Entretien avec Patrick Gyger
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Entretien avec Patrick Gyger

Nantes, seconde capitale culturelle française? En tous les cas, elle s'en rapproche petit-à-petit  avec des salles de spectacle ou lieux culturels comme "l'Olympic", "La Fabrique" ou même "le voyage à Nantes". Rencontre donc avec Patrick Gyger, directeur du Lieu Unique depuis 2011, un des hauts lieux du monde culturel nantais.  Patrick Gyger, grand connaisseur de l'artiste suisse HR Giger, personnage à la confluence du protopunk, du design, du graphisme ou de l'illustration cinéma. HR Giger dont  un hommage appuyé fut rendu au dernier fest ival des Utopiales 2014, avec un documentaire retraçant sa brillante carrière et une rediffusion du premier "Alien".

 

Comme vous le déclariez aux Utopiales, H.R. Giger, en tant qu'artiste suisse, dérangeait profondément, surtout dans son pays d'origine ; pourquoi selon vous ?

Je pense que c’est en premier lieu lié aux thèmes abordés par HR Giger et sa manière de les interpréter: érotisme ésotérique, occultisme déviant, ironie macabre, abysses citadines, altérités tentatrices, noirceurs éclairantes… Ce ne sont évidemment pas les sujets les plus simples à accepter pour un milieu d’art contemporain, non pas tant pour leur nature sensée être choquante (pour le grand public, peut-être, et encore c’est discutable), que par leur réappropriation de certains sujets de culture « underground », de Lovecraft à Aleister Crowley, par l’intérêt de HR Giger pour des formes peu connues de culture « populaire ». C’est d’ailleurs ce qui le fait être adopté rapidement par un large public en-dehors des milieux d’art plastique (musique, etc.). Les milieux de l’art contemporain, auxquels il est lié un temps (il a beaucoup vendu en galerie et à des musées dans les années 1970), se détourneront donc de lui, surtout lorsqu’il commence à avoir une visibilité importante, entre le succès de ses publications et son Oscar à Hollywood… C’est toute l’ambiguïté de l’oeuvre de cet artiste: il a été accepté par une large frange du public malgré des oeuvres réputées « offensantes » parfois et un certain dedain d’une partie de l’intelligentsia.

 

Quelles sont les pressions et critiques que vous avez subies pendant la période d'exposition de cet auteur pourtant suisse dans votre "Maison d'ailleurs"? Et que retenez-vous du personnage et de l'artiste suisse H.R Giger ?

C’est en 1995, avant mon arrivée à la Maison d’Ailleurs, que s’est tenue une exposition Giger. C’est plutôt l’image de l’exposition qui a été mal reçue, et non l’exposition elle-même. L’affiche, reproduisant l’un des « Baphomet » a été vue par ceux qui ne connaissent pas l’oeuvre. Hors contexte, certaines réactions ont été assez vives apparemment, et une statue devant le musée était régulièrement recouverte d’inscriptions dénonçant l’artiste… Tout ceci n’a pas aidé un musée qui a l’époque cherchait sa place dans la petite ville d’Yverdon-les-Bains. Lorsque j’étais au musée, il y avait une petite salle permanente dédiée à Giger, mais il a ensuite récupéré ses oeuvres à l’ouverture de son propre musée à Gruyères.

Quant à HR Giger lui-même, c’était un homme gentil, introverti et rêveur. Il m’a toujours accueilli avec chaleur chez lui, et il était connu pour sa générosité. Sans doute était-il loin de l’image que peuvent se faire ceux qui l’imaginent à travers son oeuvre. Quant à l’artiste, sa place dans l’histoire de l’art reste encore largement à écrire, mais elle me paraît centrale, entre art visionnaire, réalisme fantastique et proto cyberpunk…

 

D'après vous, faire connaître et exposer de la SF, est-ce facile? Avez-vous rencontré avant tout incompréhensions ou hostilités? Que ce soit pour votre période suisse ou même aux Utopiales à Nantes...

Faire connaître ou exposer la SF est devenu beaucoup plus facile depuis quelques années, maintenant que la culture « geek » a droit de cité à peu près partout (pour des raisons qu’il est un peu long à analyser ici). Pour moi qui ai été nourri à Lovecraft, Howard ou Silverberg, il était inconcevable il y a 20 ans que les séries les plus vues soient Games of Thrones ou The Walking Dead, et que les films de super-héros ou Le Hobbit soient au top du box office. Donc, si on expose Star Wars aujourd’hui, on est en territoire de connaissance et il n’y a pas grand risque; il n’y a pas non plus à mon sens grand intérêt à le faire. Une nouvelle fois, ce serait confondre la SF et l’image de la SF. Le domaine de la « conjecture romanesque rationnelle », comme l’a défini Pierre Versins, fondateur de la Maison d’Ailleurs, pousse à l’exploration permanente, à la remise en question des paradigmes en place, à la redéfinition de ce qui est acceptable, de bon goût, ou de l’accessible au plus grand nombre – ce qu’a pu faire HR Giger. Quand on s’engage dans ces voies-là, on peut se heurter parfois à l’incompréhension, mais c’est le rôle des institutions culturelles que d’amener le public vers des formes artistiques complexes; sinon, autant organiser des expositions dans les centres commerciaux. Au lieu unique, nous tentons d’être au plus proche des questions conjecturales et tentons d’interroger le monde qui nous entoure par l’extrapolation poétique, tout en gardant un pied dans le politique. Cette perspective est parfois considérée comme « difficile » mais nous faisons de sorte de ne jamais être excluants.

 

 

 

 


 

Comme pour Gilles Ciment, en tant que directeur de musée, vous avez dû concilier impératifs administratifs et aspects créatifs, ce fut un rude combat pour imposer vos choix ?

Lorsque je suis devenu directeur de la Maison d’Ailleurs en 1999, le musée était fermé et n’avait plus de direction depuis trois ans. Le chantier était imposant, et il a beaucoup fallu reconstruire: l’adhésion locale, les collections, une crédibilité artistique, les partenariats scientifiques, la présence internationale. Plus que cette dichotomie administration/création, il y a ce travail de fond, souvent invisible, qui dépasse largement le fait de réaliser des expositions. Mais entre les projets avec l’Agence Spatiale Européenne, l’augmentation substantielle des collections (avec de nouveaux lieux de stockage), l’ouverture de l’Espace Jules Verne, des propositions poétiques (comme l’envoi d’un manuscrit de Verne dans l’espace, ou la rétrospective Ken Rinaldo), la rénovation quasi intégrale du musée, et la pose de principaux jalons pour une exposition permanente, le combat a plutôt pris la forme d’une course d’endurance, puisque stabiliser le musée a pris une bonne décennie.

 

D'après la conférence sur la naissance des Utopiales (cf lien Utopiales 2014 : Avoir 16 ans pour un festival : d'Utopia aux Utopiales), être directeur artistique de ce festival ne fut pas un long fleuve tranquille? Que retenez-vous de cette expérience ?

Le projet du festival est né à Poitiers en 1998 et a été « importé » à Nantes en 2000, avec tous les problèmes qui se sont posés en lien à cet enracinement dans un terreau local pas toujours réceptif. Le nombre de partenaires (libraires, Ville, Cité des Congrès,…) était important et tous ne souhaitent pas la même chose, entre un festival de prestige, une manifestation internationale, une convention de fans… Et le fondateur du festival Bruno della Chiesa a décidé de passer la main dès 2001. Il a donc fallu faire un numéro de jonglage assez épuisant entre tout ce petit monde - avec un milieu de la SF française qui voyait un festival grand public avec suspicion, comme si nous les dépossédions de leur spécificité. Je retiens du festival des prises de risques parfois payantes, un jeu d’équilibrisme entre faire venir du public et être exigeant, de belles incompréhensions (faire découvrir un groupe expérimental allemand à Terry Pratchett était assez drôle), des films décalés (j’y ai découvert le magistral Eugène Green), et surtout des auteurs incroyables. Après quelques éditions j’avais vu tous ceux que je souhaitais rencontrer dans le domaine ou presque: Moorcock, Shepard, Spinrad, Jeter, Delany, Silverberg, Léourier, Ligny… et beaucoup d’autres.

 

Gilles Ciment, dans un entretien à BDBest, déclarait qu'être directeur de musée, c'est être à la fois libraire, directeur de cinéma, représentant international, collectionneur, archiviste, gestionnaire...tout ces divers métiers, vous les avez effectivement exercés ? Ou appris sur le tas ?

Il faut être un peu tout ça en effet, mais pour le bien d’une institution. J’ai été collectionneur et j’ai cessé de l’être en devenant directeur de musée, ça me paraissait incompatible. J’ai donc gardé cette « fièvre » pour le lieu que je dirigeais. J’ai également été libraire un temps, au siècle passé… Les questions d’archives, de muséologie, d’exposition, c’est mon parcours universitaire qui m’y a confrontées. Pour le reste, j’avais l’avantage de la jeunesse, donc je m’y suis plongé sans y penser à deux fois.

 

 

 

 


 

L'exemple de Gilles Ciment nous montre qu'en tant qu'ancien directeur le CIBD à Angoulême, vous devez vous entendre ou avoir l'obligation de bien coopérer avec le pouvoir politique local? Ce fut le cas pour vos postes précédents, en Suisse notamment? Ou même actuellement au LU à Nantes ?

C’est évidement essentiel. Mais il me semble c’est plus important encore en France qu’en Suisse. En Suisse, le système politique entretien une forme de consensus qui ne lie pas vraiment les institutions à un parti ou à un maire, par exemple. Les politiques culturelles (quand elles existent) sont modérées. En France, une alternance politique signifie beaucoup plus souvent une alternance à la tête de certaines institutions phares. Quoi qu’il en soit, il s’agit pour moi de coopérer avec le pouvoir politique local, car je pense que les institutions culturelles sont également au service des populations et des artistes locaux. De plus, si nous travaillons avec les politiques et les autres acteurs culturels de la région, l’impact de nos actions s’en trouve évidemment renforcé. Evidemment, il ne s’agit pas de tomber dans la servilité, mais de garder son indépendance de programmation, de ton, etc. Mais je n’ai jamais été inquiété de ce côté-là. Et enfin, au-delà du travail au niveau local, il faut évidemment tisser un vaste réseau international…

 

En tant que directeur d'un lieu culturel, vous avez apporté votre soutien aux intermittents du spectacle afin de sauver leur régime d'indemnisation chômage, voyez-vous un lien entre les combats du SNAC-BD, des dessinateurs BD et ceux des intermittents du spectacle? En gros, sauver la culture française...

Plus que la culture française dans son ensemble (dont le « sauvetage » ou non est un vaste et complexe terrain sur lequel je ne m’aventurerais pas ici), il s’agit ici de reconnaître un statut spécifique à la profession d’artiste et de la préservation du régime de l’intermittence. Ce sont donc des combats parallèles mais essentiels, qui ont pour but de soutenir ceux qui sont les véritables créateurs du domaine culturel. Les éditeurs, les institutions, les théâtres, les musées… ne viennent que loin dans la chaîne qui relie artistes et public. Mais sans les créateurs, rien n’est possible.

 

Vous êtes actuellement directeur du LU à la place Jean Blaise depuis 2011 ; Jean Blaise dont la gestion culturelle, financière du "Voyage à Nantes" fut sujet à polémique lors des dernières élections municipales à Nantes, surtout par les candidats de l'opposition. Subissez-vous le même genre de critiques ou d'attaques dans l'organisation du LU ?

J’en suis préservé jusqu’à présent, il me semble. En 2011, il y a eu un rapport de la Chambre Régionale des Comptes mais il n’a pas relevé de problèmes majeurs et il s’intéresse à la période avant mon arrivée. Le problème principal aujourd’hui c’est la tyrannie du « populaire »; certains jugent la réussite des projets au nombre de personnes qui s’y intéressent. C’est non seulement erroné mais également dangereux. (Je suis intervenu à ce propos ici: http://www.ouest-france.fr/entretien-patrick-gyger-et-la-belle-energie-du-lieu-unique-3056531). Mais cette question ne touche pas spécifiquement le lieu unique, mais l’ensemble des acteurs culturels en France, et au-delà.

 

Interview © Dominique Vergnes 2014-2015 

Liens sur des conférences des Utopiales 2014 à Nantes, pour visualiser Patrick Gyger et comprendre HR GIGER et les Utopiales 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=w2WJfpGotI4 et https://www.youtube.com/watch?v=Ehr2D_OEvhw

 

 



Publié le 26/01/2015.


Source : Bd-best

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