Dans les toutes premières années de sa vie, Joseph Carey Merrick ne diffère en rien des autres petits garçons de son âge. Mais progressivement, une maladie inconnue va infliger à son corps entier de terribles déformations, le rendant hideux et repoussant. Personne extrêmement sensible, douce et assoiffée d’amour, le garçon devenu monstrueux va être mis au ban de la société : à peine toléré par sa famille, le reste du monde va le rejeter violemment. Son seul moyen de subvenir à ses besoins sera de s’exhiber dans les foires comme monstre, ce qui pousse Joseph plus loin encore dans la marginalisation et l’isolement. On le présente comme « l’Homme-Eléphant », du fait de ses difformités…
Les regards et l’image
C’est une étonnante biographie de Joseph Carey Merrick que Sandawe et sa tribu d’édinautes viennent d’ajouter à leur catalogue. Nous écrivions, au sujet de Corpus Christi, qu’à chaque nouvelle sortie, la petite maison d’édition marquait des points, force est de reconnaître que cette fois c’est un véritable bijou que nous dévoile Patrick Pinchart. Denis Van P a, il y a plus de 20 ans, remporté le prix du meilleur espoir et une 12ème place au regretté festival BD de Charleroi. En 1998, il obtient un master en sciences commerciales et financières mais se remet inconsciemment à écrire puis à dessiner. Et s’il travaille comme cadre au sein d’une grande institution financière française, l’auteur réussit un véritable coup de maître avec ce premier album, épaulé au scénario par Serge Perrotin. Il fallait oser se lancer sur un tel sujet, et il fallait oser l’aborder graphiquement sur un mode semi-réaliste… A l’arrivée, une incontestable réussite. Il y a du Will dans le dessin de Denis Van P, mais plutôt que de s’orienter vers la féerie, c’est vers la noirceur de Londres, d’une époque et des sentiments que l’auteur se dirige. On connaît le destin d’Elephant Man, on connaît son histoire essentiellement grâce au film de David Lynch. Si on ne peut parler de phénomène déclenché par cette destinée tragique, on se souviendra d’une pièce de théâtre interprétée par David Bowie et des tractations d’un certain…Michael Jackson en vue du rachat du squelette de Joseph Carey Merrick.
Ce destin titille nos consciences. Qui se cache derrière l’apparence du monstre ? Qui sont ces gens « normaux » capables d’une telle cruauté ? Denis van P joue sur ces questionnements, entourant parfois son « monstre » innocent d’une foule de visages grimaçants et aussi laids que le sien, mais… « normaux », et on pense parfois à certains masques peints par James Ensor en découvrant ces cases. Qu’est-ce que l’image accolée à quelqu’un. Qu’est-ce que l’apparence et qu’y-a-t’il derrière ? Et puis il y a les regards, tantôt cruels, au mieux dédaigneux, ou innocents et interrogatifs comme ceux de Joseph enfant. Des regards, des silences qui en disent beaucoup. Denis van P fait de son dessin le langage premier de cet album. Les textes sont courts mais certaines cases et leur succession sont d’une puissance évocatrice extraordinaire. On croit connaître Joseph Carey Merrick et son histoire, mais on les redécouvre ici, en y accordant peut-être plus de temps et d’attention que sur grand écran. Encore une fois on est ému, et secoué, et on peut s’interroger sur soi, sur les autres, sur les regards et sur l’image. Denis van P était inconnu, son premier album recèle une émouvante richesse et s’inscrit, pour le moins, parmi les indispensables de l’année. On l’aurait aisément imaginé parmi une collection prestigieuse, c’est un éditeur modeste mais passionné qui nous le révèle, et c’est très bien ainsi !
Pierre Burssens
©BD-Best v3.5 / 2024 |