Première partie d'une interview consacrée à François Walthery.
Un beau-livre dédié à l’art de la bande dessinée selon Walthéry et le dernier tome de Natacha paru fin 2018 marquent le retour depuis l'épervier bleu d'un des plus emblématiques auteurs de la maison Dupuis.
Une vie en dessins, ce premier beau-livre dédié à François Walthéry inaugure la collection « Une vie en dessins ». Il présente plus de 200 fac-similés de planches originales scannées et reproduites avec soin.
En vedette, Natacha, mais aussi les Schtroumpfs (Walthéry fut un des premiers collaborateurs de Peyo), Benoît Brisefer, le P’tit Bout d’chique et tous les autres personnages de Walthéry. Le triomphe du dessin via couvertures, séquences légendaires, originaux alternant castagne et mystère et, agrandissements de cases. Parce que Walthéry est devenu un « classique » de la bande dessinée, qu’il a connu tous les « Grands Anciens » et travaillé avec eux, et que son trait, reproduit avec soin, est somptueux. Mais surtout, voici enfin un vrai beau-livre pour mettre en avant le génie de ce baroudeur du dessin. Un nouveau regard sur l’art de Walthery.
La parution de cet imposant recueil de 352 pages et d' "à la poursuite de l'épervier bleu" est l'occasion rêvée en cette première partie d'interview pour notre stakhanoviste de la chronique BD, Laurent Lafourcade (la seconde sera effectuée par Alexis Seny) de partir à la rencontre du maître et de recueillir son regard sur une carrière bien remplie et qui est visiblement loin d'être terminée !
Depuis 2 épisodes, Natacha a effectué son grand retour dans le journal de Spirou. Heureux d’être rentré à la maison ?
Natacha ne l'a jamais vraiment quittée. Marsu Productions était quand même une sous-marque de Dupuis. Mêmes traducteurs, mêmes coloristes, même imprimeur, même distributeur.
L’épervier bleu et sa suite sont l’adaptation d’un scénario de Sirius. Comment cette histoire, déjà dessinée avec d’autres héros dans les années 40, est-elle devenue une aventure de Natacha ?
C'est un excellent scénario. J'étais en vacances chez Max Mayeu, dit Sirius, en 1977 avec Maurice Tillieux. J'avais dit à Max que j'aimerais bien la retransposer. Ça a été assez simple à transformer en scénario de Natacha. Je l'ai réalisé en deux parties au lieu d’une seule car ça aurait fait un album d'une centaine de pages. C'est une aventure qui me plaisait.
© Sirius - Walthery - Dupuis 2018
Il n'y a actuellement plus de scénariste qui font des aventures. On dirait que ça leur casse les pieds ou que c'est trop long. Ils n’y croient plus, c'est dommage. Une bonne histoire est toujours une bonne histoire. Travailler avec quelqu'un comme Sirius était formidable. Les gens comme lui sont de grands raconteurs d'histoires. Ça manque cruellement dans la bande-dessinée de nos jours.
Les histoires ont tendance à être très “mangatisées”. Ça me déplaît souverainement. Je trouve ça moche. En général, il y a une pauvreté de dialogues. Sirius était un intellectuel qui savait écrire des textes off remarquables. Certains appellent ça désuet, moi j'appelle ça formidablement bien écrit. Les personnages parlaient naturellement et se moquaient d’eux-mêmes. Chez Sirius, l'humour est surtout verbal. Ses personnages étaient très réalistes, mais pour de l'humoristique ça convient très bien.
Tout comme Maurice Tillieux ou Peyo, Sirius était un raconteur d'histoires. Il a fait des choses poétiques, comme Bouldaldar, et des récits à la Mark Twain et Jack London avec L'épervier. Il excellait dans tous les sens. Ces trucs-là m'intéressent plus que tout ce qui se fait maintenant, sur des thèmes comme le football ou des âneries du genre.
© Sirius - Walthery - Dupuis 2018
Dans la scène d’ouverture, très drôle, Natacha se retrouve dans les couloirs d’un l’hôtel en tenue d’Eve. Une telle séquence aurait-elle été possible il y a quelques années ?
Oui, à condition de faire toutes les cases en noir. Moi, j'ai fait ça dans l'ombre. C'est une grosse blague. On voit ça, mais on ne voit rien. Dans les années 60, c'était plus difficile à cause de la commission de contrôle. Ils ont fait interdire des albums, comme Gil Jourdan. Ils ont fait changer une case dans Billy-the-Kid de Lucky Luke où Billy, dans son berceau, tête un revolver. Cette commission était une commission de censure française.
Les éditeurs étrangers belges, suisses ou autres devaient leur présenter des albums imprimés, édités, finis. Et eux décidaient si l'album passerait ou pas. Pour les éditeurs français, ils leur suffisaient de présenter des maquettes. Ça leur faisait moins d'investissements. Cela s'appelait du protectionnisme, ni plus ni moins. Maintenant, c'est toujours d'application. Mais il y a tellement de productions qu'ils ne savent plus où donner de la tête.
Natacha est une hôtesse de l’air. Pourtant nombreux sont les albums avec un décor maritime. Vous semblez prendre plaisir à dessiner la mer.
Oui, pourtant je ne suis pas un grand amateur. Quand on dessine des bateaux, il y a les vagues, les mouettes. Les oiseaux sont intéressants pour faire des avant-plans.
Il est bon de temps en temps de faire voyager Natacha autrement qu'en avion. Mais j'insiste à chaque début d'histoire sur le fait qu'elle est hôtesse.
Spirou est resté habillé en groom et jamais personne ne s'est étonné que Tintin garde son pantalon de golf.
© Walthery
Ça fait plusieurs albums que la grand-mère de Natacha est l’héroïne de l’histoire (L’hôtesse et Mona Lisa, Le grand pari, Les culottes de fer, Le regard du passé). Avez-vous envisagé un moment donné de lancer une série parallèle ?
Non, parce que ça ne sert à rien. Le système du spin-off m'embête plutôt. On ne sait plus où on en est finalement.
C'est la même série. J'adopte le principe de la machine à remonter le temps. Natacha n'ira pas plus loin. La grand-mère n'a pas vécu en 1840. Je ne ferai pas non plus l'arrière-grand-mère et l'arrière arrière-grand-mère.
Vous avez déclaré à un rédacteur en chef de Spirou : « Je dessine vite mais je travaille lentement. » Rassurez-nous, devrons-nous attendre moins de quatre ans pour le prochain Natacha ?
Si on compte bien, le Natacha actuel a pris 3 ans et 2 mois. Quand je signe les planches, je mets toujours l'année où ça a été fait. J'ai commencé en décembre 2014 et j’'ai terminé en janvier 2018. Je ne travaille pas tout le temps. J'ai fait d'autres albums entre-temps. Il y a eu L'aviatrice avec Di sano par exemple.
© Borgers - Walthery -Di Sano - Paquet
Sur quelques planches ou quelques cases, on pense à Vol 714 pour Sydney. Vous êtes issu de l’école de Marcinelle, mais Hergé fait-il aussi partie de vos influences ?
Bien entendu. Hergé, c’est Dieu le Père de la bande dessinée belge, et même internationale. Tandis que Jijé, comme disait Tibet, c'est notre père. La ligne claire de l'école de Bruxelles, c'est un peu ennuyeux pour ceux qui n'aiment pas faire ça. Je préfère l'école dite de Marcinelle de Jijé, Franquin et tous ces gens-là. Aux studios Hergé, il y a eu des gens comme l'excellent Bob de Moor, Jacques Martin, Roger Leloup, ainsi que Jo-El Azara qui n’est pourtant pas de ce style-là.
Aïcha ressemble à une lointaine cousine du P’tit bout d’chique.
Oui, évidemment c'était pour le plaisir de faire ce moutard avec eux. Dans la version de Sirius, il y avait le petit Sheba avec Éric et Larsen. Mêler un enfant à une histoire est toujours bon. Ça rend plus dramatique certaines séquences. Ici, au lieu d'un petit garçon, j'ai fait une petite fille pour ne pas copier Sirius.
Aïcha a des cheveux un peu plus longs que le p’tit bout d’chique. Habillée comme elle l’est, ça passe. De même, Jane ressemble un peu à Rubine.
© Walthery - Marsu Production
Le P’tit bout d’chique est une série qui pourrait un jour revenir ?
Pour l'instant non, mais il est question d'une intégrale chez Dupuis. Il y a une histoire de 46 planches méconnue dessinée par Mittéï du P’tit bout d’chique en vacances. Il est question de la regrouper avec les deux premiers albums. Mais pour l'instant, les éditions Dupuis ont ralenti le rythme de parution des intégrales. Pour des raisons commerciales, ils privilégient les séries qui se vendent à coup sûr. Mais il est certain qu’il y a une intégrale prévue pour Le p’tit bout d’chique.
Y a-t-il déjà eu des projets de dessins animés ou de séries en live avec Natacha ?
Pas de dessins animés. Il y a eu des options au cinéma. Il y a même des contrats audiovisuels qui ont été signés. Le problème dans cette affaire est qu'il faut du temps pour le faire. Il est hors de question que je participe au casting. Et quand on va sur le terrain des gens du cinéma, on les ennuie.
Neuf adaptations sur dix sont des ratages. On l'a vu ces derniers temps, malheureusement. Une adaptation assez réussie est celle des Taxis rouges de Benoît Brisefer. Gérard Jugnot a porté le projet à bout de bras. À part le début pour la présentation des personnages, quand on suit le film avec l'album sur les genoux, l’histoire est respectée. Le scénario est très vif, mais le film est assez lent parce qu’il n'est pas formaté pour le cinéma. Ils auraient pu l'adapter autrement, mais ils ont été honnêtes et ont suivi le scénario.
Lire un nouveau Natacha, c’est comme lire un nouveau Scrameustache, un nouveau Tuniques Bleues, … C’est une délicieuse madeleine qui revient en bouche. Avez-vous conscience, lors de séances de dédicaces par exemple, de l’effet que vous faites sur les lecteurs maintenant quadras ou quinquas ?
Je vois bien les gens qui aiment ça. Je suis allé cette année à Angoulême dans la bulle du Para BD, pas dans la bulle des professionnels avec des bandes de fous qui se battent pour avoir des dédicaces.
J’ai des lecteurs fidèles que je vois un peu partout. Ils viennent de plusieurs pays. Il y a des allemands, des autrichiens, des français, des belges, ... Ils connaissent tout de mon travail, plus que moi. C'est bien d'avoir un contact avec les gens. On peut parler avec eux pendant les séances de signature. Certains auteurs ne parlent pas en dédicaces, moi j'aime bien faire les deux à la fois. C'est plus amusant.
Photo © L. Meynsbrughen
Quand un nouveau Natacha sort, avec ou sans publicité, comme d’autres séries de l’école belgo-française, il y a un public qui saute dessus. Les libraires l'exposent en vitrine. On a la chance d'avoir une terrible longueur dans le métier, ce que malheureusement beaucoup de débutants n'ont pas. Les fidèles achètent, et parfois quelques nouveaux.
Vous avez eu la chance de bénéficier d'une époque où la presse était reine avant les albums, de travailler dans un journal et se faire la main.
La prépublication est toujours essentielle. Ceux qui lisent les journaux ou les revues n'achètent pas forcément les albums. Mais certains les achètent quand ils sortent après la prépublication, ou pendant, ce qui est maintenant souvent le cas.
Walter est fan de jazz. Walthéry aussi ?
Oui, évidemment. C'est souvent prétexte à discussion. Les fanatiques de jazz sont pointilleux. Ils aiment la musique mais pas les trucs que l'on nous impose à coup de matraquage.
On aime la musique. Point.
Walthery à l'harmonica (photo © Jean-Jacques Procureur)
Pourquoi les couvertures de Natacha et le Maharadjah et Un trône pour Natacha ont-elles été refaites ?
J'ai eu l'occasion de les refaire à l'occasion de leur passage en édition cartonnée.
Dans l'édition brochée de Natacha et le Maharadjah, Natacha était aussi grande que le Maharadjah, alors qu'il représente le danger dans l'histoire. En accord avec l'éditeur et Thierry Martens, lors de la réédition cartonnée, j'ai refait la couverture. Le Maharadjah est toujours aussi grand mais Natacha et Walter sont dessinés en tout petit en train de crever de soif dans le désert. C'était beaucoup plus dramatique avec ce personnage beaucoup plus imposant.
Dans le cas du Trône, j'avais commis l'erreur de faire une couverture qui ressemblait un peu trop à la première avec un fond rouge, classique, où Natacha fait son métier. On devine les personnages principaux derrière mais ce n'est pas très important. Les gens pouvaient penser que c'était le premier qu’ils avaient déjà. Les Danois, eux, avaient agrandi une case où l’on voit un revolver à l'avant-plan. J'ai repris cette couverture et l’ai refaite parce que le dessin était trop petit. À l'époque, on ne pouvait pas faire d'arme sur une couverture. Mais les rééditions ne passaient pas devant la commission de censure.
Que feriez-vous aujourd’hui si un de vos camarades de classe ne vous avait pas prêté ce numéro d’Héroïc Albums où vous avez découvert Félix de Tillieux ?
Sûrement le même métier. Je les aurais vues à droite ou à gauche de toute façon. C'était aux Beaux-Arts de Liège. À l'époque, j'ai racheté pour 8000 francs belges, ce qui n'était rien, l'ensemble de la collection Heroic albums venant d’une bibliothèque publique qui évacuait des collections de journaux.
Maurice Tillieux (© photo d'archives Walthery)
Maintenant, les éditions de l'Élan rééditent très proprement Félix. Ils font un beau travail et publient les 67 épisodes dans l'ordre. C'est une œuvre formidable qui était un peu laissée à l'abandon. Il y a eu plusieurs tentatives de rééditions mais le public ne suivait pas. Présenté par les éditions de l'Élan, ça se vend plutôt bien.
Vous avez travaillé avec une multitude de scénaristes. Est-ce un moyen de ne jamais se lasser ?
Oui, ça pourrait être ça. Mais il y a beaucoup de scénaristes aussi qui ont aimé travailler avec moi. Mon idée était de changer d'ambiance à chaque coup pour ne pas se répéter sans arrêt. J'ai quand même travaillé plusieurs fois avec Tillieux, Mitteï, Gos ou Sirius.
Sans faire de jaloux, y en a-t-il avec qui vous vous êtes senti plus en osmose ?
À peu près tous. Mais s'il fallait en choisir un, ce serait Tillieux. Avec Peyo aussi, c’était du beau travail. C’était un raconteur d’histoires aussi.
Mes scénaristes m'ont apporté des aventures avec des points de vue différents. J'ai toujours adapté mon dessin à l’ambiance du scénario. Avec Cauvin, le scénario était plus comique. Chez Sirius, on s'approche d'une forme de réalisme, mais pas trop quand même. J'ai tendance à faire différemment malgré tout.
Franquin, Walthery & Peyo ( © photo d'archives Walthery)
Comment est né l'album “Mambo à Buenos Aires” avec Renaud ?
Il est fan de Natacha. C'est un grand amateur de BD et de planches originales. On le voyait dans les séances de signatures. Il chantait quelque part et on le voyait abouler avec sa clique. On lui a demandé de venir chanter dessus. Il a accepté.
“Mambo à Buenos Aires” était un conte musical. Une BD avec un disque, ça ne se faisait pas à l'époque. Ni les libraires ni les disquaires ne savaient où le ranger. Mais on s'est bien amusé à le faire.
© Notes en Bulles
Il paraît que vous disposez encore dans vos tiroirs d'une troisième grande aventure de l'hôtesse de l'air signée Borgers "African Express".
Comme son nom l'indique, ça se passe en Afrique. C'est un futur scénario probable. C'est un original, ce n'est pas un remake.
Vous avez d'autres cartouches dans vos tiroirs ?
J'ai encore un Tillieux et un double de Dusart aussi. Mais le prochain que je fais est la fin de L'épervier bleu qui est en fait en trois albums. Je suis en train de le mettre en page.
Une monographie intitulée “François Walthéry, une vie en dessins” va paraître en Mars chez Dupuis-Champaka. En quoi cet album va-t-il être différent du Natacha & Co réalisé par Jean-Paul Tibéri en 1987 ?
C'est très différent. Une sélection de planches a été faite par Champaka. C'est un bouquin de près de 400 pages au format Aire Libre. Je vous conseille de ne pas le lire au lit, sinon vous avez mal au bras le lendemain. Ha, ha ! S’il vous tombe dessus, vous avez tout gagné. Ce sont des planches et des dessins chronologiquement classés que je commente, depuis mes débuts jusqu’à nos jours. Ils m'ont fait parler dessus.
Il y a une très belle préface de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault. Quand je l'ai lue, je les ai appelés pour leur dire que je n'osais plus sortir de mon bureau parce que la porte était trop petite.
© Walthery - Champaka - Dupuis
Les studios IMPS ont participé également en fournissant beaucoup de matériel de ce que j'avais dessiné chez Peyo sur Benoît Brisefer et les Schtroumpf.
C’est un livre très complet où l’on trouve des extraits de tout ce que j'ai fait.
Photo © Réginald Muller
Merci Monsieur Walthéry.
Propos recueillis par Laurent Lafourcade
Une vie en dessin
Genre : Roman graphique
Collection : CHAMPAKA BRUSSELS
Pages : 384 en couleurs
Prix : 55 €
Dimensions : 235 x 320 mm
Sortie le 15 mars 2019
ISBN: 9782390410041
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