, ce n’est pas spontané, ça nuit à la créativité. Aussi, je ne bosse pas pour les partis politiques, ni les mutuelles. Parce qu’il faut justement utiliser certaines couleurs et pas d’autres. Je n’aime pas trop le vert, par exemple, ça passe mal à l’impression.
© Yuio
Ce livre, en partant de la théorie, vous permet de faire des illustrations dans tous les genres.
Comme ce cheval qui débarque en spécialiste des couleurs, des chevaliers, des dragons. Puis, il y a les Primitifs flamands qui me donnent l’occasion d’aborder les costumes. Il fallait varier pour ne pas me lasser.
Vous arrivez après Eisner, McCloud et quelques autres qui se sont servis d’un album ou plus pour expliquer leur art, qu’amène le vôtre ?
Au moment où je voulais en faire une BD, beaucoup d’éditeurs m’ont dit que des grands noms comptaient le faire. Alors, j’ai attendu, je voulais voir et surtout ne pas faire doublon. Rien n’est venu. Alors, je me suis dit que j’allais le faire cet album.
À force de faire de la BD didactique, de la BD dont vous êtes le héros, on ne sait pas trop où me ranger. J’ai fait des bandes dessinées pour apprendre le français aux Allemands, des histoires faisant intervenir des références culturelles, des expressions. Avec une typographie très espacée pour que les apprenants discernent bien toutes les lettres. J’ai aussi travaillé sur des récits d’apprentissage pour Erasme, à destination des 16-18 ans, avec une sorte de super-héros, avec un blason. J’ai aussi fait des illustrations pour un jeu de société Artefact, en crowdfunding.
L’éditeur m’a posé la question de pourquoi je voulais faire ça, je n’étais pas le premier. L’idée n’était pas d’être plus actuel mais de montrer l’état d’esprit d’une école qui marche: St-Luc Liège.
© Yuio
Pourquoi ?
Les deux St-Luc, Bruxelles ou Liège, ont chacun leur flambeau. La Belgique et la France font exception culturelle: partout ailleurs en Europe, on ne lit pas autant de BD. La plupart des auteurs qui sortent de chez nous sont reconnus dans le métier. Les gens qui passent chez nous, sortent avec un bagage. Tout le monde ne réussit pas dans la BD, mais trouve sa place dans le monde de l’image. Dans mon année, nous sommes seize à être sortis, seize artistes devenus. Il y a peu de formations qui balancent vingt heures de cours ciblées dessin.
En Suisse, au Québec, les auteurs ont tendance à se débrouiller un peu tout seul, en apprenant le code des comics. Tout le monde n’a en tout cas pas de BD chez soi. En Espagne, la BD reste faire pour les enfants.
© Yuio
Mais, il faut essayer de rendre cette école perméable, que les auteurs ne soient pas la copie de leurs professeurs. Il y a des bases sur lesquelles les élèves se développent et dévient. En tout cas, St-Luc garde le lien, pas qu’amical: si un jour tu es passé par chez nous, on partage ton travail sur Facebook, on t’invite à venir en parler. Parmi les élèves, on voit ceux qui se permettent d’expérimenter et ceux qui sont oisifs par rapport à ceux qui prennent le pli de devenir professionnels. Je n’aime pas le mot « métier-passion » mais c’est ça. Si tu n’es pas moine, si tu ne donnes pas ta vie, tu n’auras pas assez de temps. C’est la cigale et la fourmi.
Avec toujours autant de succès ?
La section se porte bien avec des prix pour certains de nos anciens et des auteurs qui creusent leur trou : Julien Lambert, Grossetête…
Puis, il y a un certain girl power, des filles qui viennent avec des idées, un sens du dessin, amenant des thèmes particuliers là où les garçons nous parlent beaucoup de zombies et de dragons. Ça fait cliché, mais c’est la tendance.
© Yuio
On a produit beaucoup de BD de garçons, désormais ça changer. Puis, il y a aussi beaucoup de coming out en BD, des transgenres qui s’approprient le médium pour travailler le non-dit, avoir un regard intérieur et une certaine attitude qui construit le non-dit. La tablette mobile lumineuse et portative a également fait son entrée dans nos auditoires. Moi, j’aurais eu peur de transporter tout ça.
La BD, c’est un support didactique également pour les personnes dys, le visuel aide. Les enfants comprennent très bien. Puis, St-Luc se veut inclusif. Dans nos cursus, c’est incroyable le nombre de dys- que l’on retrouve. Ils viennent à l’artistique, à l’aspect créatif parce qu’il leur est important de trouver d’autres voies pour s’exprimer.
Et des inquiétudes ?
Une bonne partie a du mal à se projeter. La société fait peur, quelles seront les réalités du métier plus tard. C’est dur mais passionnant. Cela dit, le ver est dans le fruit. Certains étudiants n’ont pas de sous mais lisent des scans de BD. Pour la promotion de cet album, un journaliste m’a demandé que je lui envoie le pdf. Hors de question, je ne voudrais pas prémâcher le travail. Mais, la mécanique est lancée, beaucoup de lecteurs lisent des mangas en avance sur la parution française. Des éditeurs prennent aussi des risques en traduisant tout et n’importe quoi.
Cela dit, il y a malheureusement des albums auxquels on n’aurait pas accès sans les scans.
Dans l’album, vous expliquez mettre au feu vos archives, vos crayonnés.C’est vrai ?
Peut-être pas au feu, mais les trois quarts du temps, je garde juste ce qui me semble le plus intéressant. Je ne veux pas m’encombrer, je garde mes carnets de croquis. Je n’ai pas le culte de garder les originaux. D’ailleurs, on ne m’a jamais demandé pour en acheter… ou alors à des sommes dérisoires. Face à un collectionneur je serai un agneau pour le loup.
© Yuio
Dans cet album, vous abordez d’ailleurs la manière d’envisager les différentes parties du corps d’un personnage. À commencer par les mains. Outre le visage, ce sont elles qui donnent l’expression, également.
Ça peut sembler être des banalités mais si on ne le souligne pas, ça peut passer inaperçu. L’expressivité ne tient pas qu’au visage mais aussi à la manière dont on se tient. Et certaines expressions françaises doivent trouver un équivalent dans le dessin. Avoir un bâton dans le cul, il faut le dessiner ce bâton.
Le visage, on le dessine à partir d’une forme ovale, ou d’un carré. Puis, j’ai enrobé tout ça d’une culture pseudo-belge, avec des patates et des frites. Les frites pour les doigts, par exemple.
Quant au texte, il s’est progressivement réduit au profit de l’image. Avant il ne lui laissait que très peu de place.
Avant, la BD avait une image dérisoire, populaire, facile. Un personnage ouvrait une porte, il fallait aussi le dire dans le texte.
© Yuio chez Eyrolles
Aujourd’hui, le lecteur cherche plus une expérience, une mise en scène qui existe. Désormais, texte et image cohabitent plus qu’ils se superposent. Le silence qu’utilise Manu Larcenet dans Blast, cette volonté d’être contemplatif chez certains auteurs, ce n’était pas possible il y a quelques années. Bon, il reste Blake et Mortimer qui continue sur le même moule.
La méthode a changé niveau documentation ?
Avant, on achetait des modèles. Aujourd’hui, en plus, nous avons l’outil technologique, avec des modèles 3D dont on peut s’inspirer et déplacer carrément pour le mettre dans l’axe qui nous convier. Avant, on achetait des modèles. Désormais, on peut aller sur Google Skektch Up pour créer des modélisations. Ce n’est pas du copiage ou du plagiat. Faire du copier-coller, ça n’a aucun sens artistiquement.
Bon, pour les personnages, ça peut coincer. Mais il y a toujours les copains qu’on peut prendre en photo.
© Yuio chez Eyrolles
Si on revient aux modèles et documentations qu’on trouve sur internet. Un auteur de western me disait qu’en faisant ses recherches, il était tombé sur une image déjà croisée dans l’oeuvre de deux autres dessinateurs. N’y a-t-il pas un risque qu’un jour tout le monde utilise un choix restreint d’images, avec des similitudes et une perte de créativité ?
Pinterest, tout le monde connaît, mais beaucoup ne poussent pas assez loin leurs recherches et se limitent à quelques mots-clés. Avec le risque, en effet, de tomber sur la même image que le voisin. Il est nécessaire d’ouvrir le jeu. Ce n’est pas grave d’avoir des références, c’est même mieux.Mais il faut qu’elles activent l’imagination, qu’elles soient retravaillées. Pas uniquement un calque.
Vous parlez aussi du sens de lecture. Et, mine de rien, dans une BD, c’est parfois dur de s’y retrouver avec des phylactères parfois mal placés. Pourtant, récemment, dans Yasmina et les mangeurs de patates, Wauter Mannaert m’a surpris en amenant sur la planche de gauche, mon regard vers le bas, et, en passant sur la page de droite, en le faisant remonter, à contre-courant, contre la nature.
Je n’ai pas lu cet album. Mais Fred a été l’un des pionniers, il a décloisonné la BD. C’est du domaine public. Il y a Imbattable qui passe dans Spirou. Il faut être doué pour le faire. Si on se foire totalement, on risque de perdre le lecteur.
Votre dessin, comment le concevez-vous ?
Je n’aime pas la BD, les comics ou les mangas, j’aime la narration. Mon dessin, c’est un melting-pot, j’adore le dessin des auteurs de manga, je fais partie de la génération qui entrait en librairie pour, mais j’aime aussi le rythme insufflé aux Walking Dead. J’ai grandi avec Les chevaliers du Zodiaque mais ce n’est pas mon dessin naturel. Puis j’ai ma manière de taper dans l’humour, l’auto-dérision.
Aujourd’hui, les éditeurs ont permis aux couleurs de se libérer. Le trait a tendance à disparaître, à faire place à quelque chose de très animé, dans l’esprit japonais.
© Yuio
Parmi vos conseils, y’a-t-il des choses que vous n’appliquez pas ? Qui vous rebutent mais que vous devez malgré tout enseigner ?
Un truc que je ne fais pas souvent, c’est la démonstration graphique, la plongée – contre-plongée. Puis les carrelages, comme je travaille à l’outil informatique, je me sers de modèles à plat sur lesquels j’applique la perspective.
Vous le laissez tomber parfois, cet outil ?
Ma femme m’a forcé à partir en vacances, deux mois… j’en ai profité pour terminer mes planches à la main. Ça fait du bien d’abandonner ça. Il faut éviter la fracture numérique.
Il arrive encore que certains de mes étudiants n’aient pas d’ordinateur, pas Photoshop. Un crayon, du papier, tout le monde possède ça. Il est bon de reprendre ses tics, à l’ancienne, loin de cette fenêtre lumineuse qui cherche à nous aspirer, qui nous captive malgré nous.
Pour aborder la question des plans, vous parlez de « ségrégation des plans », elle est de vous cette expression ?
Ça me vient de mon professeur d’histoire de l’art. Je réintroduis aussi une partie de ce que j’ai pu apprendre quand j’étais étudiant.
Frères de la côte © Yuio
Et la BD du futur ?
C’est horrible pour un auteur de penser à ça. Parce qu’on nous fait fonctionner avec des contrats courts qui nous permettent de voir à un ou deux ans. Avant, on faisait une chose et on en vivait. Aujourd’hui, c’est le fruit de commandes, de rencontres, on doit se diversifier, être multitâche et commercial… malgré soi. Et ça a commencé quand les éditeurs nous ont demandé d’être un peu graphistes en scannant nos planches. Comme si dans une banque, le banquier vous demandait de faire le guichetier à sa place. Bien sûr, certains veulent se mobiliser, c’est très bien, mais les auteurs de BD forment un groupe d’autistes. On se connait tous pour la plupart, mais on ne bouge pas tous en même temps.
À St-Luc, je n’ai pas de casier. Pour partir quand je le voudrai, quand je n’aurai plus rien à raconter.
La BD du futur ? Une partie se développera sur le web, mais il faudra la réinventer. Parce que le papier est fait pour faire fonctionner l’ellipse, la double-page et participe au plaisir de lecture. Comment va-t-on garder le « tourner de page » ?
© Yuio
Aujourd’hui, moins de gens lisent plus mais plus de gens lisent moins. Pourtant, pour la BD, il y a une planche de salut, le fait qu’il y ait des images partout. Encore faut-il parvenir à les capter. Le futur de l’image, j’y crois. Celui de la BD, je ne sais pas. Il y a peu de nouvelles séries qui fonctionnent vraiment bien. Je ne sais pas comment on peut faire évoluer le médium. Que sera Thorgal dans vingt ans ?
Serons-nous condamnés à appliquer le modèle des comics, de la BD industrielle de masse alors que nous sommes partis sur le « luxe » de l’album, dans un procédé de fabrication auquel les gens sont habitués.
Cela dit, cela fait vingt ans que je fais ce métier, je suis surpris du temps que j’ai passé à faire ça.
© Yuio chez Makaka
Vous avez été à Angoulême, cette année.
Ce fut difficile, ils ont revu l’organisation du festival dans la ville. Comme si, à Namur, j’avais été au Grognon et que les attractions étaient à la citadelle. Le battement entre les rendez-vous ne suffisait pas et certains ont dû être annulés à cause de retards. Les deux premiers jours, j’en ai raté quelques-uns. Après, j’ai laissé venir.
J’étais donc dans la Bulle Manga, côté mangakas. Ils ont une part d’auto-formation mais aussi la puissance d’image sur tous les sujets, du vin au kamasutra. Nous, en Europe, nous sommes plus fictionnels, la plupart du temps. Le problème dans cette Bulle Manga, c’est que mon album était hors-budget. Les gamins qui y traînent n’ont que 10€ en poche pour un manga. Alors ils feuilletaient mon livre et le reposaient. Cela dit, j’ai aussi eu pas mal d’adultes, c’était assez chouette. Ils étaient curieux. Beaucoup m’ont demandé si ça allait être traduit. On verra le succès en français, déjà. Et une télévision du Kazakhstan m’a interviewé. Ils ne font pas de BD là-bas. Il trouvait ça intéressant, cette possibilité d’apprendre un sujet par la BD.
Trikaar © Yuio
Si j’aime les dédicaces ? Si j’en fais, c’est que je le veux bien… mais pas beaucoup. Quand une expo, même mini, accompagne une séance de dédicaces, la plus-value est là. Pour le reste… Cela dit, les moments échangés sont agréables, bien souvent, mais je serais tout autant heureux en passant plus de temps avec ma famille. Je partage du temps avec des gens qui ne se rendent pas toujours compte de ce temps.
À Angoulême, tu ne sais jamais ce que tu vas faire, c’est comme une mousse insaisissable, tu prends ce qui vient.
Et la suite ?
À Angoulême, avec Eyrolles, on a parlé de la suite. Toujours pour mes cours, j’ai réalisé d’autres planches explicatives qui ne sont pas parues : comme utiliser Photoshop… J’ai de plus en plus des envies de scénario ou de collaborer à un scénario. Avant, je faisais des plans de carrière. Arrive un moment où tu n’en fais plus, parce que ce n’est tout bonnement pas possible. Ici, j’ai encore quelques mois pour voir venir et me relancer dans un nouveau projet.
Un scénario ?
J’ai des fulgurances scénaristiques quand je cours ou que je suis en voiture, quand je ne sais pas prendre de notes. J’ai pas mal d’idées de récits, comme l’histoire d’une famille qui accueille une jeune fille. J’ai fait de même avec une amie espagnole, il y a peu, mais ce n’est pas autobiographique. Je réalise aussi des petits gags de capoeira. Ça marche auprès des initiés, mais les autres ?
Cela dit, ce nouvel album m’a prouvé que quand j’écrivais on me comprenait, que je pouvais faire rire le lecteur. Là où j’entendais la petite voix dans ma tête me dire : « tu n’es pas drôle ». Dessiner ou écrire, je le ferai toujours, je me vois mal faire autre chose. Mais je commence à pouvoir prendre du temps pour moi. Je me lève tôt mais je prends du temps pour moi, c’est un luxe après quelques années de carrière.
© Yuio
Des albums BD, vous en avez sorti peu finalement. Ce nouveau titre, c’est un peu la face visible de l’iceberg, non ?
Quand je compte le nombre de pages que je fais par année, c’est comme si je faisais un album par an. Pas forcément un 48 planches. Puis, il y a mon travail pour les jeux de société, les illustrations. Je fais des illustrations pour des récits enfants et express d’Averbode, j’ai fait de la mise en couleurs en collectif, notamment sur des albums de Duhamel, sous le nom de Corporate Fiction. Dans la communication, j’ai aussi eu deux fois l’Alph Art de la communication avec Dominique David, Rudi Miel et Christina Cuadra, puis, Denis Bodart.
Je crois qu’il y a un sommet à atteindre, après ça ira d’office moins bien. Je ne sais pas où j’en suis. En fait, Yuio, j’ai mis vingt ans à me rendre compte que cet auteur existait bel et bien. Dans l’actu, il y a aussi la réimpression des Magiciens du fer, un livre dont vous êtes le héros que j’avais réalisé avec Cétrix. Il s’est exporté aux États-Unis et en Pologne sans que je comprenne vraiment pourquoi. Cela dit, les pays de l’Est aiment beaucoup les jeux, sont ludiques et curieux, et beaucoup passent en leur centre névralgique, un gros salon Allemagne.
Ce genre d’album, c’est un casse-tête, il faut vraiment y intégrer la mécanique du jeu. Vérifier que les numéros puissent se suivre. Ce sont les codes de la BD mais pas sa narration. Et comme on élaborait ça sur PC, on ne se rendait pas compte du « tourner de page ». C’est beaucoup plus chronophage dans la phase de vérification. Ça nous force à sortir des habitudes de graphistes.
© Yuio
Des coups de cœur récents?
L’homme gribouillé de Serge Lehman et Frederik Peeters. Peeters, c’est le seul auteur à qui j’ai demandé une dédicace, il y a quelques années. Puis, il y a Phoolan Devi, ce n’est pas pour rien que c’est une fille, Claire Fauvel, qui l’a réalisé. Il y a aussi HMS Beagle, Aux origines de Darwin de Jérémie Royer et Fabien Grolleau. Dans les moins récents, il y a Golden Kanui, un manga seinen de Satoru Noda, pour les adolescents, qui aborde l’humain, un aspect anthropologique sur les Aïnous.
Puis, il y a Kidz d’Aurélien Ducoudray, un journaliste, et de Josselyn Joret, un Français parti s’installer au Québec et qui travaille dans le jeu vidéo.
Globalement, je trouve qu’il manque un magazine BD, Lanfeust et Psykopat ont fermé boutique, c’est triste.
Vous dédicaciez le 30 mars chez Adhoc, à Namur (Belgique).
C’est le lieu de mon premier boulot. Ils organisent rarement des séances de dédicaces. Si je n’allais pas chez lui, je ne sais pas où je le ferais.
Propos recueillis par Alexis Seny
Titre : Dessiner, illustrer: mode d’emploi en BD
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Yuio
Genre : Apprentissage, Documentaire
Éditeur : Eyrolles
Nbre de pages : 128
Prix : 15€
Date de sortie : le 31/01/2019
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