Après une première partie d’entretien consacrée à Green Class, Jérôme Hamon nous raconte ses débuts, nous apprend la genèse de ses différentes séries et nous dévoile ses projets.
Entre des études de commerce et la bande dessinée, tu as travaillé dans le cinéma, les jeux vidéo et la télévision. Qu’as-tu fait dans chacun de ces domaines ?
J'ai commencé à travailler en finance de marché comme analyste financier. Dans le cinéma, dans les jeux vidéos et à la télévision, j'ai à chaque fois travaillé dans le marketing.
Je me suis toujours servi de ce que j'avais appris pendant mes études pour essayer de percer dans ce milieu et pour essayer à chaque fois d'aller un peu plus dans l'aspect artistique. Je me suis toujours servi de ma formation de base.
Quand j'ai travaillé dans le cinéma, je travaillais dans filiale de France Télévisions qui vendait les droits à l’international des films coproduits ou produits par France Télévision. Je m’occupais surtout de la création de plaquettes, de synopsis pour essayer de vendre, de faire connaître à l'international, pour trouver des sociétés qui accepteraient de distribuer des films de France télévision.
Dans les jeux vidéo, j'ai travaillé à l'époque chez Ubisoft, sur Far Cry, dans la création de tout ce qui pouvait accompagner la sortie des jeux. Je m’occupais de la relation avec les journalistes. Je diffusais les informations de façon progressive. En amont, je m’occupais d’études de marché pour savoir comment on pouvait se différencier par rapport à d'autres jeux vidéos.
Ensuite, dans la télévision, j'ai travaillé sur les sites internet France Télévision (France 2, France 3 France 4 et France 5). C'est là, que j'ai fait la passerelle avec la BD, en développant sur France 5 un site internet qui s'appelait “les rencontres de la BD”, avec le constat de base à l’époque, qu'il y avait très peu de choses faites sur la bande-dessinée, que c'était un art qui était finalement, assez peu représenté dans les médias. On a voulu développer un site internet sur lequel on faisait des interview d’auteurs de BD, et qu'on diffusait aux internautes. C'est comme ça que j'ai commencé à rencontrer des dessinateurs, des scénaristes, des éditeurs, et que je me suis vraiment plongé dans ce milieu là .
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Ton premier album, Yokozuna, se passe au Japon. Entre un début de carrière dans la finance aux Etats-Unis et un retour en Europe, était-ce une volonté de faire un grand écart ?
Quand j'ai commencé à créer des projets, ce qui m'intéressait, c'était de parler de choses qui me touchent vraiment. Le Japon m'a toujours attiré, parce que j'ai baigné dans cette culture là quand j'étais enfant. J'ai fait plusieurs années du judo et j’étais de la génération du Club Dorothée. Au lycée, j'ai pris une option japonais en troisième langue. J'ai toujours eu une sorte de fascination pour ce pays. Quand j'ai commencé à faire des histoires, pour la même raison que dans Green Class j'ai parlé de la Louisiane et pas de la France, j'ai voulu créer une histoire au Japon, pour parler de ce pays qui me fascine. Par contre, je me suis rapidement aperçu que j'avais le point de vue de l’occidental. Je n'avais pas vraiment de légitimité pour raconter une histoire qui se passait au Japon entre des Japonais. J'aurais pu faire ça, mais je pense que je serais complètement tombé à côté de la plaque, en faisant une histoire qui aurait parlé peut-être aux Occidentaux, mais qui d'un point de vue Oriental aurait manqué son but. Alors, j'ai commencé à réfléchir et je me suis dit que j'allais parler de la vie d'un occidental qui découvrait la culture japonaise. J’ai découvert l'histoire de Akebono, cet homme au destin absolument incroyable, l’histoire d'un adolescent hawaïen qui ne parle pas un mot de japonais, ne connaît quasiment rien du pays, mais a un rêve, celui de devenir sumotori. Sa vie m'a vraiment parlé car dans mon quotidien de l’époque j’avais cette envie d'aller vers quelque chose que je ne connaissais pas, un domaine dans lequel j’étais totalement néophyte. Je me retrouvais dans ce personnage qui mettait sa volonté au service de la réalisation de son rêve : découvrir une culture, se battre, lutter contre soi et contre les autres pour y arriver. Après cette phase de découverte du personnage essayant de devenir sumotori (moi essayant de rentrer dans le domaine de la bande dessinée), Akebono va atteindre le plus grade et devenir le premier étranger à devenir Yokozuna. Au Japon, ils ont l’aura des demi-dieux. A cette époque-là où le Japon a des rapports très conflictuels avec les Etats-Unis, le destin d’Akebono était exceptionnel. Ça faisait écho à ce que j’avais vécu à New-York. J’étais bien établi dans un milieu. Je me suis demandé ce que je retirais de cela. Après un accident, Akebono va être opéré des genoux. Il va être persuadé que sa carrière est finie, et se rendre compte que le plus important n’est pas la destination mais le cheminement. Une fois devenu Yokozuna, Akebono porte un regard amer sur ce succès. Ces deux penchants du personnage correspondaient à deux facettes de moi.
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Nils est une fable écologique. Nils fait en quelque sorte une quête initiatique accompagné par son père. Est-ce que Nils serait un peu Jérôme accompagné de son père spirituel Miyazaki ?
Je n'avais pas vraiment vu ça comme ça mais oui probablement. Nils pour moi, c'était un peu le constat que dans ma vie, je m'étais laissé happé par notre société de consommation dans laquelle on consomme facilement des produits. Quand j'étais gamin, je lisais beaucoup de BD, j'adorais les jeux vidéos, les films. Finalement, en tant qu'être sensible, je ne me suis intéressé que très tard à ce que je pouvais faire. J'ai découvert assez tard qu'on pouvait prendre une place dans la vie et s’investir.
L’histoire de Nils c'est la quête cathartique de ce jeune homme, qui va avoir un choix à faire, rester spectateur de sa vie ou essayer d’y prendre part.
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L’écologie, la mémoire, l’équilibre sont les principaux thèmes du triptyque et sont des thèmes que l’on retrouvera dans Green Class.
Oui. Je suis sensible à tout ce qui se passe en ce moment, à la destruction de la planète qui a lieu et à celle d’espèces vivantes.
Quand on voit que la vie a mis des milliards d'années pour arriver à la diversité écologique que l'on connaît aujourd'hui et que l'homme en l'espace de quelques dizaines d'années est en train de faire tout simplement disparaître ces codes génétiques.
On arrive à concevoir des vaches laitières qui vont vont produire beaucoup plus de lait. On peut transformer des pastèques pour qu’elles soient carrées et tiennent dans des caisses. Mais tout ça, c’est du bidouillage. On est incapable de créer de nouvelles espèces animales en mixant une girafe avec une gazelle ou un éléphant.
On constate que l'homme, pour des fins économiques, n'a aucun scrupule à détruire la planète. Le problème est le même avec la culture des OGM. On créée des graines stériles pour balancer des pesticides et avoir des récoltes plus facilement. Je trouve ça complètement effroyable. Cela me parle de traiter ce sujet et d’exposer pourquoi la situation est dramatique. L’âme de la nature est la source de la vie.
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Comment deux auteurs quasi-inconnus se retrouvent dans un collectif sur le Marsupilami chez Dupuis ?
Dupuis nous a contacté quand il y a eu cette histoire de Marsupilami pour savoir si ça pouvait nous intéresser d'y participer. Bien sûr, on a dit oui. Déjà à l'époque, on était en train de travailler sur Green class. Ça nous a vraiment plu de parler du Marsupilami avec l’état d'esprit qu'on avait sur notre nouvelle série, c'est-à-dire faire un traitement assez réaliste des choses. Notre postulat de base partait du fait qu’on fait du Marsupilami un être évidemment très rigolo. qui est juste une force de la nature, l'espèce la plus haut placé dans la hiérarchie, dans la pyramide alimentaire. En fin de compte, on s'est intéressé au passé. On s’est demandé comment la vie avait pu arriver à cet être, pourquoi était-il aussi fort. Et si les Marsupilamis étaient simplement des supers guerriers hyper puissants ? On a inventé ce passé à ce personnage-là, un passé qui le rattrape qui nous a amené à parler du cycle très triste de la guerre où deux peuples, deux clans, deux ethnies peuvent être amené à se combattre de générations en générations. On devient déconnecté de la réalité et on entre dans un cycle de la haine.
© Dupuis
On doit être dans la peau d’un gamin à qui on a prêté un jouet et qui prend garde à ne pas l'abîmer.
Oui bien sûr évidemment. Notre éditrice Laurence Van Tricht nous a fait vraiment confiance, elle nous a laissé libre de raconter l'histoire comme on voulait. C'était vraiment génial. On a eu toute la latitude pour le faire. On n’a jamais été censurés et il y a eu validation du scénario par Dupuis.
© Dupuis
Emma et Capucine est ton projet le plus féminin. Le public des jeunes filles est plus difficile à amener à la bande dessinée que celui des garçons. Comment s’y prend-on ?
Ce qui est important pour moi c'est de parler de choses qui me touchent. En fait, si quelque chose ne me touche pas, j'ai l’impression de n’avoir aucune légitimité à en parler.
Ma fille Anaë qui a 10 ans est passionnée de danse classique depuis qu'elle est toute petite. Elle a commencé vers l'âge de 3 ou 4 ans. Je la voyais le soir enfiler son tutu. Elle se regardait devant le miroir en position de danseuse. Ce qui m'intéressait était de découvrir ce qu'il y avait derrière ce rêve-là, de questionner, du côté des jeunes filles, ce que l'on y associait et que je voyais dans ses yeux avec autant de paillettes d'éclats de rêve. Qu'y avait-il derrière tout ça ?
Et en tant que parents, qu'est-ce qu'on fait quand son enfant est passionné par un rêve ? Pour moi, un rêve, c'est une illusion quelque part. On se projette dans quelque chose sans savoir ce que cela représente.
On parle en fait aux jeunes filles en se parlant à soi de choses qui sont vraies, de l'aspect humain, c'est-à-dire l'aspect transgénérationnel où chaque être humain peut se retrouver dans une histoire d’amour, dans un personnage qui a des rêves. Il faut parler des choses de manière universelle pour que les gens puissent s’y retrouver.
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Le monde de la danse ne serait-il pas plus cruel et dangereux que la région infestée de Green Class ?
Il y a beaucoup de jeunes filles qui rêvent de devenir danseuses étoiles. Il y a très peu d'élues. Le milieu de la danse professionnelle est un milieu très dur, comme tous les milieux où les gens font des sacrifices pour y arriver. Avoir des rêves, c’est beau, mais ce n’est peut-être pas toujours l’idéal de les réaliser. Le rêve étant une projection, une illusion, lorsque l’illusion devient réalité, qu’est-ce ? Les jeunes filles qui rêvent de devenir danseuses en auraient-elles toujours envie si elles s’apercevaient des réalités du métier ?
J’ai passé beaucoup de temps à l’école de danse de l’opéra de Paris pour rencontrer ces jeunes danseurs, voir leurs vies, leurs parcours.
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Ambiance conte Steampunk avec Dreams Factory. C’est un peu comme si Jules Verne pénétrait dans l’univers d’Andersen ou vice versa. En 2019, peut-on écrire de nouveaux contes traditionnels ?
C’est la question qu’on s’est posée. À la base, on a voulu partir d’Hansel et Gretel. A l'époque, quand des familles ne pouvaient plus nourrir leur progéniture, il y avait des enfants qu’on abandonnait, qu’on plaçait, des enfants à qui on disait qu’il était maintenant temps de voler de leurs propres ailes. Toutes ces histoires où les enfants se retrouvaient seuls abandonnés étaient des récits qui pouvaient leur parler parce que c’était dans l'air du temps, ça parlait de quelque chose de réel. Aujourd'hui, clairement, ce genre de récit n'a pas de résonance, sauf si on veut aller voir en profondeur. J'ai l'impression que ça parle moins aux enfants. J'ai voulu voir comment on pouvait transposer ces contes aujourd'hui.
Il y avait deux thématiques qui s’opposent complètement. La première est la société de consommation : les enfants sont des consommateurs. Le fondement même de notre société repose sur la consommation. On y prend du plaisir, mais de façon souvent passive. La deuxième thématique est le fait qu’à l'autre bout du monde, il y a des enfants qui participent à ça. Le travail des enfants a quelque chose de commun. Des gamins vont passer leur jeunesse à trimer dans des mauvaises conditions, à devoir travailler pour que leurs familles survivent, pour survivre eux-mêmes. C'est un système de vases communicants. Des enfants vont donner leur jeunesse pour que d'autres aient des paillettes dans les yeux en consommant les jouets qu’ils ont fabriqués.
J’ai voulu parler du travail des enfants. Dans notre société, dans les fermes, ils travaillaient il n’y a pas si longtemps que ça. Mon histoire n’est pas une critique de ces systèmes-là, ni de leurs parents qui les laissent travailler. C’est un constat.
J’ai aussi souhaité revisiter l’archétype de la sorcière, avec le personnage de Cathleen Sachs qui a certains côtés de la sorcière classique mais avec un enrobage assez lisse, un charisme que l’on met en avant dans notre société, où avec des beaux sourires et des belles manières on arrive à faire des choses assez horribles.
© Soleil
Dreams Factory est prévu pour être un diptyque. Pourquoi l’album n’a-t-il pas été publié sous forme de one shot ?
Non, on a toujours voulu en faire un diptyque. On s’est donné les moyens d'écrire une histoire et de pouvoir la raconter bien, dans un laps de temps donné. Le dessinateur ne voulait pas avoir l’impression de s’investir pendant trop d’années dans un projet. On l’a conçue comme un diptyque en fonction de ça aussi.
© Soleil
Quelles sont les nouveautés signées Hamon qui sont en préparation ?
Je souhaite vraiment m'investir dans la suite de Green class, bien développer les personnages sur le long terme. Pareil pour Emma et Capucine dont j'ai vraiment envie de développer l'univers. J'ai aussi la suite de Dreams Factory, avec Suheb Zako et une histoire sur la thématique du Skateboard, avec Matteo Simonacci. Ensuite, j'ai quelques histoires qui sont en parallèle que j'essaie de monter doucement, mais rien de définitif et concret pour l’instant.
Merci Jérôme.
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
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