On ne s’attendait sans doute pas à ça! Après avoir adapté avec brio et un succès non-démenti les trois romans de Stieg Larsson, Sylvain Runberg perpétue le mythe « Millenium » en compagnie d’une nouvelle coéquipière, Belén Ortega. Une suite inédite, totalement autre que celle proposée en roman par David Lagercrantz, s’inscrivant au plus près de l’univers développé par Larsson et bien dans l’air du temps. Sylvain Runberg même avec science et rigueur des thèmes très actuels tels que les lanceurs d’alerte, la montée des extrêmes, la haine des migrants… Longue interview avec le scénariste chevronné.
Bonjour Sylvain, à quand remonte votre premier contact avec Millénium ?
A bien longtemps déjà. Partageant mon temps entre la France et la Suède depuis plus de 10 ans, dès la parution du premier roman, des amis suédois m’avaient dit que « Millenium », de par les thèmes abordés, allait certainement me plaire. Dès que les éditions françaises des romans ont été publiées, je les ai lues, et ça m’a effectivement beaucoup plu. J’y retrouvais des thématiques qui m’intéressaient depuis longtemps, le féminisme, l’extrême droite, le fonctionnement des médias…J’ai tout de suite été séduit par les personnages principaux, Mikaël Blomkvist, Erika Berger et évidemment Lisbeth Salander. Et comme les romans se passent des endroits de Stockholm que je connais très bien, j’ai tout de suite eu des idées concernant une adaptation en bande dessinée, ce que j’ai proposé à Dupuis, et qui a fini par se réaliser !
©Runberg/Homs chez Dupuis
Quelle surprenante parution en cet automne. Millenium (auquel un « Saga » vient s’ajouter) continue sous votre plume. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ?
Et bien ça s’est passé durant l’été 2015, alors que le 6e tome de la bande dessinée « Millénium » allait paraître, les ayant-droits de Stieg Larsson, qui ont visiblement beaucoup apprécié notre travail sur l’adaptation des trois romans, m’ont demandé si je voulais adapter le quatrième roman, écrit par David Lagercrantz, qui n’était pas encore sorti à ce moment-là. Or, entre temps, mon éditeur chez Dupuis leur avait fait part de discussions qu’on avait eu ensemble sur ce que j’avais en tête pour une suite inédite. Lors de la réunion, les ayant-droits m’ont donc demandé de leur dire ce que j’avais imaginé, je l’ai fait, ça leur a beaucoup plu, et ils m’ont dit que si je le voulais, je pouvais en fait écrire mon propre récit. J’ai été évidemment très touché qu’ils me fassent ainsi confiance !
©Ortega
J’imagine qu’après avoir baigné dans six tomes de BD, votre envie était de continuer. Vous pensiez cela réalisable ?
Oui, effectivement, c’est ce qui s’est passé. En adaptant les trois premiers romans et au fur et à mesure de mes avancées, j’ai commencé à imaginer quelle pourrait être la suite de ce troisième roman, sachant que Stieg Larsson avait apparemment envisagé d’en écrire 9 au total. Et même si ça n’était pas du tout dans la discussion initiale avec les éditions Dupuis, j’en ai parlé parfois de manière informelle avec mon éditeur, à l’époque Louis-Antoine Dujardin, mais sans que ça soit vraiment une proposition directe de ma part, mais les idées que j’évoquais lui plaisaient. L’envie était là, mais je pensais honnêtement que jamais ça n’arriverait. Qu’on me laisse faire ma propre suite des trois romans originaux, je n’y croyais franchement pas.
D’autant plus que si Millenium continue en roman (avec la polémique qu’on connaît), c’est votre version et le format BD que les héritiers de Stieg Larsson ont plébiscité. Qu’est-ce qui les a séduits selon vous ?
Pour « Millenium Saga » je me suis focalisé sur les aspects politiques développés par Stieg Larsson, le féminisme, l’extrême-droite, les hackers, le rôle et le fonctionnement des médias, romans ayant pour base ce magazine crée par Mikaël Blomkvist, qui donne son nom à l’univers, « Millenium ». Et évidemment, les questions et les difficultés économiques qui frappent la Presse et les médias en général sont présentes dans « Millenium Saga », sur fond de questionnements éditoriaux, d’indépendance journalistique. J’en ai fait le centre du récit, car ces thématiques sont plus que jamais d’actualité. C’est, je pense, ce qui leur a plu.
© Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle chez Dupuis
Avez-vous lu le quatrième Millénium de Lagerkrantz, qu’en avez-vous pensé ?
Non, car le seul impératif que j’avais pour cette suite inédite était que je ne pouvais pas utiliser d’éléments qui apparaissaient dans le quatrième roman écrit par David Lagercrantz, une règle d’ailleurs valable pour lui vis à vis de la suite inédite que j’écris. C’est donc pour cette raison que je n’ai toujours pas lu son roman, pour éviter de me faire influencer d’une quelconque manière. Je ne peux donc pas vous répondre, mais on m’a dit que ma suite était très différente de la sienne, à tous points de vue, et que c’est d’ailleurs ce qui en faisait l’intérêt.
Comment prend-t-on la relève d’un auteur comme Stieg Larsson ?
On se concentre sur son récit, en restant fidèle à ce que l’on a perçu comme étant l’essence de l’œuvre originale, et on essaye, comme à chaque fois, de faire le mieux possible, sans se soucier du reste.
© Ortega
J’imagine qu’il y a un droit de regard sur votre travail. Y’a-t-il eu des demandes de rectifications ou avez-vous été assez libre?
« Oui, il y a un droit de regard, mais je n’ai pas changé une seule ligne durant l’écriture des six tomes de l’adaptation des romans, et idem avec « Millenium Saga ». Une fois que je leur ai expliqué quelle était la teneur de la suite que j’envisageais, les thèmes abordés, le rôle qu’allaient jouer Mikaël Blomkvist et Lisbeth Salander dans le récit, ils m’ont laissé les mains libres, comme sur l’adaptation des trois romans. Je pense que la création de cette suite est vraiment basée sur une relation de confiance
Quels sont les ingrédients qui font l’ « addictivité » et le phénomène « Millenium » ? Que fallait-il perpétuer et que voulez-vous y apporter ?
À mon sens, le trio de personnages principaux, Lisbeth Salander, Mikaël Blomkvist et Erika Berger y sont pour beaucoup. Des personnages qui sont à la fois très différents mais qui se complètent, dans une relation très particulière, entre amitié et amour parfois, et qui ont une dimension universelle dans les problématiques qu’ils rencontrent.
© Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle chez Dupuis
Cet aspect-là de la première trilogie, ainsi qu’une représentation réaliste de l’environnement suédois étaient à mon sens ce qu’il fallait absolument garder, et c’est ce que je me suis employé à faire. Ensuite, « Millénium » a toujours été ancré dans le réel, et Stieg Larsson, journaliste de terrain avant d’être romancier, annonçait déjà, il y a quinze ans, dans ses romans quels étaient les grands dangers qui, potentiellement, pouvaient mettre en danger nos démocraties : l’extrême droite et son discours nationaliste et xénophobe, la collusion de certains médias avec des puissances économiques et idéologiques, la montée des inégalités, de la violence contre les femmes, contre les « minorités », tout était là et malheureusement ses pires prédictions sont en train de se réaliser. En ce sens, c’est de notre réalité actuelle que je suis parti. Tout comme mon approche dans l’adaptation des trois premiers romans, le challenge était à la fois de respecter l’univers d’origine tout en apportant une vision, un angle narratif différent.
Comment expliquez-vous le succès des thrillers dit « nordiques » comme Millenium, Wallander, Erica Falck et Patrik Hedström… ?
À mon avis, un sens du suspense évident, des personnages forts, masculins comme féminins, une dimension sociale et politique souvent très présente. C’est ce qui, à mes yeux, ressort souvent de ces polars nordiques. Et peut-être la curiosité des lecteurs vis à vis des sociétés scandinaves, assez uniques en leur genre, qui rejoint cette dimension sociale évoquée plus haut. Le féminisme, cette passion pour l’égalité entre les individus, la volonté de trouver un modèle économique à la fois novateur, écologique et socialement juste, avec ses réussites, nombreuses, et parfois ses échecs aussi.
© Ortega
Et le succès de Millénium? Et celui de la BD ? Dans combien de pays a-t-elle été diffusée ?
J’imagine qu’une bonne histoire, au sens large du terme, est la seule recette valable pour expliquer un succès ? Sinon, les 6 tomes de la Bande Dessinée « Millénium » se sont vendus au total à plus de 150 000 exemplaires en langue française, et la série a été également traduite dans plus de 12 langues, ce qui est assez incroyable je trouve !
N’est-on pas un peu prisonnier de cet univers ? N’est-ce pas dur d’imposer sa trace? Tout en ne dénaturant pas l’œuvre originale ?
Non, c’est ce qui faisait la richesse de ces romans d’ailleurs. On sentait bien que Stieg Larsson posait des jalons pour en écrire d’autres, et cela offrait des possibilités très larges dans le cadre d’une adaptation.
Storyboard de Dominique Bertail
Après avoir « jonglé » avec deux dessinateurs différents sur les six premiers tomes, vous en accueillez une troisième pour ce nouveau départ : Belén Ortega qui nous vient du… manga (ou du moins son premier album paru chez nous en était un). Elle est encore peu connue, vous nous la présentez ? Comment s’est-elle imposée sur Les âmes froides ? Elle en dessinera les trois tomes ?
C’est Louis-Antoine Dujardin qui l’avait repérée en Espagne, où elle est déjà assez connue, en fait. Il nous a mis en contact, elle est venue en Suède faire des repérages avec nous, et ça a tout de suite très bien fonctionné. C’est une dessinatrice incroyablement douée, elle dessinera bien les trois tomes et la concernant, le meilleur reste encore à venir !
© Belén Ortega
On remarquera que sur cette série, vous avez toujours travaillé avec des Espagnols. Coïncidence ou réelle volonté ? Qu’amènent-ils ?
Coïncidence. Il se trouve qu’il y a énormément de dessinateurs très doués dans ce pays.
D’où vous vient cette passion pour la Suède?
Ma compagne (et mes enfants) sont suédois, c’est pour cela que j’y passe plus de la moitié de mon temps, mais de toutes manières, j’apprécie beaucoup le pays et la ville de Stockholm, et sa qualité de vie.
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle
Croyez-vous que nos sociétés (française, belge) aient à s’en inspirer, à en prendre exemple (malgré les faces sombres que vous décrivez)? »
Clairement, sur beaucoup de sujets, il y aurait matière à réflexion : démocratie, féminisme, éducation, rapport entre individus dans le monde du travail. L’écologie aussi. Même si la Suède fait aussi face à des difficultés liées à notre époque, c’est à mes yeux une société bien plus progressiste sur de nombreux points que la société française, souvent plus conservatrice. Et pour tordre le cou à un cliché répandu sur la Suède: non, il n’y a jamais eu un taux de suicide élevé dans le pays, mais tout simplement, c’est l’un des premiers pays au monde à avoir officiellement comptabilisé un taux de suicide, quand la plupart préféraient ignorer le phénomène. En Europe de l’Ouest, les pays les plus touchés sont en réalité la Belgique, la France et la Finlande. Donc oui, même si on ne peut pas forcément transposer tel quel un modèle, je pense qu’il a matière à réflexion pour aller vers du mieux, mais il a matière à réflexion dans beaucoup d’autres pays du monde aussi.
©Ortega
Votre passion pour la Suède a-t-elle joué dans votre manière de saisir cet univers et de lui donner vie ? À mieux transmettre son ambiance ?
Je n’aurais jamais pu écrire de cette manière les six tomes de l’adaptation des trois romans et « Millenium Saga » si je ne connaissais pas un minimum le pays et cette société, c’est indispensable. C’est d’ailleurs une règle que je me fixe sur tous mes autres projets dont le récit est contemporain. Je les place toujours dans des villes, des pays, que je connais, par souci de réalisme, c’est une constante dans mon processus d’écriture.
Ce premier tome des Âmes froides fait appel à quelques thématiques bien actuelles. La haine de l’étranger, la montée des extrémismes, la collecte de données privées, le climat sécuritaire et, par-dessus tout, les hackers et les lanceurs d’alerte. C’était important de reconnecter un peu plus Millenium au monde dans lequel nous vivons ?
C’était indispensable, car c’est l’essence des romans de Stieg Larsson, cette référence à la réalité.
©Ortega
Dans quelle mesure l’actualité vous a-t-elle inspiré ?
Elle constitue la majeure partie de mes sources d’inspirations dans ce récit. « Millénium Saga » se passe en Suède aujourd’hui, un an après le procès de Lisbeth Salander, avec pour fond la montée en puissance dans le pays d’un parti d’extrême droite dirigé par un jeune leader charismatique, la crise des réfugiés, la Suède étant le pays européen qui en proportion de sa population en a accueilli le plus. Le récit aborde aussi ce qui se passe sur le plan des groupes de hackers, des activistes du Net, des différents mouvements concernés, qui ne défendent pas forcément les mêmes idées, il y a aussi des hackers réactionnaires ou d’extrême droite et parfois les repères se troublent entre ces différents groupes basés sur l’anonymat, ainsi que des lanceurs d’alertes, qui sont des sujets qui me passionnent et qui sont présents dès le départ dans l’univers de « Millénium », avec le groupe Hacker Republic auquel appartient Lisbeth Salander.
Lisbeth Salander et Mikaël Blomkvist sont bien entendu au centre de ce récit, qui prend pour base ces thématiques là et qui annonçaient en filigrane ce qui arrive maintenant en Europe mais aussi aux USA, comme l’a démontré l’élection de Donald Trump.
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle chez Dupuis
A ce propos, j’ai une anecdote concernant « Millenium Saga ». En 2015, quand j’ai commencé l’écriture du premier album, parmi les thèmes qui allaient y être abordés se trouvait la nouvelle extrême droite américaine, rebaptisée AltRight, très active sur Internet, défendant « l’identité blanche contre le multiculturalisme » et très très violemment anti-féministe. Je sentais qu’elle montait en puissance, internationalement. C’est un groupe inspiré de cette mouvance, appelé « Sparta », que Lisbeth Salander affronte dans ce récit.
Un groupe qui m’avait été, entre autres, inspiré par le site phare de cette « AltRight », Breibart News et son fondateur Steve Bannon. Un site qui a attiré 37 millions de visiteurs uniques tous les mois et sur lequel on peut lire des choses comme “Préférez-vous que votre enfant attrape le féminisme ou le cancer ?” ou “La contraception rend les femmes laides et cinglées ». Or, Steve Bannon est maintenant le bras droit du Président Donald Trump à la Maison Blanche, une nomination saluée par David Duke, l’ancien dirigeant du Ku Klux Klan. Un changement de paradigme de la situation politique particulièrement effrayante.
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle chez Dupuis
Il est aussi question de « gladiateurs » des temps modernes qui forment le groupe Sparta. Une incarnation du mythe des 300 spartiates ?
C’est une référence à la fascination qu’on certains groupes extrémistes vis à vis de Sparte, avec ce « virilisme » et cette notion de la loi du plus fort, d’ordre soi-disant naturel qu’ils vénèrent comme des vérités révélées. À mon sens, ça révèle surtout leurs propres frustrations en tant qu’individus, notamment sur le plan sexuel. Ça m’a toujours amusé que les homophobes se sentent tellement concernés par une sexualité qui à la base ne les concerne pourtant pas.
Il y a Lisbeth, Mikael, Plague, de quel personnage vous sentez-vous le plus proche ?
Certainement plutôt Lisbeth que Plague, encore que l’aversion de ce dernier pour la violence dans ce récit est plus proche de ma propre morale. Sinon, Mikaël, dans ses centres d’intérêts, ses combats, oui, forcément, je m’y retrouve aussi, même si lui est journaliste de terrain, et moi scénariste. C’est à priori, en ce qui me concerne, moins dangereux.
Storyboard de Dominique Bertail
Comment concevez-vous le rôle des lanceurs d’alerte ? Vous avez des héros dans le genre ?
Les lanceurs d’alerte ont depuis quelques années un rôle essentiel dans nos démocraties, ce sont des gens qui prennent énormément de risques pour dénoncer des injustices, des abus, des crimes, et qu’il faudrait absolument protéger. Je n’ai pas de héros dans le genre, car mettre quelqu’un sur un piédestal est toujours dangereux. Être fan, ça empêche souvent la réflexion et la distance nécessaire qu’il faut avoir sur ces sujets, et certains lanceurs d’alerte, notamment très médiatisés, peuvent aussi avoir des agendas politiques personnels qui sont en opposition avec ce qu’on pourrait attendre d’eux. Ce qui n’empêche pas de vouloir les protéger contre tous types de représailles quand même !
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle
À côté de ça, il y a ces menaces qui visent Mikael Blomkvist, la presse qu’on veut museler. On a beaucoup parlé de liberté d’expression et de presse, ces derniers mois, vous en avez senti des conséquences ? Les journalistes comme Blomkvist sont-ils de plus en plus rares ?
Clairement, les journalistes n’ont jamais été aussi importants dans le bon fonctionnement d’une démocratie et jamais ils n’ont eu à faire face à autant de difficultés. Pression financière, précarité, concentration de médias aux mains de groupes industriels qui entendent définir leur orientation idéologique et politique à leur seul profit, la situation est loin d’être facile, mais oui, il existe toujours des journalistes qui font de l’excellent travail, et souvent risque leur vie pour cela.
En se plongeant dans les thématiques comme celles qui mènent ce « premier » tome, ne devenez-vous pas un peu plus parano et méfiant de tout ?
Non. Il y a une marge entre l’esprit critique et le complotisme. C’est même exactement les deux opposés. La réflexion et la recherche de l’information et les vérités révélées que constitue une propagande, d’où qu’elle vienne, ça n’a rien à voir du tout.
©Runberg/Ortega/Alex et Mirabelle
On a pas mal reparlé de l’adaptation hollywoodienne de la saga, ces derniers jours. Qu’aviez-vous pensé de l’adaptation suédoise ? Et du film de David Fincher ? Que pensez-vous que la Bande dessinée peut amener sur une histoire comme Millenium par rapport au cinéma ? Plus généralement, quelle force à la BD par rapport au cinéma ?
Je trouve que l’adaptation suédoise est très fidèle aux romans d’origine, que la version de Fincher est très intéressante mais en revanche visuellement on n’y reconnait pas vraiment la Suède, ce qui n’est pas forcément un souci en soit. Ce que j’ai voulu faire en Bande Dessinée c’est justement une version fidèle à l’environnement suédois mais qui offre une vision nouvelle de cet univers, en l’actualisant, en abordant des aspects des romans que Stieg Larsson avait commencé à évoquer mais sans les développer, et à ancrer tous ces personnages dans notre réalité, celle de 2016.
La force de la BD par rapport au cinéma, c’est qu’en tant qu’auteur, on maîtrise beaucoup plus l’ensemble du processus créatif, sans avoir à se poser la question du budget. C’est une grande liberté.
©Ortega
Il y a par exemple des endroits où Lisbeth se rend dans la BD et qui ne sont pas ceux du roman, car entre le moment ou Stieg Larsson a écrit sa trilogie et mon adaptation, ces endroits avaient changé et ne correspondaient plus au personnage de Lisbeth Salander. Et il y a aussi des aspects de la ville qui sont plus actuels, et qui influent sur les personnages et le récit, Stockholm étant une ville qui a pas mal changé ces 15 dernières années, tout comme la société suédoise dans son ensemble d’ailleurs. Mon but était que ceux qui avaient lu les romans, vus les films et la série TV puisse lire la BD, retrouver l’univers et les personnages de « Millenium » tout en étant à nouveau étonnés, surpris, par ce qu’ils allaient y trouver.
Parallèlement à cette actu, vous êtes partout et dans tous les genres. La sf avec Warship Jolly Roger, le policier avec Infiltré, l’historique avec Kennedy, l’anticipation avec Drones, l’horreur en comics avec Sonar. Il est important pour vous de ne pas vous enfermer et de vous diversifier ? De belles collaborations, avec ces dessinateurs ?
Cela reflète simplement mes goûts de lecteur et de spectateur. Je lis, je regarde des œuvres dans tous les genres, dès lors où je rentre dans le récit, c’est tout ce qui compte. Et c’est comme ça que je fonctionne au niveau de mon écriture. Créer une histoire, un récit, que j’ai envie de lire et que je n’ai pas encore lu.
Écrire pour soi-même, et pas pour les autres, c’est, il me semble, la seule manière d’être sincère avec ce que l’on fait. Ensuite, il faut qu’on puisse être compréhensible par autrui, mais là, c’est plus une question de technique que de motivation.
Storyboard de Dominique Bertail
En moins de quinze ans de carrière, vous avez acquis une solide expérience. Comment concevez-vous le monde de la BD ? Fidèle à l’image que vous vous en faisiez ? A-t-il des défis à relever ?
Le monde de la BD permet encore une grande liberté de création, c’est certain. Ensuite, mais ça ne concerne pas que les auteurs de Bande Dessinée, se pose de plus en plus brutalement la question des revenus, de comment peut-on en vivre de manière décente. Il y a de plus en plus d’auteur-e-s de BD pauvres, qui vivent dans la misère, or, c’est une véritable activité professionnelle, sur laquelle repose une industrie et des dizaines de milliers d’emplois au niveau international.
Mais pour moi, la question est à poser plus généralement à l’ensemble de la société, pour tous les individus. Quel rapport entre revenu, travail, accès à des droits fondamentaux, logement, éducation, nourriture, santé, habillement, nourriture, sans lesquels un individu ne peut de toute façon pas prendre part à la vie collective ? Est-il vraiment nécessaire de les conditionner à un emploi à l’heure où le chômage de masse et la précarisation sont en constante augmentation, et ce depuis des décennies maintenant, alors que paradoxalement, de plus en plus de « richesses » sont produites ? Des questions qui devront trouver des réponses si on ne veut pas de lendemains qui déchantent vraiment !
Propos recueillis par Alexis Seny
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