On vous l’a dit, cette année, les Éditions Delcourt font leur rentrée BD plus littéraire que jamais. Alors que Richard Guérineau est une nouvelle fois entré dans la danse historique de Jean Teulé, c’est au tour de Karoo de trouver preneur, encore une fois avec l’art et la manière, incroyables et émouvantes, avec Frédéric Bézian. Hors d’oeuvre.
© Bezian chez Delcourt
Résumé de l’éditeur: Fumeur invétéré et alcoolique notoire, Saul Karoo aborde la cinquantaine séparé d’une femme qui le méprise et père d’un fils qui aura grandi trop vite pour lui permettre d’établir un véritable dialogue. Script doctor au service d’Hollywood, on le croit cynique et dépourvu de talent. Aussi, quand l’opportunité de réécrire le scénario de sa propre vie se présente, il n’hésite pas un instant…
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Karoo, écrit par Steve Tesich et publié de manière posthume en 1998, est tout simplement devenu un choc émotionnel et graphique. Même, surtout d’ailleurs, si on ne connaît pas le récit original, on se laisse embarquer par cette histoire touchante et à plusieurs couches.
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Bon, il faut s’accrocher, accepter de nager, durant les planches qui ouvrent cet album, dans le délire, le vertige du personnage principal. Entre alcool à trop fortes doses et les cigarettes qu’on ne compte plus, entre l’odyssée et les soirées mondaines d’Hollywood. Pas loin du conflit bien à l’est, et de Ceaucescu, dont l’écume parvient, et inquiète, jusqu’au palais du Septième Art.
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Et du Neuvième.
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Pourtant, ce n’est pas tant d’art dont il s’agit mais de charcuterie. Saul Karoo a perdu pied dans sa vie privée. Il n’a jamais été à la hauteur de son fils, désormais bien plus grand que lui, qui ne l’écoutera plus. Ou presque. Karoo ne tient que par les excès et son boulot, finalement ingrat, de script doctor. On lui confie les films malades et devant être remontés (phénomène devenu presque une norme pour des tas de blockbusters de nos jours, notamment dans le monde des super-héros).
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Comme celui, le dernier, d’Arthur Houseman qui a pondu « une merde ». Plus que jamais, Karoo veut tout lâcher et dire à son employeur, producteur, ses quatre vérités… Mais il accepte. Pour mieux constater que ce film se suffit à lui-même, qu’il n’y a rien à retoucher.
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Pourtant, Saul cherche, et trouve le diable dans les détails, une serveuse de resto au creux de l’image. À peine quelques mots et déjà l’occasion de changer à jamais sa vie et la sienne. Saul en a l’intense pressentiment: cette femme, Leila, est liée à lui. Au rendez-vous des vies brisées, volées, par la force des choses ou à cause de soi-même. Chacun son lot de regrets. Mais Saul va remonter le film pour que Leila en soit la star.
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Au fil des planches, témoignant d’une maîtrise implacable et capable de faire ressentir tellement les choses qui s’y jouent, Bézian nous entraîne, avec une imagination débordante, dans un voyage à sens unique, dont on ne connaît pourtant pas la destination qui ne sera atteinte qu’a prix de quelques freinages d’urgence et de coups secs de volant.
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L’auteur réussit, à nouveau, une oeuvre qui ne peut exister qu’en BD: par l’économie des couleurs utilisées pour surligner avec grâce certains moments, la variation des phrases répercutées (littéraires ou en phylactères), par des traits nourrissant le décor ou en faisant table rase pour ne garder à l’écran que le personnage. Rien ne manque et rien n’est superflu. Bezian rajoute de l’audace à l’audace originelle et réussit une prouesse, un uppercut, une euphorie avant le grand malaise. De quoi avoir le sourire aux lèvres puis les larmes aux yeux. Le prix à céder pour cette variation sur la vie et sur l’art, cynique, intense, hors-du-commun. Coup de maître.
Alexis Seny
Titre : Karoo
Récit complet
D’après le livre de Steve Tesich
Scénario, dessin et couleurs : Bézian
Genre: Drame
Éditeur: Delcourt
Nbre de pages: 116
Prix: 23,95€
©BD-Best v3.5 / 2024 |