Dans la frénésie de la rentrée littéraire et bédéphile, on trouve de tout, des vieux de la vieille, des auteurs accomplis mais aussi de jeunes loups qui ont l’audace de la jeunesse et qui entendent bien se faire leur place. À 27 ans, le Namurois vient de publier sa première bande dessinée chez Dargaud, entouré des scénaristes Renaud Garreta (qui vient de nous offrir un bien beau voyage dans la magie du Vendée Globes) et Laurent Granier. Inventant un nouveau « Tintin » en la personne de Yann Penn Koad, un jeune journaliste qui, un lendemain de veille et un jour d’indigestion à la rédaction, se retrouve propulsé dans l’Amérique des années 60, Gontran guette et traque les ombres des grands hommes des cinquante dernières années. À commencer par Malcolm X et Martin Luther King.
©Cécile Gabriel
Bonjour Gontran, d’où nous venez-vous?
De Namur, Jambes pour être plus précis. J’ai fait mes études secondaires à Félicien Rops en arts plastiques. S’en sont suivies trois années à étudier la bande dessinée à Saint-Luc. Après quoi, je me suis lancé. Avec un parcours classique, des premiers dossiers refusés. Mais, Dargaud s’était arrêté sur mon dessin. Ils le trouvaient intéressant. Dans l’attente d’un hypothétique projet, ils me recontacteraient en temps voulus.
Je me suis trouvé des petits boulots, tout en refaisant inlassablement des pages, en écrivant de nouveaux projets. Et deux ans après le refus de mes premiers projets, Dargaud m’a contacté, ils avaient une histoire pour moi et ils m’ont mis en contact avec Renaud Garreta et Laurent Granier. Reporter, c’est un projet qui ne se refuse pas, même pas un one-shot mais une série ! Et dans un genre dans lequel je me sens à l’aise, l’Histoire. J’ai fait deux pages d’essai et j’ai embarqué pour l’aventure chez Dargaud, un de mes trois éditeurs de prédilection.
Pour le reste, j’en ai toujours sous le coude, des projets que je scénarise, que je dessine. Notamment un qui prend lieu à l’époque de la prohibition.
©Garreta/Granier/Toussaint
Quelles sont tes références?
Je suis un grand lecteur de BD. J’adore le réalisme de Giraud, les Blueberry que je lisais à 12-13 ans, c’était du costaud. Mais j’aime aussi Hermann, Vance, Rosinski.
Mais plus jeunes, Les tuniques bleues m’ont marqué et m’ont donné envie de faire de la BD mais aussi de m’intéresser à cette période qu’est la guerre de sécession. J’ai dévoré toute la série et me suis amusé à recopier Lambil. Je réalisais des histoires, comme les pros, de 15-20 pages. Je les reliais de manière tout à fait artisanale. Et je créais une couverture, une quatrième de couverture avec une liste d’albums à paraître. Je dessinais mes propres personnages et inventais mes propres histoires mais j’étais totalement sous influence.
©Toussaint
Dans un monde parfait, il serait aussi facile que ça de faire de la BD. Pourtant, les temps actuels ne plaident pas forcément en faveur des auteurs?
C’est vrai. Avant, j’avais peur. Je me posais des questions en matière de contrat, de tarifs, j’avais des craintes. Mais que ça prenne un an ou quinze, il fallait que j’y aille, que je vive ma passion. Après, j’ai la chance de pouvoir sortir mon premier album, d’être payé à la planche et de pouvoir me consacrer à plein-temps à la BD. Je n’ai pas assez de recul et j’ai aussi lu que, ces derniers temps, certains auteurs ont tout simplement arrêté. Quelques-uns arrivent à gagner leur vie en faisant de la BD. Au stade auquel je suis, ce qui m’arrive est au-delà de mes espérances.
Venons-en à cette série. Reporter c’est une couverture (signée par Renaud Garreta) qui évoque de grands magazines, et un esprit journalistique.
C’est un concept. Un peu comme Tintin, jeune reporter qui voyage aux quatre coins du monde. Bien sûr, Reporter n’a pas l’aspect de Tintin, mais c’est dans la même veine. Laurent voulait un Tintin des temps modernes, un personnage qui puisse découvrir plein d’événements historiques.
©Garreta/Granier/Toussaint
Ainsi, on trouve des éléments véridiques comme Malcolm X ou Martin Luther King et bientôt le Che auxquels se mêlent la fiction.
Ce n’est pas plus mal qu’il y ait une part de fiction. Au début, j’avais peur que cette série ne soit juste qu’une exposition des faits, que ce soit purement de la Grande Histoire. Mais non pas que. On peut en effet se demander ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Et si les deux personnages qui font le lien entre les faits sont fictifs, et si l’un d’eux rencontre Malcolm X dans une rue sous la pluie de manière tout à fait inventée, qui dit que cela n’aurait pas pu se produire? Nous avons des témoignages, des récits, nous nous sommes arrangés pour faire arriver notre héros cinq minutes avant ou pendant les événements racontés. Ce qui n’a pas toujours été possible pour les reporters de l’époque. On navigue ainsi entre des faits réels, comme l’assassinat de cette militante blanche. Ce n’est pas le seul qui se soit passé à l’époque.
Nous avions de la documentation, nous n’avons pas triché. Le théâtre où Malcolm X se fait assassiner, je l’ai exactement représenté. Mais si parfois, une voiture ou un costume n’est pas hyper-juste, il m’importait que l’ambiance soit bel et bien présente, fidèle. Comme celle qu’en tant que dessinateur, j’ai pu découvrir.
©Garreta/Granier/Toussaint
Alors, ce n’est pas une bande dessinée qui se lit en quinze minutes, il y a autant à lire qu’à voir.
C’est vrai, c’est dense même si le format oblige à condenser. Cela dit, sur certaines planches, c’est plus contemplatif, j’ai pu m’exprimer plus avec moins de cases et moins de texte. C’est sur les scènes d’action que j’ai pu m’épanouir le plus.
Votre jeune héros, Yann Penn Koad, est aussi accompagné durant quelques planches d’un photographe un peu raciste sur les bords. Un duo pour simplifier la narration?
Oh, oui, quand j’ai du dessiner la scène où ce photographe, Roberto, doit rentrer en Europe, j’étais triste. J’adore son caractère. Fonctionner avec un duo apporte un rapport de force différent, c’est le cas avec Tintin et Haddock, Chesterfield et Blutch, Astérix et Obélix ou même Laurel et Hardy.
Yann, il est naïf, il n’a pas de recul. Et le départ de Roberto qui le laisse seul en Amérique va l’obliger à évoluer. Pour créer ces personnages, je dois avouer que j’ai fait peu de croquis ou de recherches. Ce n’est pas que ça m’ennuie, mais j’aime dessiner directement sur une planche quitte à affiner celle-ci ensuite.
©Toussaint
Le visage de Yann, vous le faites évoluer et lui mettez vite une « blessure de guerre ».
J’adore ça. Même dans un film, quand le héros s’appelle Batman et qu’il a des problèmes, on s’y identifie toujours un peu plus et on haït l’ennemi. Je pense qu’on vit un truc en plus, ça apporte un peu de sel.
Comment travaillez-vous?
À l’ancienne, c’est du tout à la main, à l’encre, à la plume et au pinceau. Je suis bluffé par certaines choses réalisées à la palette graphique. Mais qu’en reste-t-il après parution? Où sont les originaux? Ils ont une valeur personnelle et c’est même une source de revenu pour les auteurs. Moi, ce qui m’embête le plus, c’est ce manque de contact. Même si c’est parfois chiant, qu’une goutte d’encre vous oblige à découper une case et à recommencer, c’est un travail d’adaptation et de découverte de son propre outil.
Je travaille fixé dans le même endroit, avec les mêmes réflexes, parfois en mettant la radio.
C’est là qu’on se rend compte que c’est un métier de solitude, non?
La solitude ne me pose pas de problème. Je ne suis pas fait pour le métro-boulot-dodo. Bien sûr, je me lève le matin et je travaille tard le soir mais cette activité me donne une certaine liberté. Je ne suis pas fait pour travailler en atelier.Si je travaille toute la journée, je suis plus du soir, ma production est plus rapide.
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Cela dit, le bouclage de ce premier album fut périlleux. Il a fallu que je mette tout en place. C’est autre chose que mon TFE et l’année dont j’avais disposé pour remettre un récit de dix planches!
De vous comme de Yann, vous parlez d’un manque de recul.
On met toujours des trucs à soi dans un personnage, dans son caractère, son physique. On se projette. C’est vrai que Yann et moi, nous vivons peut-être la même chose dans des univers différents.
Finalement, les événements que vous racontez, la lutte des afro-américains pour leurs droits et l’égalité, et qui prennent place dans les années 60 évoquent aussi ceux que nous vivons actuellement.
Aux États-Unis, la loi a changé… mais les mentalités, peut-être pas tant que ça quand on entend les discours que peut tenir un Trump. Puis, il y a cette peur de l’autre, les problèmes communautaires…
Bon, ce n’est ni la guerre de sécession, ni la prohibition, comment êtes-vous arrivés dans les années 60?
C’était le plus évident. Nous sommes pile cinquante ans après 1965n qui a vu l’émergence de personnalités dont les noms sont encore frais dans les mémoires. Puis, c’est une date qui permet d’avancer dans l’Histoire.
Et forcément, il y a des moments iconiques. Comme cette marche ralliant Selma à Montgomery. Obama a été le premier Président à la refaire.
Un grand moment de la création de cet album?
À vrai dire, l’événement incroyable, fut d’être contacté par Dargaud. Après, voir mon album en vitrine, dans les étalages, en librairie, ça m’a fait plaisir mais pas plus que ça. Je l’ai tellement vu cet album, je ne peux plus le voir, mes erreurs me sautent aux yeux. (Rires) Mais il y a deux ans, comment aurais-je pu penser que des gens viendraient à moi avec mon album pour une dédicace. D’ailleurs, pour tout dire, je me suis un peu entraîné pour les dédicaces.
Je n’ai donc pas à me plaindre. À part un gros succès, que demander de plus?
©Garreta/Granier/Toussaint
La suite, vous en serez aux manettes également?
Oui! C’est vrai que beaucoup d’éditeurs font des séries concept où des auteurs différents se relaient album après album. Ici, non, ce fut clair tout de suite qu’on garderait la même équipe. C’est une série chronologique, des personnages qui apparaissent dans ce premier tome reviendront. Avec la possibilité de voyager dans des pays partout dans le monde, et notamment l’Afrique, grande oublié de bien des séries. Il s’agit de bien choisir les thèmes, pour qu’ils ne soient pas trop évidents non plus. L’idée, c’est d’entrer dans l’Histoire par la petit porte. Bon, c’est vrai notre journaliste a beaucoup de chance, mais n’est-ce pas son boulot d’être toujours dans le coup?
La suite de l’histoire est en marche © Toussaint
Notre série permettra aussi d’explorer des registres différents. Pourquoi d’ailleurs ne pas évoquer la manière dont notre journaliste fait ses compte-rendus journalistiques ? Nous avons des idées pour cinq tomes et ils pourront se lire indépendamment. Ah oui, Yann et les personnages qui gravitent autour de lui… vieilliront.
Le deuxième tome?
Le scénario est presque fini et j’ai réalisé dix planches. Notre journaliste en herbe va se retrouver en 1967, en avril à Cuba puis en Bolivie. Il y suivra les derniers jours du Che. D’autres personnages historiques apparaîtront. Nous avons pris des contacts avec des journalistes qui étaient sur place au moment des faits. Dans ce tome, il y aura plus de grands espaces, de la nature, on y parlera un peu du Vietnam, des hippies.
Propos recueuillis par Alexis Seny
©BD-Best v3.5 / 2024 |