L’été approche de sa fin et de part et d’autres du monde, la terre est incendiaire ou gorgée d’eau. Certains en ont trop d’autres pas assez. Les héros du roman de Jesús Carrasco font partie de cette deuxième catégorie de personne et attendent l’intempérie. C’est aussi vrai dans l’adaptation BD que Javi Rey vient d’en faire, désertique et pourtant si fertile en thèmes. Un western espagnol qui vous prend à la gorge et qui méritait bien une interview de son auteur.
© Javi Rey
Bonjour Javi. Vous nous revenez avec Intempérie. Si le titre laisse espérer la pluie, il faudra être patient, l’ensemble est sec, aride, désertique. Intempérie, c’est un bon titre, pour vous ? Vous aimez ce genre de titre qui suscite des attentes pour mieux surprendre et les prendre à revers ?
Pour répondre a ta question, d’abord je dois expliquer que le mot « intemperie » a un sens différent en espagnol et en français. Le terme « intemperie », d’après ce que je comprends, en français, signifie : Phénomène atmosphérique naturel, comme la pluie, la neige, la grêle, ou encore le vent, qui perturbe les activités humaines.
Tandis qu’en espagnol, l’expression « a la intemperie » signifie : À ciel ouvert, sans toit. Et c’est la signification que cherche le titre originel du roman. C’est-à-dire, faire allusion à la situation de solitude dans laquelle se trouve l’enfant que nous allons suivre. Entouré par une plaine immense, sans un endroit où trouver un peu de sombre, à l’intemperie ( dans son signifié espagnol, bien entendu).
Intemperie est le titre original du roman dans son édition espagnole. Et ce titre s’est maintenu dans l’édition du roman en langue française. Avec la bande dessinée, nous avons opté pour respecter ce titre aussi.
Mon opinion est que ce titre est aussi bon dans son signifié pour la langue française, car il parle de ce que ressent l’enfant dans son intérieur tout en parlant aussi de ce vers où il court, de l’objectif final de sa fuite, même si lui ne le sait pas. Ce qui pourrait rendre son existence un peu moins douloureuse.
Couverture de l’édition de luxe
© Javi Rey
Intempérie, c’est avant tout le premier roman de Jesús Carrasco, donc, paru en 2015 chez nous. Deux ans plus tard, à peine, c’est votre adaptation en BD qui paraît. Ce fut rapide, non ?
C’est l’éditeur Seix Barral qui a édité le roman Intempérie, le premier livre de Jesús comme tu dis bien. Le roman a été un grand succès en Espagne mais aussi à l’international, dans de nombreux pays.
Après, Planeta Comic (l’éditeur de l’adaptation de la bande dessinée en Espagne qui fait partie du groupe Planeta avec… Seix Barral) m’a offert le projet. L’adaptation d’Intempérie fait partie d’une politique éditoriale de Planeta Comic qui entend tirer profit des titres du même groupe et les adapter en bandes dessinées.
Ce roman, l’avez-vous découvert dès sa sortie ? Qu’est-ce qui vous l’a mis entre les mains ? Vous connaissiez Jesús ?
Je n’avais pas lu le roman au moment, en 2013, où il fut édité. Je l’ai découvert au moment de la proposition de l’adaptation. Mais si ce projet est né d’une proposition d’éditeur; dès le premier moment, j’ai voulu le prendre comme un projet personnel. Le premier motif et l’indispensable, évidemment, étant que le roman m’avait laissé fasciné. Puis, à ce moment, je voulais affronter l’épreuve du scénario. Avant Intempérie, j’avais toujours collaboré avec des scénaristes. Après plusieurs tentatives ratées d’écrire un scénario personnel, adapter un roman m’a paru être une très bonne manière de commencer à gagner en confiance.
© Javi Rey
Dès la première lecture (j’imagine qu’il y en a eu plusieurs, non ?), vous saviez qu’il ferait une bonne BD ? Des images sont-elles tout de suite arrivées ?
Depuis le début, j’ai senti que ce roman possédait des éléments assez intéressants que pour être racontés en bande dessinée et les images sont apparues depuis la première page. Sans aucun doute parce que la prose de Jesús est très précise dans ses descriptions. C’est une histoire apparemment simple mais dans laquelle on parle de beaucoup de choses, qui abonde en silence et en contemplation… tout en proposant des moments d’une grande intensité, d’une brutalité même. Tout cela se retrouvait très bien traité au niveau narratif.
Personnellement, je découvre Intempérie avec votre album. Que pouvez-vous nous dire sur le roman ? Vous en êtes-vous distancié ou avez-vous cherché à être le plus fidèle ?
J’ai été attiré par l’histoire racontée. Une histoire universelle racontée d’une façon magistrale. C’est un roman court, d’environs deux cents pages, dans lequel nous allons accompagner un enfant durant sa fuite de quelque chose terrible. Cette fuite est encore plus dangereuse si nous prenons en compte que l’enfant laisse derrière lui la seule chose qu’il connaisse : son petit village. Il va devoir s’affronter à une terre sèche, immense, sans les armes nécessaires pour pouvoir survivre.
© Javi Rey chez Dupuis
J’ai été séduit, comme déjà dit, par le scénario très bien traité par Jesús. La façon dont il nous guide par ce voyage que l’enfant entreprend en direction de l’inconnu. La prose de Jesús, sa précision mais aussi les moments dans lesquels il parvient à décrire avec poésie et beauté des situations très dures comme celles qu’expérimentent les protagonistes de l’histoire.
J’ai voulu rester fidèle à la structure originale parce que je la considère impeccable. Mais le lecteur des deux formats va voir des changements que j’ai cru nécessaires de faire pour que cela puisse fonctionner avec le genre de bande dessinée que je voulais faire.
Vous parliez de fascination.
Oui, j’ai été fasciné par le contexte où a lieu la trame : la plaine infinie avec ses levers et tombées du jour, son soleil implacable, ses conditions extrêmes. Autant de possibilités graphiques qui m’attiraient beaucoup. Sans oublier la jolie relation qui affleure entre le garçon et le chevrier, le plus important de l’histoire sans doute, et ce pour quoi j’ai dû mettre le plus d’emphase à l’heure de faire l’adaptation.
C’est une histoire totale, je trouve. Le personnage va d’un endroit à un autre, change, grandit. Et la façon dont Jesús Carrasco dose cette métamorphose, de l’enfant qui s’échappe à la manière dont il grandit, est formidablement bien menée.
© Javi Rey chez Dupuis
Et justement, quand vous lisez, le dessinateur peut-il s’empêcher de mettre des images, des dessins sur ces textes ?
J’ai difficile à ne pas faire de version en bande dessinée de tout ce que je lis. Au moins, durant les premiers moments de la lecture. Après je me laisse aller comme tout lecteur… sinon je deviendrais fou.
En tout cas, si le roman de base n’est pas bien épais, vous allez à l’économie des mots, non ? Avec de belles scènes muettes et un côté très contemplatif. C’est important dans une telle adaptation de faire jouer le dessin, d’imposer sa force là où les mots du roman ne pouvaient compter que sur eux-mêmes ?
La première grande décision que j’ai dû affronter fut le poids que devait avoir le narrateur du roman dans la bande dessinée. Le roman est narré à la troisième personne, un narrateur nous explique le devenir de l’enfant. Je ne voulais pas laisser de côté la puissance et la solennité de la prose de Jesús mais je voulais que ce soit l’image qui nous raconte l’histoire. Je cherchais, au début, la capacité de traduire avec des images l’histoire de Jesús. Une adaptation muette aurait été très compliquée à faire, et surtout, je ne voulais pas perdre totalement la voix de l’écrivain. La solution fut donc d’utiliser le narrateur au début de chaque chapitre, de situer le lecteur dans un ton, au milieu d’informations que j’aurais été incapable de transmettre uniquement avec des images. Après quoi, je pouvais faire disparaître le narrateur faire revenir l’image en tant que protagoniste.
La façon dont commence la bande dessinée en est le meilleur exemple : une série de petites illustrations accompagnées d’un paragraphe de texte. Mon intention était que le lecteur sente le ton de l’histoire au travers de la voix du narrateur : un ton solennel, poétique et compréhensible qui puisse déplacer le lecteur et le mettre, depuis la première page, face à la dureté de ce monde dans lequel l’histoire va se jouer.
La première planche © Javi Rey chez Dupuis
Malgré le peu de mot, vous arrivez pourtant à faire passer une quantité phénoménale de thème : de la survie à l’héritage en passant par la maltraitance, le viol, l’onirisme aussi. Pour les faire passer, sans les mots, il fallait des images fortes. Vous êtes-vous forcé à avoir une bonne idée par planche (voire par case) ou tout cela est venu assez naturellement ?
Après avoir lu et relu le texte original (je travaillais chapitre a chapitre, sans savoir combien de pages pèserait la bd au final), je faisais un résumé avec l’essentiel, avec ce que j’avais besoin de ce chapitre pour expliquer l’histoire. Avec ce résumé concis, je divisais l’information en scènes et à l’intérieur de chaque scène, en pages, avec l’information bien structurée en bandes. Chaque élément se devait d’apporter quelque chose à l’ensemble.
J’ai tenté être concis et que l’on comprenne bien tout ce qui se passe dans l’histoire, de l’expliquer avec le minimum d’images nécessaires. En utilisant l’ellipse de façon optimale et en donnant de l’espace au temps. Par exemple, en accélérant le rythme quand l’histoire le demandait.
© Javi Rey
Dans Intempérie, on est finalement quelque part entre The Road de Cormac McCarty et Le bon, la brute et le truand de Sergio Leone, non ?
Cormac McCarthy est un de mes écrivains préférés. En fait, quand l’éditeur de Planeta Comic m’a offert de faire l’adaptation, il avait cité The Road pour que je me fasse une idée du genre d’œuvre à laquelle j’allais me confronter. Sans aucun doute, ça a éveillé un peu plus ma curiosité.
Il est vrai que l’on respire un air post-apocalyptique de The Road, dans l’histoire de Jesùs mais tout en gardant un environnement proche du plateau espagnol : un monde sans ressources, une sécheresse qui rend toute survie impossible, un monde où la morale et la civilisation se font rares.
Mais ce n’est pas tout, cette histoire respire aussi le western. Pour l’entourage, pour les rôles des personnages dans l’histoire, pour la fuite, pour la persécution… De quoi m’inciter un peu plus à m’immerger dans cette histoire.
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D’ailleurs, il y a trois personnages principaux : notre gamin, le vieillard et l’alguazil. Comment expliquez-vous que beaucoup de récits privilégient trois personnages centraux ? Dans une BD, ça marche tout aussi bien que dans un roman ?
Je ne sais pas quoi te répondre. Dans le cas d’Intempérie, il me fut très commode de travailler avec peu de personnages. Pour bien me centrer dans leur dessin et me concentrer sur le rôle indispensable que chacun d’eux va jouer.
© Javi Rey
L’alguacil représente le mal absolu, la loi du plus fort, l’absence de morale. Le vieux en est l’opposé. C’est une lueur d’espoir de ce que fut l’humanité. Il est noble, il connait la terre et l’environnement, il le respecte. Et l’enfant est au milieu, au point de prendre parti pour un monde ou pour un autre, lui c’est l’innocence et la pureté, le futur.
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Au final, le lieu de l’action est anonyme. Partout et nulle part en même temps. Comment avez-vous conçu cet univers ? De quoi vous êtes-vous inspiré ?
Bien sûr, on reconnait l’Espagne et plus concrètement le plateau central ou le sud. Mais, dans le roman on ne le spécifie pas où a lieu l’histoire. Et ça, c’est une grande réussite car ça lui donne un air d’universalité dont nous parlions.
Pour moi, l’important était de transmettre la chaleur, la sécheresse et l’immensité. Le contraste entre la lumière et l’ombre, la poussière. Dans ma tête il y avait plus une sensation qu’un lieu concret. Et pour l’obtenir, ma principale inspiration fut le texte original si habile à décrire et à nous faire ressentir cette chaleur asphyxiante.
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Vous l’avez dit, c’est la première fois que vous vous retrouvez seul aux commandes, sans scénariste, c’était le bon moment ? Vous ne ressentiez pas le besoin d’une collaboration ? Ou votre vision de ce roman était si personnelle que vous ne pouviez pas l’adapter avec quelqu’un d’autre ?
C’était le moment. Je veux continuer à collaborer avec des scénaristes comme Kris et Bertrand Galic, mes actuels compagnons de voyage pour le projet sur lequel je planche maintenant mais je veux aussi réussir à créer mes propres histoires, que ce soit avec un scénario personnel ou en adaptant un nouveau roman.
Mais oui, quand on m’a proposé de faire l’adaptation, c’était le moment idéal. J’étais en quête d’un chemin plus solitaire qu’auparavant.
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Cela dit, vous étiez sans scénariste mais pas sans filet puis qu’il y avait l’appui du roman de Jesús. Jesús, l’avez-vous consulté, lui avez-vous demandé conseil ?
Oui, Jesús a été présent pour le dessin des personnages. C’était un des accords entre Planeta Comic et Seix Barral… et c’est très bien ainsi : je voulais respecter l’image que l’écrivain avait de ses personnages. Pour que tout s’emboîte depuis le début.
Pour moi, ce fut une grand aide de pouvoir disposer de Jesús dès le départ, pour écouter directement de la bouche du créateur ce qui était l’important de l’histoire. Et cela a permis d’éclaircir beaucoup de choses.
Après quoi, j’ai travaillé en totale liberté, sans que cela m’empêche de revenir vers Jesús pour consulter des aspects et pour savoir comment il voyait certains aspects du récit. Cela m’a été d’une grande aide et, sans doute, le résultat ne fut que meilleur par la présence de Jesús comme premier lecteur de l’adaptation.
Quelle a été sa réaction quand vous lui avez présenté cette BD adaptée de son œuvre ?
Enchanté depuis le premier moment, il n’a eu que des bonnes paroles pour mon travail et moi, je le remercie de tout cœur.
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Des adaptations de roman (ou d’autres œuvres culturelles) en BD, j’imagine que vous en avez déjà lu. Lesquelles vous ont porté, vous ont semblé peut-être pas les plus fidèles mais les plus réussies ? Pourquoi ?
Je ne sais pas quoi répondre. Je n’ai en tout cas pas regardé d’autres adaptations en préparation de la mienne. Évidemment, comme lecteur, j’en ai déjà lu. De même qu’en tant que spectateur de cinéma mais je ne les raccroche pas à l’oeuvre initiale.
Je crois que si une histoire est bien faite, elle devrait fonctionner de forme indépendante de l’original, peu importe si c’est un roman, une bd, une œuvre de théâtre etc.
Ces derniers temps, beaucoup de dessinateurs espagnols ont émergé avec brio et talent. Comment expliquez-vous que beaucoup de scénaristes franco-belges s’orientent vers des talents espagnols ? Une autre manière d’exprimer les choses, une autre école, une autre force ?
Peut-être parce que les premiers auteurs espagnols qui sont arrivés au marché franco-belge ont bien fait leur travail et qu’ils nous ont aplani le chemin ? De manière à ce que nous profitions de leur bon travail préalable.
Le marché franco-belge est le plus potentiel d’Europe et tous ceux qui aiment ce milieu, nous visons vers lui car c’est une manière d’unir passion et façon de gagner notre vie.
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En plus, avec internet, les distances se sont raccourcies. Une fois que tu t’accordes sur la langue, il est facile de maintenir un contact fluide pour une bonne collaboration. Dans mon cas, je parle presque chaque jour avec mes scénaristes, de la même façon que le font les personnes qui travaillent dans le même bureau.
Mais je suppose aussi qu’il y a beaucoup de facteurs et qu’il est difficile de généraliser.
Cela fait quelques années qu’on suit votre parcours dans le monde de la BD, mais on ne vous connait pas assez. D’où nous venez-vous ? Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie de la BD ?
Ma relation avec le Neuvième Art est arrivée sur le tard. Enfant, je n’étais pas un lecteur vorace de bd. Mais le dessin m’a toujours attiré, même si, comme presque tout le monde, j’ai arrêté de dessiner pendant l’adolescence.
Par contre, quand j’ai terminé mes études universitaires (une carrière de droit du travail totalement éloignée du monde de l’art), j’ai senti qu’il y avait dans le dessin une opportunité de parier sur quelque chose qui me passionnerait vraiment. Ce qui n’était plus le cas avec la carrière qui me tendait les bras. Et j’ai décidé de reprendre le dessin.
© Javi Rey
Diverses circonstances ont fait que j’ai terminé comme étudiant à l’école Joso de Barcelone, centre spécialisé dans les comics, et où j’ai étudié avec beaucoup d’auteurs espagnols désormais bien implantés dans le monde de la bd. Et j’ai découvert le monde du « cómic », grâce aux professeurs et compagnons de cours.
Je me suis alors rendu compte que le dessin n’était pas le principal pour moi, au contraire du pouvoir de raconter des histoires avec des images, avec des paroles. À partir de ce moment, mon objectif était clair: essayer d’être publié. La chance a voulu que Louis-Antoine Dujardin et Frank Giroud aient confiance en moi pour dessiner les deux tomes de Adelante ! de la collection Secrets de Dupuis… et que depuis, j’ai pu travailler et continuer à évoluer.
C’est un monde dans lequel il est dur de se faire sa place ?
Sans aucun doute, comme dans n’importe quel monde où tu commences à zéro et dans lequel il faut du temps pour mûrir et s’améliorer.
Quelles sont les lectures BD de votre enfance ?
Sans être un lecteur vorace de bd, j’ai quand même eu entre les mains celles que l’on pouvait lire en Espagne mais je ne me rappelle pas qu’un titre m’ait donné l’envie de devenir auteur quand je serais adulte. J’étais beaucoup plus intéressé par ce que je voyais la tv : Dragon Ball et… Oliver et Tom. Forcément, puisque c’étaient les années où je jouais au football, ma première passion réelle.
© Javi Rey
Ma fascination pour la BD est donc arrivée quand j’ai intégré l’école Joso. Concrètement, il y eut deux oeuvres marquantes : Trait de craie de Miguelanxo Prado, et Un peu de fumée bleue de Denis Lapière et Ruben Pellejero. Elles m’ont ouvert les yeux : la bd était un média où l’on pouvait raconter n’importe quel type d’histoires. Et parmi elles, celles que j’avais envie de raconter.
Après, j’ai découvert la riche histoire de la bd et de ses auteurs classiques, lesquels me fascinent.
Plus récemment, quels ont été vos derniers coups de cœur ?
J’en ai eu trois. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire l’intégral de Esteban de Matthieu Bonhomme. Une histoire d’aventure qui t’attrape dès la première page. La terre des fils de Gipi m’a fasciné, comme toute l’œuvre de Gipi, en réalité. Et maintenant je lis Patience de Daniel Clowes, et je suis captivé.
Je m’en voudrais de terminer sans vous demander quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ? Rêvez-vous de faire l’adaptation d’autres romans ?
Actuellement, je travaille avec Kris et Bertrand Galic, avec qui j’ai collaboré pour Un maillot pour l’Algerie, mon précédent album dans la collection Aire libre, aussi.
© Kris/Galic/Rey
Ce sera une série de quatre tomes sur Violette Morris, une des grandes sportives françaises des années 20 et 30. Elle a pratiqué le football, la natation, le lancer de javelot, la boxe, les courses de voitures. Une femme tout-terrain ! Elle eut en plus une carrière au cabaret, avec un numéro en compagnie de Josephine Baker herself ! Elle eut comme amis Jean Marais, Jean Cocteau… Bref, sa vie fut très intense : elle était ouvertement lesbienne ce qui lui valut beaucoup d’ennemis, elle fumait, buvait, s’habillait comme un homme…
Durant l’occupation elle a gagné sa vie avec le marché noir et collaboré avec les nazis. Avant d’être finalement assassinée juste après la libération, en Normandie. C’est un personnage polémique avec beaucoup d’ombres dans sa biographie. Un personnage dont la vie est, elle-même, une grande histoire. Nous allons essayer de l’expliquer le mieux possible et je crois que Kris et Bertrand Galic sont les plus indiqués pour écrire ce scénario, sans aucun doute.
Dans le futur, ou parallèlement à cette tétralogie, je n’écarte pas de travailler en solitaire encore une fois, que ce soit avec un scénario à moi ou pour adapter un autre roman, car j’ai eu un plaisir énorme à le faire.
Un tout grand merci Javi et belle continuation.
Propos recueillis par Alexis Seny.
Thierry Gloris, scénariste, nous accorde un entretien passionné et passionnant. Après la première partie consacrée à sa nouvelle série événement : Une génération française. A l’occasion de sa riche actualité de rentrée (Cléopâtre 1, le troisième volume d’Une génération française, Aspic 6), voici un survol de sa déjà importante bibliographie.
Bonjour Thierry. Revenons sur quelques temps forts de ta carrière. Ton premier grand succés est le Codex Angélique, avec Mickaël Bourgouin chez Delcourt. Comment un jeune prof passionné de BD, réunit-il à se faire publier par l’un des plus gros éditeurs du pays.
Tu passes dix ans à taper à la porte et au bout d’un moment ils t’ouvrent. Voilà, c’est aussi simple que ça.
Avec Meridia, dessiné par Joël Mouclier, tu brises des tabous et montres des scènes rarement vues en BD. Comment se fixer des limites pour ne pas tomber dans le trash ?
Alors très honnêtement je crois que je n’ai pas trop de limite à ce niveau. J’aurais plus des limites d’écriture. Avec Méridia, on est passé à côté de notre public. Je ne m’y attendais pas. Meridia est une série trash. Voulant faire de l’héroïc-fantaisy, j’ai souhaité aller vers quelque chose de plus réaliste, plus dur, dans la même veine que game of thrones, qui n’existait pas à l’époque en série télé et que je n’avais pas lu. Dans ma logique, ce n’était pas la fantasy mon vrai sujet. C’était un point d’entrée dans un univers. J’ai choisi une ligne directrice. Parti sur l’idée de Conan, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant d’avoir un héros gay, de travailler sur des sexualités ou des sentiments un peu divergents du cliché homme fort-femme faible. Je voulais parler d’un ensemble de relations différentes. Quelques mois après, est arrivé le mariage pour tous et toutes les manifs qui ont suivi. Je suis tombé de haut car pour moi l’homosexualité dans la société française avait été acceptée par tout le monde. Méridia est tombé juste après. On n’a vraiment pas rencontré notre public. Le lecteur d’ héroïc-fantaisy veut des hommes forts et des femmes avec des gros seins. Même les critiques n’ont pas compris qu’on essayait de faire autre chose, tout en poussant les codes du genre. La petite thématique sur « Qu’est-ce que la sexualité, la bi sexualité, qu’est-ce qu’aimer ? » n’a pas été comprise. Un personnage dit : « Tu peux aller baiser qui tu veux, l’important est de ne pas leur donner ton amour, sinon tu deviens faible. Le seul amour que tu peux donner, c’est à ton chien car au moins, lui est fidèle. ». On abordait aussi le thème de la corruption. Le méchant de la série qui est un roi devient un zombie. Plus il corrompt, plus il pourri. C’était une métaphore. En fait, il y avait tout un second degré mais on est passé à côté de notre lectorat potentiel qui n'a vu qu'une énième série HF. Comme quoi, il est très difficile de sortir d’une thématique alors que le lecteur demande constamment de la nouveauté. Mais il est incapable de la trouver.
Aspic, détective de l’étrange, est ta première série au long court. C’est aussi un hommage aux freaks et à tous ces monstres de foire.
Aspic est plus un hommage à la littérature de la fin du XIXème siècle : Sherlock Holmes, Leroux avec Arsène Lupin. Je suis un gros lecteur de romans-feuilletons (Eugène Sue, Balzac, Zola, etc…).
Pourquoi y a-t-il un changement de dessinateur pour le cinquième album ?
Jacques Lamontagne était engagé sur deux séries : Aspic et Les druides. Lors de la reprise de Delcourt par Soleil, il y a eu un travail de rationalisation qui était certainement indispensable. Il a été demandé à Jacques de faire un choix car il fallait un album par an d’une de ses séries. Jacques a beau être très rapide, même en allant très vite, il met neuf mois pour faire un album. Donc mener les deux albums et en sortir un par an était impossible.
Avec Isabelle, la louve de France, tu tentes l’exercice périlleux de la biographie en BD. Dans un tel travail, comment ne pas être trop didactique ou chronologique ?
Je n’ai pas de solution. Je me pose des questions à chaque planche. J’ai besoin de me documenter même si je sais déjà pas mal de choses. Pour chaque page, je me place du point de vue de l’enfant que j’étais, des choses qui vont me rester après m’être documenté et de comment je vais appréhender l’histoire. Je suis sur ce grand écart : d’une part, il faut que mon lecteur tourne la page suivante parce qu’il a envie de savoir ce qu’il va se passer, et d’autre part, il ne faut pas que ce qui est raconté soit creux ou soit un cliché. Mais c'est plus facile à dire qu'à réaliser.
Comment choisis-tu les conflits que tu traites dans la collection « Champs d’honneur » autour des batailles célèbres ?
Sur les champs d’honneur, je suis parti des thématiques que je voulais travailler. Les batailles sont choisies à ce titre-là. Chacune présente une réflexion sur l’identité. On le voit lorsqu’on a lu les cinq albums. Ensuite, je voulais des batailles qui ne soient pas très connues. La seule où je suis tombé sur un os, c’est la Bérézina. Au même moment, Dupuis sortait une série en trois tomes sur cette bataille. A la base, tout le monde connaît ce nom mais de nombreuses personnes ne savent pas ce qu’il s’y est réellement passé. Pour Castillon, je l’ai choisie car d’un point de vue militaire c’est aussi une révolution. On passe de la poudre à l’arc. Le lieu du combat est à deux heures de chez moi. Je suis allé sur le champ de bataille pour essayer de voir comment ça s'était passé.
Une autre vague est prévue ?
Dans l’absolu, ce sera une histoire de vente. Je pense qu’on va les avoir ; ça a l’air de ne pas trop mal fonctionner. Je ne veux plus travailler sur le thème de l’identité parce que j’en ai fait quand même pas mal et ça deviendrait hyper redondant. Il faut que je trouve une autre thématique, plus positive et pas purement technique, afin de donner de l’humanité.
Avec NSA, on se retrouve dans la série américaine, tu touches un peu à la politique fiction. Et alors que la couverture laisserait penser à un nouveau XIII, IR$ ou autre ALPHA, tu prends le contrepied avec des personnages totalement hors du commun. Comment t’es venue la genèse de cette série ?
C’est loin tout ça… Alors, il y a une chose importante qui est à savoir, c’est que j’adore le travail de Van Hamme – Jean, pas Jean Claude ! (rires) – parce que je trouve que c’est très structuré, comme chez peu d’autres auteurs, notamment sur Largo Winch, que j’aime beaucoup. Après, je dois reconnaître que les thématiques chères à Van Hamme comme « J’aime l’argent et j’en veux toujours plus », ce n’est pas foncièrement ma tasse de thé. Mais j’arrive à dissocier les deux, son talent de conteur, que je trouve extraordinaire, et ce qu’il raconte. Je repense par exemple à Thorgal, série que j’adore. Je me rappelle que lorsque ma fille a lu les albums –elle devait avoir 12 ou 13 ans- je lui ai demandé si elle avait aimé la série. Elle m’a répondu que oui, tout en précisant avec la spontanéité propre à son âge qu’elle n’avait en revanche aucune sympathie pour le personnage de Thorgal. De son point de vue de jeune fille, pour qui la proximité avec les parents, les frères et sœurs, sont encore essentiels, Thorgal était un personnage détestable parce qu’il abandonnait trop souvent sa famille pour poursuivre ses aventures. Et c’est vrai qu’en y repensant après coup, on s’aperçoit que ce héros est en fait totalement égoïste. Ça m’a fait réfléchir aussi sur la question du point de vue, et m’a aidé à comprendre que si j’admirais énormément le talent narratif de Van Hamme, ses thématiques, en revanche, m’intéressaient moins. Mais il est tellement doué qu’il arrive malgré tout à m'y intéresser. C'est fort.
Bref, trouvant la mécanique de Largo Winch efficace, j’ai trouvé intéressant d’aller travailler un peu sur les Etats Unis, chose que je n’avais jamais faite. J’ai donc essayé de voir ce que je pouvais faire comme Van Hamme. Je suis parti de l’idée de complot style série américaine. C’est un peu comme du Largo Winch qui est en train de remonter le fil de complot de puissants cachés dans l'ombre. J’y ai lié une thématique écologique de gaz de schiste qui dévaste l’environnement. Pour garder une motivation dans l’écriture, j’ai cherché des relations nouvelles pour moi entre les personnages en l’occurrence : La relation frère-sœur. Voilà comment est né NSA.
La série est bourrée de clins d’œil. Le chien s’appelle Mulder.
Oui, une référence à The X-files. Il y a plein de clins d’œil de ce type. Tant qu’à travailler sur les Etats-Unis, autant y aller à fond. Malheureusement, la série s’est arrêtée au deuxième tome.
Comment t’es-tu retrouvé sur le collectif Tuniques Bleues chez Dupuis ?
Le pur hasard. Je n’avais rien demandé à personne. Ça m’est tombé dessus une semaine avant Noël. J’ai reçu un coup de fil d’une éditrice qui m’a demandé si cela m’intéressait, et en plus avec Denis Bodart au dessin. Alors là, j’ai dit oui de suite. C’était aussi simple que ça. Tout est venu en fait d’une histoire courte sur Waterloo dont j’avais co-signé le scénario avec mon épouse Marie, dans Spirou.
Tokyo Home semble comme une parenthèse acidulée dans ton univers. Tu viens de faire un long séjour au Japon. Est-ce une culture qui te passionne ?
En fait, non. Ma sœur vit au Japon. J’ai pu y rester un mois ce qui était génial. Ce qui m’intéresse c’est la différence, c’est d’aller découvrir autre chose. Quand tu lis des choses sur le Japon, c’est très différent de notre civilisation. Quand tu vas là-bas tu comprends pourquoi c’est si différent. C’est vraiment un autre monde, dont Amélie Nothomb décrit parfaitement les codes dans certains de ses romans. On a une forte appétence pour le Japon grâce aux mangas qu’on a vu dans les émissions de Dorothée. Au départ, j’ai choisi comme décor ce pays pour avoir une certaine connivence avec ma fille qui avait 7 ou 8 ans à l’époque et qui avait des photos du Japon et des mangas dans sa chambre. J’étais en pleine écriture du Codex Angélique, qu’elle ne pouvait pas lire, ni montrer à ses copines ou à sa maîtresse. C’est ainsi qu’est né Tokyo Home, la découverte de quelque chose d’étranger, un hymne à la différence.
Après quelques passages furtifs, tu rentres dans Spirou grâce au Japon avec la série humoristique Bushido. Qu’est-ce qu’elle raconte ?
C’est plutôt une quête initiatique, avec un fort rapport à l’enfance. Avec Bushido, on est dans une quête de soi, une quête identitaire pour savoir comment devenir un homme. J’ai toujours eu une passion pour les arts martiaux et pour l’art militaire. J’ai grandi avec ça. Cette série est aussi un hommage à Dragon Ball.
Un album est déjà sorti alors que, d’habitude, Dupuis attend que la série fasse ses preuves dans le journal. Ça prouve que l’éditeur y croit fort, non ?
On a terminé le tome deux. Il devrait y en avoir au moins 4. Je croise les doigts !
Quelle est ton actualité du moment et quels sont tes projets ?
Le premier tome de Cléopâtre vient de sortir, co-scénarisé avec Marie et dessiné par Joël Mouclier. Aspic 6 paraît comme d’habitude en septembre, et dans la logique on embraye sur le 7. Je vais attaquer le tome 3 de Bushido. Je termine la saison d’Une Génération Française dont les albums sortent à un rythme soutenu. Valois, racontant les guerres d’Italie au début de la renaissance, va être publié chez Delcourt avec Jaime Calderone au dessin. Valois est la dynastie des rois qui règnent sur la France à ce moment-là. Ce ne sera pas une généalogie de ces rois, mais une grande saga d'aventure. Le titre « Valois », n'est qu'un marqueur chronologique. Enfin, je travaille avec Jacques Lamontagne sur un western.
Merci Thierry.
Propos recueillis par Laurent Lafourcade
Et si le dernier continent à explorer était celui de l'intime ?
Les relations amoureuses, les pratiques sexuelles, les émotions, les sensations, les sentiments, comme autant de territoires à arpenter à cartographier...
C'est le parti pris d'Extases, la série autobiographique de JeanLouis Tripp. Du petit détail trivial au sublime, du physiologique au métaphysique, de la jalousie qui consume à l'échangisme joyeux, toutes les facettes qui façonnent la sexualité sont évoquées.
Rencontre avec Jean-Louis Tripp.
Comment vous est venue l’idée du sujet d’« Extases» ?
Cette bande dessinée retrace ma vie, mon vécu, ma façon d’aborder la sexualité qui est quelque chose de joyeux et d’enthousiaste. Il se trouve que l’un de mes amis très proche et également mon confident pendant les quinze dernières années (Régis Loisel) me disait : il faut que tu racontes tout cela pareil mais en bande dessinée. Lorsque la série « Magasin général » a été terminée, la question se posait pour moi de ce que j’allais faire ensuite. J’avais plusieurs options et un jour Benoît Mouchart, le directeur éditorial de Casterman, m’a convaincu au cours d’un repas que c’était le scénario que je devais faire. Je me suis lancé car j’estime être arrivé à un point de ma vie ou je suis prêt à assumer cela. La série va parcourir toute la thématique des quatre tomes d’« Extases », mais en réalité ce n’a pas toujours été évident toute ma vie de l’assumer comme je le fais aujourd’hui. Pendant longtemps je me suis demandé si je n’étais pas une espèce de détraqué et d’obsédé sexuel, le regard des autres pouvant me laisser penser que j’étais hors normes. Aujourd’hui, j’ai dépassé tout cela.
Avez-vous eu des difficultés pour representer votre vie sensuelle et sexuelle ?
C’est l’album le plus facile à faire que j’ai eu de toute ma carrière d’auteur. Lorsque l’on écrit une série de fiction, on se pose toujours la question si cela tient la route, si elle est réaliste et crédible. Ici je n’ai pas de questions à me poser puisque je suis le fil de ma vie, je sais que tout a existé ainsi que l’ordre dans lequel cela s’est passé. J’ai juste à trouver le ton pour le raconter. J’ai essayé d’être le plus proche et naturel de ce que je suis dans la vie réelle. La seule différence, c’est que j’ai choisi de raconter cela en montrant les choses qu’en général on ne montre pas mais cela parle de la vie, il n’y a rien d’extraordinaire dans cette histoire. Simplement à partir du moment où l’on parle de sexe on ne rentre pas : dans un film on voit la scène tout à fait normal et dès qu’ils passent dans la chambre on ne voit plus que des ombres chinoises ou alors on coupe. En réalité, on est tous né d’un rapport sexuel en passant à travers d’un sexe. Je pense que tout le monde a des fantasmes, des envies et des désirs, simplement la plupart du temps c’est tellement étouffé que cela est considéré comme tabou (religieux, sociaux ou politiques) et l’on a l’impression que l’ on a fini par intégrer le fait que ce n’est pas bien, sale et qu’il ne fallait pas en parler. Lorsque je raconte cette histoire, je montre la réalité des choses telles qu’elle se passe. J’ai dessiné les corps sans les mettre en valeur, globalement je trouve que la représentation des femmes en bande dessinée est catastrophique. Comment peut-on se reconnaitre en tant que femme normale et belle dans la BD ? Moi j’adore les femmes qui ne sont pas totalement fabriquées, je ne sais pas les dessinés donc je les représente comme je sais le faire.
Comment affronter vous le regards des autres et surtout celui de vos proches ?
Cela c’est réglé depuis longtemps. Il y a deux ans lorsque j’ai commencé à faire une trentaine de pages du livre, je suis retourné en France dans ma famille et je leur ai présenté mon travail. Ils ont pris connaissance des trente premières pages, l’accueil a été bienveillant et amusé et ils m’ont déclaré cela ne nous étonne pas de toi.
Vous parler d’une suite en deux voir trois tomes, Il y a tellemment de choses à raconter ?
C’est un parcours de vie avec des périodes plus ou moins fastes et comme fondamentalement je suis quelqu’un de curieux, j’ai toujours tendu (si j’ose dire) vers la découverte et l’expérimentation. A certaines périodes de ma vie, je me suis parfois heurté à des incompréhensions et des refus et il a fallu naviguer avec cela. J’ajoute que cela s’appelle Extases au pluriel car il y a un élément qui n’est pas encore très présent dans le premier tome mais qui arrive un peu plus dans le second mais sera très présent dans le troisième qui est la spiritualité. Vers la cinquantaine, j’ai commencé à assumer vraiment qui j’était et à être clair dans mes désirs et demandes quand je rencontrais quelqu’un . Pour moi la cinquantaine c’est le grand épanouiissement , je suis vraiment là où j’avais envie d’être.
Y-a-t’il un passage que vous regrettez d’avoir dessiné ?
Absolument pas, j’assume tout ce que j’ai dessiné. C’est vrai qu’il y a eu des passages plus difficiles à illustrer car je me méfiais un peu de la facon dont cela pouvait être interpreté ainsi que des réactions du public. Le passage sur la prostitution a été un peu compliqué, c’est pour cela que je l’ai traité à travers une conversation que j’ai eue avec Laurence Morenot qui est une féministe incontestable. Le thème de la bi sexualité a lui aussi été délicat mais j’ai pris l’engagement de raconter les choses telles qu'elles se sonts passées de façon tendre et humoristique mais surtout pas dramatique.
En quelques mots pouvez vous faire la promotion de votre livre ?
C’est un récit joyeux, tendre, bienveillant et humoristique qui dédramatise la sexualité. C’est surtout aux antipodes de ce que sont nourris les adolescents d’aujourd’hui: le porno. Ici c’est exactement le contraire qui est représenté dans ce livre, une manière d’aborder la sexualité qui est à l’inverse de la pornographie. C’est important de le signaler car beaucoup de gens qui voient « Extases » l’ouvrent et disent « Ah c’est un bouquin de cul ». Non, pas du tout, c’est un bouquin dans lequel on voit des culs et des sexes mais ce n’est pas un bouquin qui est fait pour être excitant, c’est un bouquin qui raconte une histoire de vie.
Propos recueuillis par Alain Haubruge
Photo © Jean-Jacques Procureur
Ils ne sont plus rares les méchants réhabilités en héros que ce soit au cinéma, en BD, et j’en passe. Le tour est venu pour le plus grand TNAHCÉM que la Terre ait connu de montrer un peu plus son vrai visage de… père. Éh oui, au-delà de son emploi de tyran à temps-plein, Zorglub a une vie de famille et une fille volcanique et speedée (normal, elle a du sang espagnol) : Zandra. Presque dix ans après l’arrêt de son Spirou (avec Morvan), Jose Luis Munuera revient de plein fouet dans l’univers (parallèle) du groom avec plein de bonnes idées et un vrai microcosme foisonnant pour faire évoluer Zorglub et ses créations. Qui a dit que les spin-off étaient vains ? Certainement pas ce sympathique et créatif Espagnol.
Bonjour José Luis, vous nous revenez dans l’univers de Spirou par une porte dérobée en prêtant vie à Zorglub dans une série à part entière.
Oui, c’est projet que j’ai proposé à Dupuis. C’est un personnage tellement fascinant et contradictoire, tellement humain aussi tout en cherchant à être une vedette. L’éditeur a trouvé ça génial, j’étais parvenu à trouver un système où Zorglub et son environnement fonctionnaient.
Un système dans lequel Zorglub a une fille, Zandra !
Oui, je me suis inspiré de ma relation avec ma fille. Elle est plus grande que Zandra, elle part l’année prochaine. J’ai eu une sorte d’épiphanie, ça a pris tout seul, tout est venu et ne m’a pas lâché, comme un petit chien qui s’accroche à vos jambes.
© Munuera/Sedyas chez Dupuis
Il en avait déjà une dans la série animée.
On m’en a fait part mais je ne l’ai pas vue, j’avoue un manque de culture à ce niveau-là. Mais il m’importait de faire quelque chose qui soit à moi, d’y mettre ma touche.
Zorglub, un personnage qui vous fascine ?
C’est peut-être le plus intéressant du répertoire fourni de Spirou. Par sa nature, c’est un méchant qui ne l’est pas vraiment. Il essaie d’être reconnu pour ce qu’il fait mais il ne se rend pas compte d’où est la frontière entre le bien et le mal. Il n’a pas de morale, il ne connaît pas la différence. Après, c’est une figure tout à fait théâtrale, délirante. J’ai connu Zorglub pour la première fois grâce à Franquin, j’en suis tombé instantanément amoureux. Aujourd’hui, je ne regrette pas cette aventure, je suis content de faire vivre Zorglub. En plus, j’ai 45 ans, soit l’âge de Zorglub, c’était le bon moment.
© Munuera/Sedyas chez Dupuis
Un moment où les héros sont parfois des… méchants : Gru de Moi, moche et méchant; Maléfique; Choc…
Il y a une telle offre au niveau de la télé, du cinéma, des comédies musicales ou des bandes dessinées, alors pourquoi se contenter de héros « clean »?
Zorglub est reconnaissable et il a plus d’une facette. Il m’importait de voir comment il allait réagir face à quelque chose qui le dépasserait. Il est mégalo mais aussi très métaphorique. Il véhicule une sorte d’image très visuelle de la création qui devient hors-de-contrôle. Dans ce premier tome, on n’est pas si loin de Pinocchio. Et on peut allègrement voir Fredorg, le majordome robotisé qui suit Zandra partout, comme une sorte de Jiminy Cricket.
© Munuera/Sedyas chez Dupuis
Justement Pinocchio, parlons-en !
C’est un de mes classiques. Il me parle par sa métaphore. Sur les créateurs mais aussi dans la sublimation de la paternité, dans ce fait d’être dans un entre-deux, devant un être qui est à nous et pas à nous, en même temps. C’est un sujet fascinant.
Vous détruisez Bruxelles, quand même. Vous ne l’aimez pas à ce point, cette ville ?
C’était avant tout une manière de montrer à quel point Zorglub peut être gaffeur. Il détruit un patrimoine inestimable, la Grand-Place par exemple, mais ce n’est pas sa volonté, il veut juste récupérer sa fugueuse de fille.
© Munuera/Sedyas chez Dupuis
Bruxelles, j’adore. C’est pour moi un parc à thèmes de la BD avec tous ces murs décorés, ces librairies et ce côté aussi festif que je le suis dans ma tête.
Après ce clin d’oeil, c’est vers d’autres latitudes que vous nous emmenez, dans une île exotique où se cache la base de Zorglub. Imprenable… quoique !
© Munuera/Sedyas chez Dupuis
Afin de créer ce microcosme, je me suis documenté sur l’architecture, sur ce qu’on trouvait dans les années 70’s. Il y a aussi un côté de James Bond, la cave secrète du Docteur No. Cette partie-là fut très technique mais aussi cool à étudier. J’ai du faire un plan pour me représenter dans l’espace et que le lecteur puisse ce faire également. Il fallait que cette base englobe une résidence, un espace habitable mais aussi un véritable arsenal scientifique. J’ai voulu customiser les pièces et leur atmosphère afin qu’elles fassent écho à la personnalité des héros. La chambre de Zandra représentant l’adolescence, par exemple.
Et forcément des convoitises.
Oui avec un primo-méchant qui, au contraire de Zorglub, a fort bien conscience de ce qui est moral ou amoral. Il cherche Zorglub pour sa capacité destructrice.
© Munuera
Étonnamment, vous ouvrez votre album avec un dialogue de nos deux jeunes héros sur la folie des spin-off. « Pourquoi toujours exploiter les sujets du passé au lieu de produire des films avec des idées originales ??! Ils ne se gênent pas ! Tout ce qu’ils font, c’est réutiliser des personnages connus et aimés du public et les revendre sous un nouveau costume. C’est du recyclage, du marketing. » Pas forcément positif.
C’est un contrat de lecture passé avec le lecteur dès la première page. « Si tu veux venir, me suivre, on va bien rigoler ». Je voulais donner au lecteur la certitude qu’il n’allait pas être trompé. En sachant qu’il peut passer son chemin.
© Munuera/Sedyas chez Dupuis
Quels sont les spin-off auxquels vous avez le mieux goûté ?
Les plus réussis sont ceux qui trouvent un moteur, une ambition, une personnalité dans un univers pourtant pré-établi avec un angle, un point de vue. Le Choc de Desberg et Maltaite est superbe. Tout comme le Spiderman de Sam Raimi qui rebossait sérieusement la mythologie du super-héros. Dans son genre, le premier Iron Man de Jon Favrau était intéressant. Notamment grâce à Robert Downey Junior qui apportait la distance et un cynisme bienvenus.
Il y a aussi eu pas mal de one-shot autour d’un personnage que vous connaissez bien, Spirou !
J’ai beaucoup aimé ce qu’un Bravo ou un Feroumont en a fait. Mais, ce sont souvent les plus contestés. Peut-être parce qu’on y sent toute la personnalité de ces auteurs qui prennent le risque d’aller trop loin tout en faisant que cela soit intéressant pour le lecteur de voir jusqu’où ça peut aller. C’est plus pointu.
© Feroumont chez Dupuis
Certains les considèrent, comme votre Zorglub, comme une hérésie.
J’ai du respect pour les lecteurs-collectionneurs, ils font partie du monde de la BD. Certains croient tout comprendre. Et aujourd’hui, nous sommes dans un univers où chacun peut hyper-communiquer et dire ce qu’il veut. Dommage car en même temps, tout le monde n’est pas sur ces réseaux et sur les forums ou sur Facebook, ce sont toujours les 30-40 mêmes personnes.
© Morvan/Munuera/Sedyas dans le Journal de Spirou 3914 « 75 ans »
Mais entre nous, à l’époque où nous avons fait avec Jean-David Morvan et nos partis-pris, on a bien rigolé. Mais je pense néanmoins que je suis beaucoup plus mature aujourd’hui, ce qu’il faut pour s’attaquer à un Zorglub.
Step by step © Munuera/Sedyas chez Dupuis
Vous n’abandonnez pas Les Campbell pour autant.
Je vais refermer le cycle, l’histoire avec un cinquième album. J’ai envie de proposer une expérience de lecture qui en vaille la peine.
© Munuera
Après c’est fini ?
Un bon pirate ne ferme jamais la porte !
© Munuera
Par ailleurs, vous êtes désormais fidèle du Journal de Spirou. Zorglub n’y a bien sûr pas dérogé.
Oui, c’est déjà un plaisir de recevoir le journal, un des seuls qui existent encore. C’est aussi un honneur d’y être publié, c’est encourageant. D’autant plus qu’il y a un renouvellement, des jeunes et moins jeunes qui arrivent avec des propositions. Comme Imbattable de Pascal Jousselin. Je trouve Le journal de Spirou équilibré et qui vise assez justement une cible pourtant vaste.
© Munuera/Sedyas chez Dupuis
Et l’Espagne, d’où vous nous venez ?
C’est un tout petit marché, pointu mais créatif et très ouvert. Des talents sortent de partout, avec l’espoir de gagner leur vie alors que le monde de la BD est plus que dur. C’est vraiment un rêve entrepris par des passionnés, des fous, des crétins comme moi.
Après, sans la chance, rien n’est possible. Il faut être comme Forrest Gump, aux bons moments, aux bons endroits. Moi, dans les années 90, c’est ce qui m’est arrivé. De Grenade, je suis monté à Barcelone pour montrer mes travaux. Je me suis vite rendu compte que nous ne parlions pas la même langue (rires). Alors, tant qu’à faire, je n’avais rien à perdre à monter jusqu’en France et Angoulême.Et là, j’ai rencontré Joann Sfar. Lui qui était pétri de talent m’a suivi, j’en suis respectueux. Il y a eu des rencontres, des projets, j’étais open total. Je le suis encore. J’ai beau être dessinateur professionnel, je ne suis pas loin d’avoir huit ans dans ma tête.
Autoportrait © Munuera
Et justement quitte à être comme un gosse dans un magasin de jouets… Si, comme Zorglub, vous pouviez inventer une machine révolutionnaire, que choisiriez-vous ?
Une machine à dessiner avec un bouton pour éviter de suer ! Ça n’arrivera jamais… heureusement !
Merci beaucoup Jose Luis et au plaisir de découvrir la suite que vous réservez à ce personnage mythique du EMEIVUEN TRA !
Propos recueillis par Alexis Seny
C’est l’une des plus belles promesses de la BD. Après nous avoir emmenés dans un Paris inondé et propice aux braqueurs de banque, Xavier Coste reste au bord de l’eau mais nous emmène dans un tout autre genre, qu’on ne soupçonnait pas chez lui : la science-fiction. Une science-fiction poétique, contemplative où rien du bien et du mal n’a été tranché. Nous sommes dans un futur proche, les bâtiments ont souffert et une épidémie se répand dont pourrait bien être responsables des intelligences artificielles. Un monde étrange, envoûtant par le regard qu’il porte sur notre époque, un voyage à faire les yeux ouverts sur le superbe univers déployés par les mots d’Olivier Cotte et les dessins (ou sont-ce des peintures ?) de Xavier Coste.
© Olivier Cotte/Xavier Coste chez Casterman
Bonjour Xavier, dans À la dérive, on vous suivait dans une aventure inondée dans le Paris de 1910, cette fois, vous verser dans la science-fiction/anticipation. Comment y êtes-vous venu ?
Xavier Coste : Cela fait des années que j’en rêve. J’ai toujours été attiré par la science-fiction. J’avais envie d’un projet mais ma culture dans ce genre était assez faible. J’en ai parlé à Olivier Cotte, lui ai envoyé des photos, des dessins pour lui montrer ce qui m’inspirait. Et de là, tout a commencé.
© Xavier Coste
Et nous voilà dans un monde pas si éloigné du nôtre finalement, un peu plus post-apocalyptique.
C’est une ambiance à la Blade Runner, une science-fiction assez proche de nous finalement. En témoigne, les bâtiments qui peuplent l’album. Ils sont en apparence neufs et modernes mais salis, meurtris.
Comment s’est passée cette collaboration avec Olivier Cotte ?
On a pris notre temps. Olivier a la fibre littéraire, c’est l’un des rares scénaristes avec qui on oublie qu’on est en train de lire une bd. Il a une façon de parler et de faire parler ces personnages très naturelle. Ainsi, il a conçu un vrai roman graphique, dense avec beaucoup d’éléments.
Il m’importait qu’il y ait un souffle épique, qu’on sente que c’est un voyage. Le défi était de rester lisible et accessible. Je ne sais pas trop si j’y suis arrivé, j’espère !
© Olivier Cotte/Xavier Coste chez Casterman
Un roman graphique adapté de Joseph Conrad ?
Olivier possède une grosse culture science-fictionnelle, avec beaucoup de références. Nous sommes ainsi partis de plusieurs romans, comme Au coeur des ténèbres, pour s’en émanciper et arriver à une histoire originale.
Justement, quelles sont vos références ?
Les films qui m’ont le plus marqué l’ont fait par leur aspect visuel. Blade Runner, Interstellar. Des films qui, avec peu de choses, parviennent à être grandioses.
J’ai d’ailleurs un projet en développement avec des astronautes.
© Xavier Coste
Quand on entend « science-fiction », on pense assez vite à des combats spatiaux… Ici, rien de tout ça, c’est une guerre plutôt froide que va mener notre héros principal.
Nous voulions montrer un homme à côté des événements, qui s’en désintéresse même mais qui va se retrouver à jouer un rôle plus important qu’il ne le pense. Pour ça, il va devoir franchir cette importante ligne de démarcation entre la civilisation européenne froide et la jungle plutôt chaude, tropicale.
Parlons-en de ce personnage. Un vétéran désillusionné qui semble être l’ultime moyen de détruire un centre expérimental en Afrique qui serait le responsable des maux de ce monde.
Keran, au départ, il devait plus ressembler au personnage d’Harrison Ford dans Blade Runner. Finalement, il a adopté un look différent. Puis, j’ai eu l’idée de ces lunettes rondes qui vont masquer son regard, le cacher sous les reflets. C’est quelqu’un de taiseux. Il fallait qu’il ait une présence d’acteur, qu’il en dise plus par ses attitudes que par ses paroles.
© Xavier Coste
Un « acteur ». Ça veut dire que vous vous mettez dans sa peau ?
Je me prends en photo dans des poses à l’aide d’un retardateur. Je me rends compte que je le fais de plus en plus souvent. C’est une manière d’être toujours surpris par la réalité. Sans quoi, j’aurais tendance à toujours retomber sur les mêmes attitudes.
Ce héros, on va le suivre, mais sans jamais être tout à fait en accord avec lui.
Il importait de rester à distance, de le saisir par bribes. Jusqu’au moment où il délire, et où on comprend qu’il avait un rêve et qu’il a oublié ce qu’il était lui-même, ses envies.
© Olivier Cotte/Xavier Coste chez Casterman
Avec cet album, même si vous ne nous emmenez pas dans un monde inconnu, votre patte graphique nous emmène tout de même ailleurs. Comme dans cette cité sous eau.
Ça, c’est une des images que j’ai envoyé à Olivier au tout début. J’avais dessiné des personnages qui pourraient nourrir une histoire. Des envies visuelles.
Ce qui me plaît le plus, c’est de dessiner ce décalage entre ce qu’on voit dans la réalité et quelque chose qui n’en est pas loin mais qui est tout autre, par de la poésie qui s’ajuste au dessin réaliste.
© Olivier Cotte/Xavier Coste chez Casterman
Comment dessinez-vous pour qu’il y ait une telle fusion entre le dessin et leurs couleurs.
Je peins en dessinant. Du coup, je suis toujours obligé de reprendre mes encrages. Chez moi, le trait n’est jamais fermé, sauf pour mes personnages. Les couleurs peuvent ainsi prendre le dessus, livrer leurs ressentis. Quand je commence une planche, je ne sais pas quelle couleur va l’emporter. Sur un même dessin, avec les mêmes traits, avec juste la couleur qui change, la signification peut totalement se métamorphoser.
De l’improvisation ?
Totalement ! Quand mes crayonnés sont complets, j’ai besoin de m’amuser, de jouer, sans savoir où je vais. C’est une manière de me stimuler, de me mettre en danger.
Je lisais une des premières chroniques parues sur l’album qui faisait référence à Emmanuel Lepage. C’est vrai, ça !
J’ai été très marqué ces albums, et notamment ceux de ses voyages. J’ai donc sauté le pas, osé m’émanciper des planches avec des aquarelles, des pleines pages ou des doubles-pages plus contemplatives, purement décoratives, comme une respiration. Sans savoir si c’était de la BD ou de l’illustration. Ce que je n’aurais pas osé faire auparavant, de peur de casser la séquence.
© Olivier Cotte/Xavier Coste chez Casterman
Et la couverture ?
J’y ai passé du temps. Je voulais y mettre le personnage principal mais il devait rester énigmatique, emmener le lecteur en voyage. Il fallait que ce soit décalé, inattendu. Au début, les couleurs étaient assez réaliste mais, progressivement, quelque chose d’étrange s’y est installé. La graphiste de Casterman a amené cette couverture vers quelque chose d’irréaliste.
Avec des tâches de couleurs sur le visage de Keran.
Oui, ce sont des accidents. Au départ d’un vague croquis, je ne savais pas quelles couleurs j’allais y mettre. J’ai tenté plusieurs choses et, dans le feu de l’action, j’ai trouvé quelque chose de super. Tout en gardant les traces des essais passés. Cela amène une dimension graphique.
© Xavier Coste chez Casterman
Dans le camp ennemi, les intelligences artificielles.
Oui, et face à elles, notre héros borné, campé dans le manichéisme va ouvrir les yeux au fil de ses épreuves.
Il y a une grosse ambiguïté, ce n’est pas le bien contre le mal. La fin est d’ailleurs très poétique, pas celle que nous avions convenue à la base. J’ai rajouté deux planches qui insinuent la fin.
Pas celle à laquelle on aurait pu s’attendre.
Ce fut l’objet d’un gros débat, long et dense, avec l’éditeur. La fin, c’est un rebondissement, là où on s’attend à quelque chose de grandiose, à une apothéose. Le super-héros pourrait tout casser. Mais ce n’est pas ça du tout, c’est plus subtil.
© Xavier Coste
Du coup, ce livre pourrait bien être le plus important pour moi, celui pour lequel j’ai pris le plus de risques en tentant des choses dont je n’étais pas sûr qu’elles fonctionneraient. Le lendemain du monde, c’est un voyage inattendu. C’est un livre de science-fiction mais avec quelque chose de vague, des surprises. Qui correspond vraiment avec le fait que je n’aime pas donner de résumé de mes histoires, de garder quelque chose d’énigmatique.
Et la suite, alors ? Avec encore du Rimbaud dans l’air, non ?
Oui, il y a Les Effarés, un film sur la relation entre Rimbaud et Verlaine, réalisé par Francis Renaud. En fait, j’ai appris qu’il préparait un film sur Rimbaud et je lui ai écrit pour lui envoyer ma bande dessinée. J’avais envie d’échanger avec lui. Nous nous sommes rencontrés et il m’a proposé de faire le storyboard du film. Pour l’instant, je n’ai fait que quelques scènes mais, si le projet se concrétise, j’en ferai certainement le storyboard complet.
J’avais déjà eu l’occasion de faire du storyboard avant, c’est vraiment différent de la bd, dans le storyboard on sur-découpe une action, le rythme n’est pas du tout le même, et surtout il faut penser que le storyboard que l’on créée doit avant tout être efficace pour être tout de suite compris par le réalisateur et l’équipe du film. Le dessin importe peu, ce qui compte c’est les mouvements de caméra et les angles que l’on va choisir pour les scènes. Le dessin doit en quelque sorte se faire oublier.
Une nouvelle BD en préparation, aussi ?
Je commence un album aux éditions Sarbacane, L’enfant et la rivière. C’est l’adaptation d’un roman d’Henri Bosco, un auteur provençal. L’histoire, tout public, est celle d’un enfant qui va suivre une rivière, entre rêve et réalité.
Propos recueillis par Alexis Seny
Ces derniers temps, vous n’avez pu passer à côté d’une des séries les plus ambitieuses du Journal Spirou : Magic 7. Se dévoilant d’album en album, la série qui suit sept nouveaux mages devant s’unir contre des forces maléfiques et énigmatiques prend un nouveau tour (de magie, bien sûr), en s’engouffrant dans la genèse de ces dons dont les super-héros DC et Marvel ne voudraient sans doute pas. S’alliant à quelques dessinateurs emblématiques du neuvième art, en Europe comme outre-Atlantique, Kid Toussaint met à mal ses héros. Interview avec un auteur namurois qui entend bien offrir plus que du spectacle.
©Toussaint/Raapack/Villarrubia chez Dupuis
Bonjour Kid ! Avant toute chose, quelle est la genèse de Magic 7 ?
J’avais une envie d’épique, de vraies aventures avec des super-pouvoirs. Mais pas comme ceux des grands héros de comics. Je voulais donner à mes personnages des pouvoirs qui ne soient pas terribles. Parler aux fantômes, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux quand certains peuvent voler ou ont une force incroyable. Mais bon, avoir Houdini comme ami, ça peut aider quand vous vous faites enfermer dans un casier de votre école par une bande de vauriens.
Un extrait du tome 5 © Toussaint/Ruiz/Noiry à paraître chez Dupuis
Ça c’était le pitch du premier tome. Nous en sommes déjà au quatrième avec une flopée de dessinateurs de premier plan qui font leur entrée dans cette aventure.
Kid Toussaint : C’est vrai, j’épuise plein de dessinateurs sur cette série (rires). Rien que dans ce quatrième tome, huit nouveaux dessinateurs interviennent.
Ce quatrième tome compile donc des histoires courtes mises en lien dans la continuité des trois tomes précédents. L’histoire se poursuit mais on se permet des flash-backs lointains qui vont aider à mieux comprendre l’histoire. Chacun des dessinateurs invités intervient donc sur quelques planches.
Une recherche de personnage par Chris Evenhuis
Ces histoires courtes sont donc reliées entre elles. Ce qui ne fait pas de cet album un simple recueil. Vous prévoyiez ça d’emblée ?
Tout à fait. Cela fait un moment que j’ai en tête les dix albums de la série. Je n’irai pas plus loin, j’aurais l’impression de me mentir à moi-même. Puis, si je connais la trame des épisodes, je me réserve des surprises. Par contre, je connais la dernière phrase, celle qui mettra un point final à tout ça. Mais, il est vrai que je prévoyais Magic 7 en sept tomes et… trois hors-séries. Ce quatrième album devait être le premier hors-série, tout comme le septième et le dixième. L’éditeur m’en a dissuadé. Apparemment, quand un album est vendu en hors-série, les lecteurs ont tendance à passer à côté, pensant que ce ne sont que des bonus, pas nécessaires pour comprendre le reste de l’histoire. Donc ces hors-séries ont été intégré dans la série régulière.
Dans ce quatrième opus, le mécanisme est différent et le fil rouge va nous emmener dans sept récits dans le récit.
© Toussaint/Beroy chez Dupuis
Avec un casting ambitieux, européen mais aussi américain. Avec Clarke, Raapack, Denis Bodart…
Pour le casting, bien sûr, j’avais des idées. Je n’ai pas pu avoir tout le monde. Mais j’ai Je n’ai pas vu ça tellement en termes de grands noms, mais plutôt en termes de gens avec qui je voulais collaborer. Pas tellement des idoles, car ce n’est pas si productif que cela. Il y a un rapport de soumission, de l’intimidation. Ce n’est pas évident à gérer.
Bref, tout ce petit monde a reçu la proposition par l’éditeur, sans a priori, sans savoir à quoi ressemblerait la série : le tome 1 était en chantier, rien n’était sorti. Mais tous ont réussi à apporter leur pierre à l’édifice.
Benoît Ers m’a demandé de la doc.
© Toussaint/Ers chez Dupuis
Raapack a tiré son trait vers l’horreur : j’avais oublié à quel point il aimait les monstres. Et, au final, ses planches font bien plus peur que je ne l’avais imaginé. Cela dit, je pense que le jeune lecteur a déjà vu pire et que le média BD impose plus de recul que les images vivantes. On ne fait pas de cauchemar avec des BD’s.
© Toussaint/Raapack/Villarubia chez Dupuis
Clarke, lui, je n’ai pas eu le temps de discuter avec lui, il a respecté à la lettre mon découpage.
© Clarke
Et pourtant, on y décèle tout ce qui fait son originalité, sa noirceur, sa vision des choses. Puis, outre les dessinateurs invités, il y en a un autre qui va s’installer durablement : Kenny Ruiz qui dessine ici toute la partie contemporaine.
Oui, jusqu’ici, nous travaillions avec deux auteurs italiens, Giuseppe Quattrocchi et Rosa La Barbera mais on ne se comprenait pas. Du coup, on a changé. Et ce tome 4 fait charnière. Ils ont passé le relais à Kenny Ruiz. Lui a très bien chopé le scénario, les personnages. Mieux, ils se permettaient des gags, nourrissaient l’avant- et l’arrière-plan. Il y avait des allers-retours entre nous. Il devient donc le dessinateur officiel, avec Noiry aux couleurs.
Case extraite du tome 5 © Toussaint/Ruiz/Noiry à paraître chez Dupuis
© Kid Toussaint/Kenny Ruiz
Puis qu’est-ce qu’il va vite ! Il vient de la même région que José Luis Munuera et à mon avis dans leur coin, il doit y avoir quelque chose dans l’eau. Ce n’est pas possible autrement.
La vitesse, c’est une des caractéristiques de la série. En même pas un an, quatre albums sont sortis. Et ce n’est pas près de s’atténuer. Toujours est-il que, dès le départ, la série était ambitieuse et se prévoyait sur le long cours. Un pari ?
Oui, et ça a bien pris. La série est bien reçue, puis tous les week-ends, je suis en festivals. J’ai fait le tour de la France, j’en connais les moindres recoins. D’ailleurs, Google Maps a enregistré mes déplacements, quand je suis tombé dessus, j’ai halluciné. Si j’avais su, j’aurais pris mon vélo et mis un maillot jaune. J’ai dû faire trente étapes, de Metz à Antibes en passant par St Malo et Narbonne.
Puis, autre bonne nouvelle, une boîte de production en animation a acquis les droits de Magic 7 pour l’adapter en série animée. Le pilote est en route. Naturellement, il ne faut pas être pressé, ça prend du temps. J’ai écrit la BD, j’étais prêt à m’investir dans la série mais ils n’ont pas voulu. Cela dit, il y a une charte à respecter.
© Toussaint/Ruiz/Noiry chez Dupuis
Si une telle série est un pari, je ne sais pas. Depuis plus de dix ans que je suis dans le milieu, j’ai tout entendu : que je devais faire un one-shot, ou alors un diptyque ou encore une série. Le diptyque, je l’ai fait avec À l’ombre du convoi, c’était une erreur. On ne peut pas faire deux albums avec un one-shot même si les éditeurs pensent, si ça marche, pouvoir vendre deux fois la même histoire, le même bouquin. Cela dit, je pense que tout dépend du moment et de l’éditeur, de la tendance.
Avec Magic 7, je voulais que ça aille vite aussi parce que les lecteurs grandissent vite. À cet âge, on passe vite à autre chose.
© Toussaint/Ruiz/Noiry chez Dupuis
Il y a le risque que tout s’arrête avant la conclusion, non ?
Je ne regarde plus de série télé. Et quand j’en regarde, je vois toutes les ficelles, de toute façon. Cela dit, je suis frustré à chaque fois. Bien des séries posent des questions auxquelles elles ne répondront jamais. Je ne voulais pas que ça arrive à Magic 7. Et s’il devait y avoir une fin prématurée, j’avais calculé, vu les délais de parution rapprochés, qu’elle n’interviendrait pas avant le quatrième tome. Du coup, j’avais prévu des portes de sortie aux tomes 4, 7 et 10, forcément. Cela dit, chez Dupuis, on ne m’a jamais parlé dans ces termes : « Si ça ne marche pas, on arrêtera ». Il y avait de la confiance. Quant à savoir si les sorties ne sont pas trop rapprochées et si ce n’est pas demander aux lecteurs de dépenser beaucoup en très peu de temps, je pense que la demande va dans le sens de la rapidité.
© Toussaint/Ruiz/Noiry chez Dupuis dans le tome 5 à paraître chez Dupuis
Si Magic 7 s’adresse avant tout aux enfants, les parents ne sont pas en reste. Et la relation entre les deux joue aussi son rôle.
C’est le but. En séances de rencontres-dédicaces, j’adore voir les enfants arriver. Ils ont souvent des questions intelligentes, les enfants. Je me souviens d’un petit bonhomme, il semblait faire la gueule. Du coup, je pensais que son papa l’avait traîné là pour avoir son exemplaire dédicacé. La discussion s’est engagé et je me suis rendu compte qu’il en connaissait un bout sur Magic 7. Et notamment sur les fantômes célèbres auxquels parle Léo. Des fantômes connus, d’Errol Flynn à Tesla en passant par Sugar Ray Robinson. Des célébrités passées que le papa ne connaissait pas. Ce petit garçon avait bossé les biographies de ces fantômes sur Wikipédia.
© Toussaint/Quattrocchi/La Barbera
Et dieu sait à quel point il est important ce réflexe à l’heure où on a trop tendance à prendre pour argent comptant ce que donne le web, sans creuser.
Ces fantômes, ce sont des portes ouvertes pour les gamins curieux. Un peu comme celui que j’étais et qui avais piqué le dico des noms propres. Je me familiarisais avec Houdini, Sugar Ray Robinson, Nikola Tesla. Des gens à qui je voulais consacrer des biopics, fut un temps. Bon, ça n’a pas pris, je les ai rappelés maintenant !
Il y a des Pokémon, aussi, et de la place pour l’histoire.
Oui je suis un fan d’histoire. Et finalement, ce quatrième album, sous des dehors fantastiques, retrace l’épidémie de la peste au Moyen Âge. Mais j’ai conçu Magic 7 de manière bien plus vaste, avec des sujets entiers comme l’héritage, la responsabilité. Tout en interrogeant l’enfant, le jeune qui lit cette BD sur ce qu’il veut et va faire de sa vie. « Si tu avais un pouvoir, qu’en ferais-tu ? » Tout est une question de choix. Et cette thématique était déjà à l’oeuvre dans À l’ombre du convoi, entre les Allemands destinés à faire des Nazis, des Belges devenant résistants et les autres.
© Toussaint/Upchurch chez Dupuis
Une obsession ?
Une réflexion qui m’intéresse. M le Maudit de Fritz Lang m’a pas mal marqué quand je l’ai vu. Pendant le plus clair de notre temps, on en veut à ce tueur en série qui tue des enfants. On veut sa peau. Puis, à la fin, ce serial killer devient la proie et là le spectateur est en empathie avec lui. Je mets un point d’orgue, dans mes oeuvres, à ne pas mettre que du noir ou que du blanc.
Vous aimez parler aux enfants à travers vos livres. À côté de la BD, il y a aussi eu des livres pour enfants.
Je n’en ferai plus. C’est un autre monde dans lequel j’ai l’impression qu’on infantilise encore plus le très jeune lecteur. Les éditeurs requièrent qu’on parle toujours au présent. Jamais au passé simple. Car… « L’enfant ne comprendra pas. » Ça m’est insupportable. Il ne faut pas prendre l’enfant pour plus bête qu’il ne l’est. D’autant plus qu’il est capable de reconnaître les terminaisons, le futur, l’imparfait. Même s’il accommode parfois les mots à sa sauce, qu’il invente leur orthographe, il a compris la règle.
© Toussaint/Ruiz/Noiry chez Dupuis
À côté de Magic 7, il y a de nouvelles séries populaires comme FRNCK, dans le Journal de Spirou. Vous êtes rivaux ?
On essaie de ne pas se sentir concurrents et Dupuis arrive très bien à instaurer un climat de famille plus que de compétition. Ça s’en ressent sur les salons où nous allons. Par exemple à Puteaux, Magic 7 et FRNCK ont fini derrière Mystery de Ced et Stivo. On connait bien Ced, qui signe les strips Kahl&Pörth avec Ztnarf dans Spirou. Du coup, on était tous contents pour eux. Bon, après, j’ai poussé Ced dans les escaliers, faut pas déconner non plus.
Des prix, Magic 7 en a eu aussi, non ?
Oui, trois jusqu’ici. Dont deux le même week-end à deux endroits différents : les prix jeunesse à Anzin-st Aubin et à Bulles d’océan à Rochefort. Puis, avant, il y avait eu un prix à Rouan. Mais ça ne rapporte jamais de l’argent (Rires). Mais ma fierté, c’est que ce sont des prix donnés par le public, pour lesquelles les lecteurs ont voté. C’est valorisant.
© Toussaint/Ruiz/Noiry chez Dupuis dans le tome 5 à paraître chez Dupuis
Plus qu’une bonne critique d’un journaliste ?
Ça, c’est très comique. Avec ce tome 4, vu que des auteurs qui ont la carte y ont contribué, les critiques se sont intéressés à la série. Ainsi, on m’appelle plus souvent pour me poser des questions. Puis quand je lis des critiques, je vois que « Magic 7 franchit un nouveau palier ». Ce n’est peut-être pas faux mais moi, je n’en ai pas l’impression.
Un album-charnière quand même ?
Dans le sens où il répond à énormément de questions, peut-être. Mais il en pose plein d’autres.
Recherches pour un des récits du tome 4 © Beroy
Que nous promet la suite, du coup ?
Le tome 5, en octobre, le 6 au printemps. Léo rentre de vacances qui, nous l’avons vu dans le 4, ne se sont pas très bien passées et avec un élément neuf qui lui fait remettre en cause la nécessité et le but des Magic 7. Leur association tient-elle encore debout ? Quelle va être leur réaction ?
© Toussaint/Ruiz/Noiry chez Dupuis dans le tome 5 à paraître chez Dupuis
Dans le reste de l’actu, j’ai pas mal d’autres choses à venir. En septembre, le troisième tome de Holly Ann, avec Stéphane Servain. Nous sommes partis sur cinq tomes, au moins.
© Toussaint/Servain chez Casterman
En novembre puis mai, il y aura le diptyque 40 Éléphants chez Grand Angle avec Virginie Augustin, avec qui je suis tellement heureux de collaborer. Nous nous retrouverons dans le Londres des années 20 en compagnie du premier gang de femmes, adepte des braquages et des vols, qui s’était donné le nom des Forty Elephants, en référence aux Quarante voleurs. Nous allons remettre cela dans ce contexte de sortie de la guerre. Les femmes ont pris la place des hommes et quand les hommes reviennent, ils comptent bien reprendre leur vie comme avant. Les femmes, elles ne l’entendent pas de cette oreille. C’est l’occasion d’aborder des thèmes comme les suffragettes, l’émancipation des femmes…
© Toussaint/Augustin
Il y aura aussi Brûlez Moscou qui est en préparation avec Stéphane Perger qui est, je le confirme, une machine de guerre. Nous nous immiscerons dans le climat de la prise de Moscou par Napoléon sans traiter ça du point de vue de l’Histoire pure et dure. Nous sommes curieux de voir les réactions.
© Stéphane Perger
Enfin, comme Kenny Ruiz est arrivé sur Magic 7, série en cours, je vais lui offrir sa série avec Télémaque. Fan de l’Odyssée et de l’Illiade, je n’ai jamais retrouvé tout ce que j’aimais dans les adaptations jusqu’ici. Du coup, je fais ma propre adaptation de la vie du fils d’Ulysse. Avec du respect mais aussi de l’humour, des surprises. Un peu Game of thrones, m’a-t-on dit. Je ne sais pas, je ne regarde pas ! Ce sera une série jeunesse.
Que de projets prometteurs. Merci Kid !
Propos recueillis par Alexis Seny
Ils ne s’étaient jamais rencontrés avant. Autour de l’album, mais aussi en son coeur. Hibakusha, c’est l’histoire de Thilde Barboni dont la nouvelle (plutôt ancienne) « Fin de transmission » a trouvé l’univers et les inspirations poétiques et oniriques d’Olivier Cinna. Mais c’est aussi l’histoire, au fil des pages et des rougeoyantes, d’un jeune traducteur employé par la machine nazie envoyé à Hiroshima et qui va y rencontrer une Japonaise. Ils s’aimeront d’un amour court et long à la fois, indivisible surtout. Même si une bombe nucléaire traverse leur ciel. Hibakusha, c’est l’histoire d’un survivant insoupçonné, là où le flash nucléaire à graver des instants de vie et de mort à jamais. Nous avons rencontré Thilde et Olivier autour de cette oeuvre intense.
Bonjour Thilde, bonjour Olivier. Hibakusha, c’est encore une fois et avant tout une histoire de nouvelle publiée, il y a plus de trente ans ! Thilde, après Les Anges Visiteurs, vous en êtes coutumière, non ?
Thilde : Oui, c’est même ma toute première nouvelle. J’étais très jeune et, adolescente, j’avais été frappée par ses corps marqués dans la pierre à Hiroshima par l’intensité du flash atomique. J’ai réalisé que cette ville était une vraie chambre noire avec des murs servant de pellicules. J’ai alors eu l’idée de ressusciter un de ces personnages, d’en faire un Hibakusha, un survivant. Et quelques années plus tard, dans l’envie de collaborer avec Olivier Cinna, il a choisi cette nouvelle pour l’adapter en BD.
Olivier : Il y avait dans cette nouvelle quelque chose de différent, un côté fantastique qui m’évoquait la Quatrième Dimension. La nouvelle était encore plus fantastique que ce que la BD ne l’est, on percevait toute la sensation de cette pierre irradiée.
© Barboni/Cinna chez Dupuis
Puis, Hiroshima, ça me parlait. J’avais dû faire un travail au collège. J’avais été marqué par cette pierre, ces murs qui ont enregistré, telle des brûlures, les corps humains et les objets qui ont été pris dans l’explosion. Nous voulions être dans la continuité, y amener la poésie face à l’horreur.
Et finalement, quoi de plus normal pour un récit qui parle de l’image, de la trace laissée…
Olivier : Tout en étant très inspiré par la peinture japonaise, les geishas. J’aime l’érotisme, dessiner les corps des femmes. Quand Thilde parlait de la rencontre avec cette femme dans son histoire, je voyais des images. Puis, quand Thilde voyait mes dessins, ils lui inspiraient des scènes. La symbiose était totale.
Recherche © Cinna
Trente ans sont passés, des choses ont changé dans cette histoire ?
Thilde : On y a ajouté tout ce qui n’y était pas, il y a trente ans. Et, notamment, le côté émotionnel, celui qui vient avec l’expérience d’une vie. Puis, est venue aussi la réflexion autour du personnage, de son métier : la traduction. Et le fait qu’il va réaliser qu’il n’est au font qu’une simple courroie de transmission, qu’il se doit d’être neutre.
Olivier : L’ombre est quand même permanente, comme la trace de l’horreur dont sont capables les humains… même s’ils s’en sont parfois défendus. Comme, lorsqu’après Hiroshima, les Américains ont usé de propagande pour dire que la bombe atomique était inoffensive, qu’on n’en gardait aucune séquelle. Tout comme ce gâteau « bombe atomique » que les Américains, le vice-amiral Blandy de l’U.S. Navy et le contre-amiral Lowry, se partageront plus tard sur une photo célèbre en hommage à la bombe de Bikini.
Thilde : Adapter cette histoire en BD, voir mes mots acquérir une identité visuelle dans l’interprétation qu’en fait Olivier, c’est un travail très excitant. D’ailleurs, dans la BD, il y a un nouveau personnage. La Japonaise n’était pas dans la nouvelle mais Olivier y a mis toute son expérience, lui qui dessine des geishas depuis longtemps déjà.
© Olivier Cinna
Olivier : Disons que dans la peinture chinoise et les estampes japonaises, on a comme l’impression que le trait danse sur le papier, le geste est très important. Comme j’ai fait 16 ans de danse classique dans mon adolescence, ça doit en partie venir de là. Peut-être d’une frustration de ne plus faire de danse. Après, le corps féminin est idéal pour la ligne. Et je ne me lasse pas des geishas.
Avez-vous pour autant été directive, Thilde ?
Thilde : Dès la lecture, Olivier voyait les images lui venir. Entre nous deux, ce fut une grosse collaboration, une écriture en sillages dont Olivier a assuré la mise en scène. Son dessin dégage un tel charme. Puis, il tenait absolument à terminer sur le drapeau japonais. Du coup, on s’est arrangés pour y converger. Notamment, aussi, par le travail des couleurs.
© Barboni/Cinna
Olivier : En fait, j’avais déjà cette inspiration japonaise mais pas l’histoire qu’il fallait. Avec la nouvelle de Thilde, je l’avais trouvée. Ce traducteur qui se décoince petit à petit, je me suis plu à le marquer par l’intermédiaire des grosses lunettes qu’ils portent, qui rendent son regard imperceptible au début puis qui glissent pour qu’on les aperçoive petit à petit.
Qu’est-ce qui vous a tellement plu dans cette histoire ?
Thilde : C’est une histoire qui va de l’avant mais qui met en lumière ces événements là où les Japonais sont très pudiques, on l’a vu après Fukushima.
© Barboni/Cinna chez Dupuis
Olivier, c’était aussi l’occasion de revenir aux couleurs pour vous qui avez souvent publié en noir et blanc.
Olivier : La couleur me manquait car, en règle générale, l’image, je la pense tout de suite en couleurs. De manière narrative autant que symbolique. En filigrane de cet album, il y a la couleur rouge. Comme sur cette robe que porte la femme, qui peut signifier la violence mais aussi le fantasme. Le rouge se déplace ainsi au fil de l’album, dans les petites touches sur le kimono pour symboliser l’amour puis pour arriver au drapeau final.
La jaquette de l’édition de luxe
Je voulais rester dans une gamme de couleurs restreinte et pouvoir faire ressortir certains éléments. Passer de la grisaille allemande, puis effleurer l’amour. En fait, j’ai essayé d’avoir une bonne idée narrative, graphique, pour chaque séquence.
Et entre celles-ci aussi, entre les cases.
Olivier : Oui, c’est important, il y a de la vie au-delà de la page et de la narration entre les cases, des ellipses tout aussi importantes que ce qui est mis en cases. Will Eisner l’avait bien compris en pensant son récit dans son ensemble. Et, de sa vision globale, il tirait un schéma page par page. À ce niveau, la BD japonaise prend plus le lecteur par la main.
Étude de personnage © Cinna
Thilde, finalement, au fil de vos oeuvres, on vous sent voyageuse, non ?
Thilde : … dans mon bureau. (rires). Je suis très sédentaire, je voyage vraiment dans ma tête en fait. C’est un peu fantasmagorique. La culture japonaise, je ne la connais pas vraiment. Au contraire d’Olivier et des geishas et femmes japonaises qu’il dessinait depuis un certain temps. C’est un hasard heureux que nous nous soyons rencontrés.
Justement, comme cela s’est-il fait ?
Thilde : C’est grâce à un ami commun, l’auteur Gérard Goffaux, qui est très intuitif qui trouvait que nous avions un imaginaire en commun. On ne pouvait pas lui donner tort.
© Barboni/Cinna
Puis, il y a Aire Libre, la collection qui vous accueille, cette fois encore ?
Thilde : Aire Libre et ses directeurs de collections, Sergio Honorez et José Louis Bocquet. Ce sont des créateurs eux-mêmes, ils nous laissent toute latitude.
Des projets ?
Thilde : Oui, très différent, poétique. Dans d’autres décors. Mais il est bien trop tôt pour en parler.
Propos recueuillis par Alexis Seny
Cela fait plus de dix ans que Les Nombrils, Jenny, Vicky et Karine ont débarqué dans le journal de Spirou pour imposer leur style aussi dévastateur que salvateur dans un monde de l’adolescence pas toujours jojo. De peines de coeur en harcèlement en passant par la « cancre attitude », en sept albums, le tandem (à la ville comme à la planche) Delaf-Dubuc n’a pas hésité à aller voir de l’autre côté et à pousser leurs personnages dans leurs retranchements. À les faire évoluer surtout. À l’heure où la « série-mère » se termine lentement mais sûrement, le duo plonge dans le passé de ses héroïnes en dévoilant leurs vacheries dans une série préquel. Avant un film. Tout un programme et le duo attachant est passé sous le feu des questions.
Bonjour Maryse, bonjour Marc, cela fait déjà dix ans que vous avez créé les Nombrils ! Avez-vous vu le temps passer ?
Maryse Dubuc et Marc Delaf : Oui et non ! On a beaucoup travaillé, alors ça a passé très vite.
Si on revient au début, quelle est la genèse de cette série. Comment avez-vous créé ces trois héroïnes qui comptent ? C’était d’emblée un trio ?
Au départ, ce qui nous amusait c’était de montrer des ados au nombril visible, et qui se prenaient pour le nombril du monde. Il n’y avait donc que Jenny et Vicky, dans nos têtes. Mais dès le premier gag, Karine, leur faire-valoir, s’est imposée. Fort heureusement !
© Delaf & Dubuc
Le caractère et les attitudes que vous vouliez leur donner ont très vite émergé ou avez-vous mis du temps à les affiner ?
Jenny et Vicky, à la base, étaient plutôt deux jumelles d’esprit, l’une complétant la phrase de l’autre sans distinction. Mais comme Les Nombrils, c’est avant tout de l’humour, deux caractères très différents nous sont fort utiles pour avoir des dialogues plus divers et savoureux.
Leur magazine historique, c’est Le Journal de Spirou. Mais le chemin vers ce journal était-il tout tracé ou avez-vous démarché d’autres éditeurs (au Québec, notamment ?) avant Dupuis ?
La série a d’abord été publiée dans un magazine québécois puis, lorsque nous avons eu suffisamment de pages à présenter, nous avons envoyé notre projet chez Dupuis. On s’attendait à un refus, car on imaginait mal nos pestes dans Spirou, entre Cédric et Yoko Tsuno ! Mais c’est ce ton différent, non standardisé, qui a plu à notre éditeur, Benoît Fripiat. Dès le départ, il nous a dit : faites tout ce que vous voulez, ne vous censurez pas ! C’est ce que nous avons fait, en restant tout de même conscients que Spirou est également lu par de très jeunes lecteurs. Mais Les Nombrils, pour nous, c’est clairement une série tout public, et non une série jeunesse, alors on tient à ce que le lecteur adulte s’y retrouve aussi.
© Delaf & Dubuc
Il n’y a pas si longtemps, les Journal de Spirou organisait des référendums autour de ces séries. Faire bonne impression dès les premiers épisodes est donc primordial. Vous vous souvenez des premiers retours des lecteurs ? Vos héroïnes ont-elles de suite été « adoubées » ?
Au départ, le ton a surpris un peu, certains détestaient même franchement. Il faut dire que dans les premiers gags, Karine s’en prenait vraiment plein la gueule. Le projet était encore jeune (il n’y avait que 9 gags dans le dossier présenté à Dupuis), et c’était justement ce qui nous avait motivés jusque là : faire de l’anti-Disney. Le slogan en 4e de couv est venu très tôt, d’ailleurs : «La vie est cruelle. Et puis après ?». En effet, dans Les Nombrils, les gentils ne gagnent pas toujours, ne sont pas systématiquement récompensés pour leurs efforts. Comme dans la vraie vie ! C’est cruel, mais quelque part, c’est réaliste.
© Delaf & Dubuc
Comment expliquez-vous ce succès ? Ce type d’humour corrosif, très raccord à ce que nos jeunes peuvent vivre, manquait-il jusqu’ici dans le monde de la BD ?
Mais on ne l’explique pas ! Au départ, on faisait une seule page par mois pour un magazine québécois, c’était l’un de nos dix projets en chantier, on ne s’imaginait jamais que Les Nombrils finiraient par prendre toute la place ! On se voyait plutôt faire du roman graphique. J’imagine que la série répond à un besoin, à une envie de se faire parler «des vraies affaires». Il y a peu de séries mettant en scène des personnages féminins, et encore moins qui sont scénarisées par une fille. Un homme, quel que soit son niveau de sensibilité, n’a jamais vécu ce que c’est qu’être une adolescente, découvrir ce que ça fait de commencer à avoir des formes et attirer les regards, l’attention… Moi, je sais quelles vacheries les filles peuvent se faire entre elles pour de vrai, et à partir de là je peux pousser plus loin et m’en amuser. Je m’accorde un certain droit à me moquer des travers féminins et ça, peu l’ont fait jusqu’ici, en bande dessinée en tout cas.
© Delaf & Dubuc/BenBK chez Dupuis
Mais surtout, je crois que la nature évolutive de la série plait beaucoup. Marc et moi avons chacun nos forces : lui est spécialiste du gag alors que moi, je me concentre davantage sur l’histoire, les dialogues et la psychologie des personnages. C’est un mélange rare et nous nous sommes souvent arrachés les cheveux pour assouvir nos envies à tous les deux dans des récits qui comptent à peine 44 pages !
© Delaf & Dubuc
Avec quand même plus de 400 000 fans rien que sur la Page Facebook ! Des héros Canado-Franco-Belges qui ont atteint ce pic, il n’y en a pas des masses ! Cela s’explique-t-il par le fait que finalement Jenny, Vicky ou même Karine pourraient très bien faire partie de nos amies « virtuelles » ? Cela vous a-t-il obligé à vous investir dans ces réseaux sociaux ?
Nous avons fait le choix de nous investir dans les réseaux sociaux, particulièrement Facebook et Instagram, pour rester proche de nos fans. Ça nous permet un contact plus proche avec davantage de lecteurs, plutôt que les traditionnelles séances de dédicaces à la chaîne. C’est aussi dû au fait que la série est aussi populaire en France qu’en Belgique, en Suisse ou au Québec : ça fait un large territoire à couvrir ! Ça nous prend pas mal de temps, nous avons même engagé une Community Manager pour nous aider afin de garder encore un peu de place pour faire des planches !
Les « followers » correspondent-ils aux lecteurs ou y’a-t-il des différences ? Ont-ils les mêmes attentes ? Les réseaux sociaux ont-ils permis de rallier de nouveaux lecteurs à la cause des Nombrils ?
Difficile de dire si ce sont les mêmes. On a des lecteurs qui n’ont jamais pensé à nous suivre sur Facebook (sinon, on serait bien à 2 millions de followers!), et à l’inverse, il y a des gens qui nous suivent sur Facebook mais n’ont pas nos albums.
© Delaf & Dubuc/BenBK chez Dupuis
Cela dit, vous ne vous êtes pas reposés sur vos lauriers, repoussant vos héroïnes dans leurs retranchements, leur faisant subir des évolutions inattendues (qui aurait pu dire que Karine s’affranchirait d’une telle manière de l’emprise de ses comparses ?). Si bien qu’en « seulement » neuf albums, la série a pris pas mal de galon sans jamais se défraîchir. Cette évolution était claire dans vos esprits dès le début ? Vous était-elle nécessaire pour inscrire la série dans la durée ?
Bien des gens croyait que la série se terminerait après cette évolution de Karine. Ça aurait bien pu arriver, qui sait ? Nous avons le goût du risque, je suppose ! Ce grand tournant dans la série, que nous avons pris dès la fin du quatrième tome, était une envie que nous avions. Accro aux séries télé, nous adorons les cliffhangers de fin d’épisode ou de saison. Et nous apprécions d’autant plus quand les auteurs assument ce changement dans la saison suivante et poursuivent l’évolution de leur histoire (alors que ceux qui se permettent le procédé du «ce n’était qu’un rêve» nous font rager !).
Quitte à aller au « point de non-retour » ?
Nos personnages évoluent, l’histoire avance, le temps passe… La série aura une véritable fin. Nous l’avons toujours dit.
© Delaf & Dubuc
Sortir de votre « zone de confort » a-t-il pu perdre des lecteurs en route ?
Possible ! Mais j’ai l’impression que c’est plutôt l’inverse. Des gens nous disent : au début, je croyais que c’était sans intérêt, Les Nombrils, juste une autre série à gags… Et puis finalement, au fil de l’histoire, j’ai véritablement accroché et je suis impatient de connaître la suite !
C’est ce point de non-retour qui vous a donné envie de retrouver les bases, la naïveté originelle dans les Vacheries des Nombrils ? Du coup, comment doit-on prendre ce premier tome ?
C’est une récréation, un retour à l’ADN de la série. Nous avions la sensation de ne pas avoir pleinement exploré toutes les possibilités qui s’offraient à nous. L’envie de retourner aux bases s’est imposée à nous, de faire du gag pur, de revenir à une lecture plus légère. Il faut dire qu’avec les derniers tomes, on est passés du polar au thriller psychologique, tout en traitant d’intimidation, d’homosexualité, de suicide… Un peu de légèreté s’imposait !
© Delaf & Dubuc
C’est un prequel, c’est ça ? Finalement vous revenez au niveau zéro, avant même le premier tome ? Ça impose des restrictions, des difficultés ? De ne pas causer de « paradoxe temporel » (tout est relatif, nous ne sommes quand même pas dans Retour vers le futur) ni d’empiéter sur la série mère ?
Oui, une sorte de prequel. Ça nous permet de développer des personnages qui n’avaient plus leur place dans la série principale, comme Murphy ou John-John le motard toujours casqué ! On s’amuse à mettre de petits clin d’oeils ici et là, précurseurs de ce qui viendra dans la suite de la série, et aussi ça nous permet d’approfondir l’origine des relations entre les personnages, comme ce gag où, en l’absence de Jenny, Vicky et Karine jouent à la poupée et où l’on comprend qu’elles ont malgré leurs différences de l’affection et de l’admiration l’une pour l’autre.
Tout en évitant les redites par rapport aux premiers gags, non ? Vous les avez relus ?
Bien sûr, on les relit assez fréquemment ! On les a déjà assez clairement en tête mais on relit quand même pour garder une cohérence avec ce qui va venir après dans le reste de la série. On essaie aussi de ramener de petits gags récurrents, comme le couple qui mange toujours de la crème glacée, ou escalator-man, le figurant qui ne peut résister à un escalator !
Cela va vous permettre d’apporter du sang neuf, des nouveaux personnages ?
Possible, mais il s’agit plutôt d’explorer les petites zones d’ombres qui n’ont pas encore été éclairées, faute d’espace dans les albums. L’air de rien, tout va très vite dans Les Nombrils. Si les albums comptaient 200 pages chacun, on aurait eu le temps de tout explorer, mais à 44 pages, il y a beaucoup de pistes que nous avons été forcés de laisser de côté. Il faut aussi considérer qu’avec trois personnages principaux, et toute une galerie de personnages secondaires, on n’a pas la place pour les laisser tous s’exprimer, il faut toujours élaguer, raccourcir, choisir ce qui sert le mieux notre histoire. Dans Les Vacheries, on peut s’amuser un peu plus simplement.
© Delaf & Dubuc
Parmi Les Vacheries, les inconditionnel(le)s des Nombrils remarqueront l’une ou l’autre planche qui n’avait pas été retenue pour la série régulière et que les auteurs avaient partagé sur Facebook, il y a déjà quelques années.
J’ai finalement l’impression qu’après plusieurs albums, de plus en plus d’auteurs aiment passer du gag à des histoires plus longues qui tiennent sur 48 planches sans délaisser les ressorts comiques des fins de planches. Comment en êtes-vous arrivés là ?
Dès le premier tome, nous avons conclu l’album avec un happy end pour l’histoire d’amour Karine et Dan. Ça nous semblait essentiel car Karine en avait bien bavé dans cet album. Ensuite dans le deux, Vicky ayant été extrêmement vache, elle méritait bien d’être punie ! Puis dans le trois, il nous semblait qu’il était temps de révéler le secret de John John, et Karine, elle, se faisait faire un vrai sale coup par Mélanie, qui lui a piqué son petit ami. Et ainsi de suite dans le quatre, où Karine décide d’arrêter d’être une victime et se transforme physiquement et mentalement, puis le cinq où elle prend sa vengeance, le six où un tueur en série rode dans la ville et enfin le sept, où les trois filles découvrent leur vraie nature dont Vicky, son homosexualité qu’elle n’arrive pas à accepter, et ses parents encore moins… En seulement 300 planches, à chaque fois tournées en gags, c’était une course contre la montre !
© Delaf et Dubuc pour la couverture d’un Spirou spécial vacances
Comment vous est venue l’idée de ce retour en arrière ? Vous êtes-vous un peu lassés de ce qu’était devenu vos personnages ?
On ne peut pas se lasser de ce qui est nouveau ! Nos personnages évoluent constamment. La Vicky du tome 1, ce n’est pas la Vicky du tome 7. D’ailleurs, ce personnage est un cas intéressant : au départ, peu de lecteurs l’appréciaient alors que maintenant, elle est la préférée de plusieurs ! C’est un défi que nous nous étions donné, de faire apprécier ce personnage de résiliente qui, malgré les apparences, a surtout besoin d’être aimée.
Au contraire, je dirais plutôt qu’on s’ennuyait de nos personnages tels qu’ils étaient au départ parce qu’après tout, la situation n’est pas restée stable bien longtemps avant qu’ils évoluent ! Nous avions envie de retourner aux sources de ce qui, au départ, nous a motivés à lancer Les Nombrils.
© Delaf & Dubuc/ BenBK chez Dupuis
Ou est-ce plutôt une manière d’enclencher le mode pause pour mieux envisager la suite à donner à la série « régulière » ?
Il y a un peu de ça. Comme la série aura une réelle conclusion, et que celle-ci approche (nous envisageons une dizaine d’albums au total), à ce moment-ci nous avons besoin de prendre un peu de recul et de placer nos pièces de puzzle d’ici la fin. Nous réfléchissons toute la conclusion de la série comme un tout. Ça fait beaucoup de choses à mettre en place et ça prend un peu de temps, évidemment !
Dupuis vous a-t-il directement suivis dans cette échappée ?
Depuis le début, la relation de confiance est totale avec notre éditeur. Nous avons eu une chance incomparable de tomber sur Benoît Fripiat, qui n’a eu de cesse de nous encourager à laisser libre cours à nos envies les plus folles. En 2006, une série de gags qui devient évolutive, c’était loin d’être courant !
Au fait, n’avez-vous pas parfois peur que les lectrices se projettent plus en Jenny et Vicky qu’en Karine ? Auriez-vous aimé être des ados à l’heure actuelle ?
Jamais personne ne se voit en Jenny ! Par contre, quelques personnes se sont identifiées à Vicky et dans certains cas, ça a résulté en une prise de conscience : nous avons eu un jeune homme en larmes, qui est venu nous expliquer que la lecture des Nombrils lui avait fait réaliser qu’il était lui-même un intimidateur, et lui a donné envie de changer. Nous avons également eu une jeune femme qui nous a dit que grâce à Vicky, sa jeune soeur avait réouvert le dialogue avec elle, alors qu’elles étaient en froid depuis qu’elle avait ouvertement parlé de son homosexualité. Et le personnage d’Albin l’albinos a permis à une autre jeune femme d’accepter sa propre différence et de réaliser qu’elle était sa force, pas son handicap. Donc je crois que peu importe en quel personnage les lecteurs se reconnaissent, l’important c’est la réflexion que ça les amène à poser. Depuis le début, nous avons fait le pari de nous fier à l’intelligence de nos lecteurs, et c’était le bon chemin à suivre.
© Delaf & Dubuc
Être ado à l’heure actuelle n’a rien de facile, mais ça ne l’a jamais été. Aujourd’hui tout va plus vite, c’est sûr, mais les angoisses restent les mêmes : les autres vont-ils m’accepter ? Suis-je trop différent, ou pas assez unique ? Qu’est-ce que je veux, de quoi j’ai envie, qui je suis, qu’est-ce qui me caractérise ? Pourquoi je suis comme ça ? Est-ce que ça va changer ? Qu’est-ce que les autres pensent de moi ? Ont-ils raison ?
Bref, l’adolescence, il faut bien l’admettre, ce n’est pas la période la plus facile. Mais c’est aussi une période super excitante car pleine de premières fois. C’est pour ça que c’est si passionnant de raconter l’histoire de trois jeunes filles !
© Delaf & Dubuc/BenBK chez Dupuis
Sur combien de tomes sont prévues les Vacheries ?
Il nous reste encore plein de pistes et d’idées à explorer, mais n’avons pas fait de plans à long terme. Il y aura certainement un deuxième tome, d’ailleurs il devrait contenir encore plus de surprises et d’explications sur les origines de l’histoire et des personnages. Le plus important pour nous, c’est que ça reste une récréation, alors on navigue aux envies.
Finalement, comment fonctionne votre duo ? Chacun a ses tâches dans la création ? Vous vivez ensemble, cela veut-il dire que vous pouvez penser aux Nombrils à n’importe quel moment de la journée ?
Au départ, je scénarisais seule et je coloriais alors que Marc se chargeait des découpages et du dessin. Maintenant, nous avons BenBK qui prend en charge la couleur, nous scénarisons à deux et Marc se charge toujours du dessin.
C’est une constante partie de ping-pong entre nous deux, nous nous relançons les idées constamment. Oui, ça peut arriver à n’importe quel moment de la journée ! Le meilleur moment pour relaxer, pour nous, c’est…quand l’album est terminé !
© Delaf & Dubuc/BenBK chez Dupuis
Si vous nous parliez un peu de vous ! Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie de la BD ? Des BDs québécoises ou des BDs venues de l’Europe ?
Marc a toujours lu beaucoup de bande dessinée, principalement européenne. De mon côté j’étais plutôt roman jusqu’à ce que je rencontre Marc, qui m’a fait découvrir la bande dessinée à l’époque de la ‘Nouvelle bande dessinée’, avec la création d’éditeurs alternatifs comme l’Association.
Marc a toujours rêvé de faire de la bande dessinée, alors que de mon côté j’ai toujours eu envie de raconter des histoires. L’envie de travailler ensemble s’est développée très naturellement, et nous n’avons connu que ça : nous nous sommes rencontrés à 17 et 21 ans, et nous avons toujours collaboré. D’abord c’était dans l’illustration de manuels scolaire, puis en animation, en livres illustrés ou en romans jeunesse. La bande dessinée, ça a été plus long à mettre en place car du Québec, les éditeurs semblent inatteignables et un projet de bande dessinée, ça demande beaucoup d’investissement de temps avec zéro rentrée financière. On a tout mis en oeuvre pour se donner une chance de vivre de notre passion, allant jusqu’à vendre notre maison ! Ça aura valu le coup !
© Delaf & Dubuc
Qui sont vos maîtres finalement, les auteurs vous ayant inspiré d’une manière ou d’une autre ?
Franquin, Gosciny, Lewis Trondheim, Dupuis-Berberian, Christophe Blain, Posy Simmonds, Bill Watterson… Il y en a tellement !
Quel était l’état de la bd québécoise à l’époque ? Le secteur a-t-il évolué ? Est-il différent du monde franco-belge de la BD ? Y’a-t-il des liens qui se créent entre les auteurs québécois ?
À l’époque où nous avons commencé, quasi personne au Québec ne vivait de bande dessinée. Quelques dessinateurs arrivaient à tirer leur épingle du jeu en illustrant des scénarios d’auteurs européens, pour des éditeurs européens également. Il commençait à y avoir quelques éditeurs québécois, mais aucun ne pouvait se risquer à publier une bande dessinée cartonnée couleurs. C’est encore très difficile, mais le milieu est en pleine effervescence et de plus en plus d’auteurs publient et peuvent vivre de leur plume. Enfin !
© Delaf & Dubuc chez Dupuis
N’avez-vous pas des envies d’explorer de nouveaux univers ? Peut-on vous attendre sur d’autres projets ?
Oui, bien sûr, les envies ne manquent pas ! Pour l’instant, on se concentre sur Les Nombrils et Les Vacheries, mais il y aura un après. De quoi sera-t-il fait ? Aucune idée. Ce sera peut-être de la bande dessinée, peut-être même pas. Ce qui nous intéresse, c’est de raconter des histoires, mais il y a plusieurs moyens d’y arriver.
Les Nombrils au cinéma, c’est un projet dans l’air depuis un moment. Quelles sont les dernières nouvelles ? Y serez-vous directement impliqués ? Un projet québécois ou européen? Dessin animé ou live ? Déjà un casting ? Bref que pouvez-vous nous dire dessus.
Oui, ça fait longtemps que ça se discute ! C’est un cas un peu compliqué, car Les Nombrils c’est une série québécoise par deux auteurs québécois, mais le plus gros marché est la France. Donc après tout ce temps, il semble que ce sera une coproduction franco-québéco-belge, en live. Marc et moi avons écrit nous-mêmes le scénario, il s’agit d’un prequel où l’on explique comment est née l’amitié entre les trois filles lors du passage d’une méga-vedette dans leur petite ville. Le réalisateur est trouvé et il reste à finaliser les financements. Donc le casting, ça pourrait être pour assez bientôt… C’est un projet très excitant !
© Delaf & Dubuc/BenBK chez Dupuis
Mais revenons à la BD. Que va-t-il arriver aux Nombrils ? Vous pouvez nous en dire plus ? Ou vous-mêmes ne savez-vous pas spécialement ?
Nous allons poursuivre pour encore quelques albums. Nous avons encore plusieurs événements marquants en banque, des moments incontournables de la vie de nos personnages par lesquels nous sommes impatients de les faire passer. Nous préférons ne pas trop en parler parce que, nous connaissant, nous savons que de toute façon, ça va changer encore des dizaines de fois avant de se retrouver dans un album ! Notre galerie de personnages est tellement riche, je me demande si nous allons arriver à tout faire tenir en seulement trois albums supplémentaires, c’est à voir. L’important, c’est que le plaisir soit toujours là, tant pour nous que pour les lecteurs.
© Delaf & Dubuc/BenBK chez Dupuis
Et jusqu’ici, il n’a jamais failli. Je vous en souhaite beaucoup, du plaisir !
Propos recueuillis par Alexis Seny
L’un a une voix de conteur formidable, radiophonique. Et chance, sa plume suit sa voix. L’autre n’a pas son pareil pour créer des univers, ici ou ailleurs. Pour leur première rencontre, Rodolphe et Christophe Dubois ont regardé les étoiles et s’y sont projetés pour livrer TER, une trilogie qui nous emmène sur une planète bien plus loin que le titre le laisse penser. Mieux vaut ne pas se fier aux apparences, mais celles de ce monde prometteur qui s’offre au lecteur dans ce premier tome (L’étranger) sont très tentantes. Interview avec les deux auteurs, au coeur d’une exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée.
© Daniel Fouss
Bonjour à tous les deux. Vous collaborez pour la première avec TER. Un projet superbe qui nous envoie dans un futur encore flou à l’issue de ce premier tome. Quelle fut l’origine de ce projet ?
Rodolphe : C’est toujours difficile de trouver l’origine. Mais c’est clair que l’idée de ce personnage amnésique, sans mémoire, sans vêtement qui va progressivement récupérer sa mémoire et ses mots faisait un bon narrateur quand il s’agissait de décrire avec ses mots ce monde curieux qui remue la matière et l’étrangeté.
Christophe : C’est Daniel Maghen qui a fait le lien entre nous. L’histoire de Rodolphe est arrivée, Daniel me l’a proposée et je l’ai beaucoup aimée. Alors, on s’est lancé.
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
Et, si je puis dire, c’est la première fois que vous quittez la terre pour mettre en image l’espace et cette planète peut-être pas si inconnue.
Christophe : Oui, c’est vrai, j’étais habitué aux récits qui se passaient sur l’eau jusqu’ici. Mais la science-fiction, après tout, c’est aussi un voyage vers des rivages. Bien sûr, il y avait des appréhensions, les premiers croquis. Il a fallu un peu de temps, au début, pour que j’arrive à créer un univers cohérent.
Vous, Rodolphe, vous ne lisez plus de science-fiction depuis longtemps, vous étiez vierge de toutes références, naïf dans cet univers ? Et vous, Christophe ?
Christophe : Je suis un lecteur éclectique, je lis de tout, avec une tendance pour la littérature.
Rodolphe : J’ai été libraire spécialisé dans la science-fiction dans une vie antérieure. Automatiquement, j’ai lu beaucoup de livres à l’époque, puis j’ai arrêté. Je ne dois pas avoir touché un livre de science-fiction depuis quarante ans. Peut-être que cela m’autorise de la naïveté dans cet univers, une sorte d’auberge espagnol pour faire un récit qui soit hors des normes de la science-fiction.
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
Naïf comme l’est votre personnage ?
Rodolphe : Mandor, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle en référence à son tatouage, hormis son pouvoir particulier, c’est Monsieur Tout-le-monde. Il est muet, nu. Il a un beau sourire, une naïveté souriante. Je pense que les auteurs comme les lecteurs s’y retrouvent. D’autant plus que comme c’est Mandor qui dirige l’histoire, il contribue à ce que le lecteur ne sache plus qui il est et, surtout, où il est.
© Rodolphe/Dubois chez Daniel Maghen
Ce héros, il a des mains d’or. Si bien qu’il peut tout réparer et refaire fonctionner n’importe quel objet dysfonctionnel depuis des années. Ça évoque un peu les repair café actuel, ces lieux dans lesquels les gens se rassemblent pour lutter contre la dégénérescence programmée.
Rodolphe : On n’y a pas vraiment pensé. Peut-être est-ce un clin d’oeil à cette pratique qui a le mérite d’exister. Ce don qui en fait peut-être un super-héros à certains égards, Mandor l’a au fond de lui, enfui dans son passé, tout comme son identité. Le secret resurgit peu à peu. Mandor a un rôle à jouer. Après, sera-ce cette fonction de guide que les textes annoncent depuis longtemps ?
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
Dans un coin de son atelier, il y a aussi une fusée de Tintin.
Christophe : Il faut bien la regarder cette case, elle fourmille de détails, d’objets hétéroclites qui viennent d’un passé plus proche ou d’un passé plus lointain. Il y a eu tout un travail sur le premier plan de cette case, elle permet aussi de situer la temporalité de l’action. De se dire, ah non, nous ne sommes définitivement pas dans le Moyen-Âge.
Rodolphe : Ce premier tome c’est la confusion entre le merveilleux et le vertige. Je me suis totalement laissé emporter par ce héros qui se demande où il est et s’interroge sur lui-même. Il y a aussi la confusion avec le titre de la série, T.E.R. qui semble impliquer notre planète Terre pour se révéler tout autre. Malgré ce lien qui entre la Terre et T.E.R., il y a une ambiguïté. Et c’est Mandor qui va la lever en demander, il ne sait pourquoi, à aller voir l’inscription qui a donné son nom à T.E.R.
Avec une dernière planche dont on ne sort pas indemne, notamment. Mais les étoiles semblent aussi avoir leur importance, non ?
Christophe : Oui et non. Au début de cette histoire, on ne sait pas trop où on est tombés. Et si ce qu’on observe ressemble un peu à ce qu’on peut voir de l’espace depuis la Terre, on se rend vite compte qu’il y a un décalage et que ce n’est même pas notre… système-solaire.
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
D’ailleurs, le bestiaire que vous avez créé est plutôt inquiétant.
Christophe : C’est un univers différent de celui de la Terre. Une sorte d’Arche de Noé dont les animaux auraient évolué. Pour créer ce bestiaire, j’ai réalisé des mix d’animaux rares, de ceux qu’on ne voit pas tous les jours. Il faut dire que je n’arrive pas à créer des bestioles à partir de rien. Donc, je me suis inspiré d’espèces existantes, les ai croisées et agrandies. Ainsi en arrive-t-on à des crodiles, ce croisement effrayant entre une grenouille et un crocodile.
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
Et les personnages ?
Christophe : Ils sont venus assez facilement, sans trop d’esquisse. Certains ont pris leur importance au fil de l’histoire.
Vous avez aussi travaillé les couleurs ?
Christophe : Oui, à l’aquarelle. Je me suis servi de cette couleur pour séquencer l’album. Les ambiances chromatiques me permettent ainsi de revenir au même endroit tout en changeant les couleurs. Avec cette rupture en fin d’album, on passe d’une zone que je qualifierais de « méditerranéenne » avec du sable et une mer très transparente, à une zone verdoyante, plus humide.
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
Puis, vos héros vont utiliser un char, pas si loin de Mad Max.
Christophe : C’est vrai, je cherchais quelque chose qui soit visuel. Rodolphe voulait un bateau à voile, qui va permettre aux héros de comprendre leur monde, de s’y aventurer plus loin, dans une autre humanité. Ce véhicule, il est bricolé, fabriqué avec ce qu’ils ont sous la main, en fonction des conditions.
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
Mais finalement, la société dans laquelle Mandor arrive n’est-elle pas plus amnésique que lui-même.
Rodolphe : Quand j’ai écrit ce scénario, je voulais retrouver une part humaine plus que du spectacle et du divertissement. De l’humain, de l’émotion, la douleur, l’amour. Des gens qui perdent la mémoire, ça n’arrive pas que dans la fiction, avec le danger, en plus, de ceux qui disent se souvenir des psaumes, des versets, et qui vont y conditionner la vision de cette société, son fonctionnement. Mais qui va être perturbé par l’arrivée de Mandor, qu’ils croient être le prophète promis.
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
Un magicien aussi, puisqu’il arrive à projeter des hologrammes en pleine ville. Des faits marquants comme le 11 septembre…
Rodolphe : … et des événements plus anciens comme la bataille d’Angleterre mais aussi des événements qui n’ont pas encore eu lieu et, qui sait, coïncideront avec notre futur. Ces hologrammes n’auront pas vraiment d’impact sur l’histoire à venir mais ils permettaient de situer le pouvoir de notre personnage mais, surtout, de définir le temps dans lequel on se trouve. Où sommes-nous, à quelle époque ? Pas dans le passé comme on aurait pu le croire mais dans un futur avancé !
Je ne peux m’empêcher de le voir un peu comme l’explorateur de H.G. Wells qui se retrouve dans le futur mais face à une population qui a régressé.
Rodolphe : C’est toujours très chouette à la sortie d’un livre, de voir toutes les lectures que les journalistes et les lecteurs se font. À chaque fois, le lecteur amène sa propre interprétation, je ne peux qu’être respectueux de ça.
Christophe : Vous n’avez encore vu qu’une partie de T.E.R. Si bien que vous vous rendrez compte qu’en fonction de l’endroit où une population est arrivée, celle-ci a évolué différemment. Et si la société qu’intègre Mandor dans ce premier tome semble avoir régressé, d’autres ont évolué.
Rodolphe : Au début, il y a des hommes et des femmes qui ont la même origine. Au fil du temps, il y a eu séparation en deux branches qui se sont implantées de manières différentes sur T.E.R. Chacune a donc une histoire différente, des tribus, des codes, un fonctionnement… que vous découvrirez.
© Rodolphe/Christophe Dubois aux Éditions Daniel Maghen
Sur trois tomes, donc ?
Rodolphe : Oui, le tome 2 arrivé début octobre. Les trois sont déjà écrits. Soit 200 pages publiées en deux ans. Il a fallu rester vigilant et focalisé sur T.E.R. pour ne pas risquer la baisse de qualité.
Pour faire le lien entre ce premier et le deuxième tome, il y a cette exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée, excusez du peu ! Ça fait quelque chose, j’imagine.
Rodolphe : C’est très flatteur, en fait. D’autant que, comme vous le dites, elle durera jusqu’octobre, quand sortira le deuxième album.
Christophe : On va vraiment y voir le dessin, les planches au pastel. En tant que spectateur d’expo, j’adore voir comment travaille un auteur.
Rodolphe : C’est passionnant. Surtout que je n’avais jusqu’ici pas vu les… originaux. On a beaucoup travaillé sur internet. Alors forcément j’avais vu les planches finales sur ordinateur mais c’est autre chose que l’objet en papier. Je les ai découvertes en live, comme certains essais de couverture, aussi.
Merci à tous les deux, on a hâte de découvrir la suite.
En attendant, Rodolphe et Christophe Dubois exposent jusqu’au 8 octobre au Centre Belge de la Bande Dessinée (Rue des Sables 20 à Bruxelles).
Propos recueillis par Alexis Seny
Nous ne connaissions pas encore Daria Schmitt. Quelle erreur. Son Ornithomaniacs fut une révélation, en noir et blanc, architectural, plein de fantaisie. Ou comment une jeune fille accro au portable va gérer les petites ailes qui lui ornent le dos et la poussent au-delà de l’étreinte de sa mère, aux frontières d’un monde gothique, anthropomorphe et plus vraiment rationnel. Un rite de passage ? Nous avons posé quelques questions, sans prise de bec, avec la sympathique Daria Schmitt.
Un extrait du carnet de croquis de Daria © Daria Schmitt
Bonjour Daria. C’est votre deuxième album qui prend pour thème les oiseaux. Ornithomaniaque, vous ne le seriez pas un peu ?
Si, certainement. J’aime les oiseaux, le monde fantastique qu’ils occupent. Ils sont en quelque sorte nos voisins mais bien plus ingérables que les terriens. Ça m’amusait de m’introduire dans ce monde.
Mais qui a ouvert la cage aux oiseaux, alors, pour qu’ils vous séduisent ainsi ?
Mon enfance fut plutôt citadine mais j’ai passé beaucoup de temps en Provence aussi. Les oiseaux, j’ai appris à écouter leur chant, à les voir, toujours. Car si on ne les voit pas toujours, ils sont toujours présents. Ils sont toujours en interactions avec nous, mais certainement pas de la même façon qu’un chien, un mulot ou un chien qu’on peut apprivoiser.
© Daria Schmitt chez Casterman
Certaines personnes ne remarquent pas la présence de ces volatiles, ce n’est pas mon cas. Je passe ma vie à les observer… dans un tout autre but que ces nombreux chats qui les regardent à travers la fenêtre. (rires).
Comment est née cette histoire d’Ornithomaniacs ?
De la rencontre avec ce qui est, je pense, l’oiseau le plus improbable sur terre : le bec-en-sabot. C’était dans un parc zoologique, à Viennes, je pense. Je suis resté très longtemps en admiration devant cet échassier spectaculaire. Plus par son profil que par les mouvements dont il est capable. Je me suis tout de suite dit qu’il ferait un excellent majordome. Ou un professeur. Une tête de vieux philosophe. Je voyais bien quel regard, quel sourire donner à cet oiseau. Avec un air un peu condescendant. Il se prêtait admirablement à l’anthropomorphisme.
© Daria Schmitt chez Casterman
… dans une histoire bizarre, pas si loin d’Alice au pays des merveilles.
Alice au pays des merveilles l’est sans doute encore plus mais on la fréquente depuis si longtemps qu’on s’est peut-être habitué à sa bizarrerie. Ornithomaniacs doit sans doute être plus limpide à côté. Pour cette histoire, je ne voulais ni conte, ni récit initiatique. Je voulais que ce récit fonctionne comme une pièce de théâtre dans laquelle les personnages s’ajusteraient les uns aux autres.
© Daria Schmitt chez Casterman
Dans un décor extrêmement construit qui n’est pas sans rappeler que vous avez un bagage en architecture.
Il faut équilibrer les masses ! Contrairement à mes travaux précédents, j’ai commencé à dessiner les postures des personnages, ce qu’ils disaient, et à fouiller ensuite. J’ai travaillé par séquence, en avançant sur plusieurs pages en vis-à-vis. Avec de très grandes illustrations, dans le prolongement de mon travail d’illustration sur Alice au Pays des Merveilles. Puis, j’ai pris la plume pour le monde des oiseaux et le pinceau pour celui de la maman qui va tout faire pour retenir notre héroïne, Niniche.
C’est une exploration, en fait. Trois ans en immersion totale dans le blanc et le noir.
Un extrait du carnet de croquis de Daria © Daria Schmitt
Peut-on qualifier cette oeuvre de Burtonienne ?
C’est vrai que j’aime beaucoup Tim Burton, encore plus son Ed Wood et Edward aux mains d’argent. Le but, ici, n’est pas de pénétrer dans son rêve mais de donner le filtre à travers lequel Niniche voit la réalité. On peut faire le parallèle avec Edward qui va arriver dans cette ville tranquille des États-Unis et qui va la chambouler.
Une étrangeté ?
Une singularité, je préfère, c’est plus étendu, ça touche à plus de choses. L’étrangeté, c’est plus un ressort dramatique. Ce n’est pas un livre sur la différence, j’insiste. Mais plus une manière de nouer toutes sortes de questionnements. Comment Niniche va-t-elle trouver sa place, passer de l’enfance à l’âge adulte, l’assumer.
Derrière cette trame fantastique, il ne faut pas oublier le réel, il est toujours là. Certains me reprochent une certaine complexité. Mais le scénario ne l’est pas tant que ça. Nous sommes juste entre le réel et le monde rêvé. Le fantastique s’insinue dans sa façon de voir le réel, différemment de sa mère.
© Daria Schmitt chez Casterman
Avec beaucoup de texte, et pas mal de nuances, de l’onirisme mais aussi de l’ironie.
Je cherchais un ton qui soit narquois, ironique. J’ai beaucoup travaillé en amont, avec beaucoup de recherches. Sur des mots, notamment, oeuf, oiseau, vol, plume. J’ai ainsi trouvé des comptines, des poèmes, comme Desnos ou Prévert, des articles, des collages tous azimuts. Et j’ai conçu mon album comme une variation autour de cet univers. Le ton, lui, s’est imposé, plus léger à côté du dessin dramatique, expressionniste.
© Daria Schmitt chez Casterman
Un ouvrage qui vous a marqué plus qu’un autre ?
Oui, certainement L’arrache-coeur de Boris Vian dans lequel les enfants s’envolent, s’échappent de leurs cages et de leurs mères abusives. C’est une lecture très importante pour moi.
Puis, ce thème de l’humain qui essaie de se rapprocher du ciel et de voler, quitte à passer pour un fou, depuis longtemps, des récits le traitent. Moi, je ne suis pas du tout Icare, j’aime bien rester terre-à-terre.
© Daria Schmitt chez Casterman
Il y a cette question qui referme cet album : « qui suis-je »?
C’est fondamental. Tous les personnages de cette histoire se cherchent, finalement. À travers eux-mêmes ou leurs actions. J’ai voulu que le propos soit moderne, que tous ces personnages soient les tenants de notre monde actuel.
Un extrait du carnet de croquis de Daria © Daria Schmitt
Il y a quelques semaines, votre oeuvre a fait l’objet d’une expo.
À la Galerie Neuvième Art. J’étais d’autant plus heureuse que j’exposais mon travail aux côtés de la naturaliste et photographe Geneviève Renson, qui a passé dix ans de sa vie à traquer le bec-en-sabot, dans les marécages du Nil etc. C’était une manière supplémentaire de mélanger bande dessinée et sciences naturelles.
Quelle est la suite, pour vous ?
Une… suite. Sur un autre oiseau en voie d’extinction, le Kiwi de Nouvelle Zélande. Il y aura d’autres guests aux côtés des personnages d’Ornithomaniacs : Clément Ader, notamment. L’écriture sera différente. Je suis en train de mûrir tout ça.
Le Kiwi est prêt à sortir du carnet de croquis © Daria Schmitt
Mais cette idée de jouer les prolongations m’est venue parce que je me suis rendue compte que j’avais du mal à quitter mes personnages. Il y a beaucoup d’éléments qui nourrissent cette nouvelle variation, les formes sont déjà là, reste plus qu’à incarner tout ça. Ce sont des travaux très chronophages.
Refermant le livre, que vois-je, la farde qui enrobe l’album est en fait un poster !
Un poster de la fille-pélican ! Le choix de la couverture fut dur. C’est un livre très travaillé, je le voulais plein comme un oeuf et mettre en avant tout ce que j’avais fait. Jusqu’à ce poster qui ne saute pas forcément aux yeux. On a fait exprès de ne pas marquer le pli.
Un grand merci Daria et bonne suite d’aventure, à vol d’oiseau.
Propos recueuillis par Alexis Seny
©BD-Best v3.5 / 2024 |