Malheur aux vaincus et bonheur aux lecteurs ! Alors qu’on le présente de moins en moins, le duo fatal composé par Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat (à l’origine, s’il ne faut en citer qu’un, du Roy des Ribauds) met la Sicile, carrefour des cultures et des caïds, à feu et à sang en compagnie de ce diable de Robert Tancrède. Un héros qui ne fait pas dans le détail et dont la vengeance se dessine peu à peu au bout de sa lame. Rencontre avec ces deux as du récit épique et historique.
© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud
Bonjour à tous les deux, c’est la première fois qu’on vous reçoit chez Branchés Culture. Un petit retour en arrière s’impose, donc, comment s’est formé votre duo éclatant ?
Vincent Brugeas : On a commencé ensemble au lycée. En voyant que l’un adorait dessiner et que l’autre adorait écrire, on a vite compris qu’on pouvait faire de la bande dessinée ensemble, dès 2003.
Avec Ira Dei, vous nous revenez, pour changer, avec un récit de guerre. Vous aimez varier les décors tout en tournant autour de ce genre qui permet de mobiliser plein d’éléments, non ?
Vincent : La guerre met, en tout cas, tout de suite dans une situation qui permet pas mal d’histoires. Il s’agit moins de la guerre que du conflit, vecteur de péripéties entre des groupes antagonistes ayant un objectif commun ou pas.
Ronan Toulhoat : C’est un univers qui amène des récits fort dynamiques. La guerre entraîne des récits, des personnages dans des situations qu’on ne voit nulle part ailleurs avec une faculté à faire évoluer les personnages. Puis, les conflits charrient également différents types de narration.
Après, beaucoup d’autres genres m’attirent, le drame, le polar, les récits de piraterie, le western… Des types de récits qui m’ont bercé.
Justement, le dynamisme, c’est votre dada ?
Ronan : Oui, c’est ma définition du dessin, une recherche de puissance, de l’image qui claque, parvenir à en extraire le charisme. Cela passe par plusieurs jeux de contraste, le choix des couleurs. Mais, il m’est arrivé d’en jouer parfois avec exagération. Je me suis calmé un petit peu. Mon but, c’est que le lecteur ne s’ennuie jamais tout en évitant d’en faire trop pour ne pas lessiver le lecteur à la fin de l’album. Il faut parfois arriver à calmer le tempo. Mais mon dessin est, de base, nerveux, alors, forcément, ça s’en ressent globalement.
© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud
Dans Ira Dei, c’est une foule de personnages qu’on retrouve au four et au moulin. Avec l’obligation de ne pas perdre le lecteur ?
Vincent : Personnellement, je n’ai pas de problème à connaître et reconnaître mes personnages. À partir du moment où la période a été fouillée, quand je sais où je vais, je connais intimement mes personnages. J’en fais une présentation dense pour me débarrasser de tout doute.
Ronan : Pour moi, la gageure était de créer des personnages sans retomber sur des tics d’auteur. Je contourne donc cette difficulté en m’inspirant d’un rôle d’un acteur dans une série ou un film. Ainsi Robert, au début, il ressemblait à Jared Leto, beau mais avec quelque chose de flippant dans le regard. Après, cela va sans dire que mon personnage se dégage de ces inspirations. Je ne veux pas qu’il soit le portrait d’un acteur, cela entraînerait un risque de rigidité et n’en ferait pas un vrai personnage de BD.
© Brugeas/Toulhoat
Puis, c’en est ainsi sur toute la palette de personnages. Le prêtre Étienne, il lorgne du côté d’Evan Peters, l’acteur d’American Horror Story qui joue Quicksilver dans les derniers X-Men. Pour Harald le Viking, j’ai évidemment été voir du côté des acteurs de la série Vikings.
Vincent : C’est vrai qu’il faut garder le lecteur à l’esprit, mettre tout en oeuvre pour qu’il ne perde pas de vue les personnages. Et pour ça, notre éditeur a veillé au grain, nous obligeant à faire attention, à prendre du recul.
Il y a aussi deux femmes, et non des moindres.
Ronan : On dit que les auteurs ont tendance à créer des personnages qui leur ressemblent. Alors des personnages du sexe opposé quand on est un homme. Il importait, une nouvelle fois, que ces héroïnes soient réalistes, humaines avant d’être des personnages, avec des parts d’ombre et des forces. Elles sont un peu le pendant de Robert et Étienne. Dans un contexte majoritairement masculin, elles devaient apporter autre chose, tout en s’évadant des archétypes et en les faisant évoluer. Marie, la soeur timide et secrète d’Étienne va s’émanciper. Côté viking, il y a cette espionne, manipulatrice qui révélera aussi ses faiblesses. C’est de l’ordre du jeu d’acteur.
© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud
Un personnage au-dessus de la mêlée : le Normand Tancrède. C’était ce personnage et pas un autre qui allait mener l’histoire ?
Vincent : Mieux que ça, il est à l’origine de la série avant de convier d’autres personnages qui allaient lui donner du répondant. Après avoir trouvé la date sur laquelle on allait se poser, j’ai brodé, fait appel à la mythologie et fait jouer la petite et la grande histoire. Tancrède n’existe pas en tant que tel, il est fictif, mais il possède un lourd passé en tant que Robert.
Recherche de couverture © Brugeas/Toulhoat
Et dans la dynamique, je lui ai adjoint Étienne, le prêtre qui l’accompagne, qui, pour le coup, est totalement inventé.
Le décor, lui, est de choix. La Sicile…
Vincent : … comme une évidence, bordée par la Méditerranée et au carrefour des peuples comme point d’échanges mais aussi d’affrontements et de partages de cultures. L’île s’est imposée d’elle-même, entre terre et mer et de quoi offrir à Ronan l’occasion de s’amuser. C’est un fameux terrain de jeu comme l’Histoire sait en offrir. Il faut juste bien les chercher et on tombe parfois sur des mines d’or.
© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud
Et sous ce soleil de feu, il n’y aura pas que des amabilités qui seront échangées.
Vincent : C’est plus une question de dynamisme et de tension que de violence, en fait. Il nous importe de maintenir le lecteur sur le pied de guerre, sur la corde sensible. J’ai envie qu’on soit dans un duel de western, comme quand les héros se fixent yeux dans les yeux. Maintenir cette impression tout au long du récit est mon leitmotiv.
En ajoutant une difficulté supplémentaire : le jeu des flash-back.
Vincent : Il faut à la fois qu’ils tombent aux bons moments et qu’ils lâchent une info importante et nous éclairent sur le passé non-connu des héros. Il faut les choisir avec attention, c’est vrai, mais c’est comme une recette de cuisine. Un peu d’instinct, d’intuition pour savoir quand il faut sortir le gâteau du four.
Le feu a lui aussi son rôle à jouer, il est omniprésent !
© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud
Ronan : Oui, au-delà de la dominance chaleureuse, on voulait faire ressentir le fait que tous les personnages ont une part de diable en eux. Puis, c’est la couleur de la fureur.
Et il y a quelques scènes de choix pour l’exprimer. Vous entretenez la flamme pour des héros bien badass comme il faut. Mais l’apparence ne suffit pas, il faut travailler la psychologie, non ?
Vincent : Exact. Je pars toujours du principe que le voyage n’a pas d’importance pourvu qu’on aime les personnages et qu’ils soient charismatiques. J’y apporte un soin très particulier, ils doivent être les moteurs, que ce soit conscient ou inconscient, de l’histoire plutôt que de la subir ou d’en être écrasés.
Ex-libris pour BDFugue © Brugeas/Toulhoat chez Dargaud
Puis, il faut aussi faire attention à ce que le texte ne répète pas ce qui est dit par le dessin. C’est pour ça que nous travaillons, Ronan et moi, le storyboard en un bloc, durant un mois entier. On travaille l’histoire, la manière de la mettre en scène, on fait évoluer les dialogues quand le dessin fait l’impasse sur un élément. Au fil des expériences, on est convaincu que c’est la bonne méthode. Puis, plus loin, ça continue à évoluer, parfois un mot est changé de justesse pour être plus juste.
L’avantage de la proximité géographique pour les échanges.
Vincent : Avant, oui, plus maintenant, j’ai déménagé. Donc, on se skype, on est toujours connecté puis à force de s’être fréquenté, on se connaît.
L’une des scènes marquantes de ce premier album, c’est ce bombardement avec des oiseaux incendiés. Too much, non ?
© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud
Vincent : Notre éditeur, Yves Schlirf, l’a pensé fort aussi en nous demandant de revoir cette scène. Je lui ai alors dit que c’était la seule chose que j’avais trouvée écrite noir sur blanc. Interloqué, il nous a dit de foncer, alors ! En fait, cet épisode se trouve dans l’épopée d’Harald le Viking qui apparaît d’ailleurs dans cet album. Bon, c’est un récit plus mythologique que réaliste mais ça me suffisait.
© Brugeas/Toulhoat
Ronan : Je n’avais aucune base, aucune référence pour créer cette séquence, alors, je me suis basé sur la logique et m’imprégner de la peur pour la mettre en scène et la rendre la plus impressionnante possible. Donner l’impression que tout le ciel s’enflammait.
Dans une vidéo publiée par votre éditeur, on vous voit avec un gant.
Ronan : Exact, il vient de la pratique et de la technique des auteurs travaillant numériquement et sur tablette. Ce gant évite de rayer l’écran. Moi, je l’ai adopté pour éviter de suer, de faire des taches et de salir les planches sur lesquelles je travaille.
Mais entre la couleur et le noir et blanc, comment préférez-vous vos planches ?
Ronan : Je suis un grand fan de noir et blanc, ce qui correspond à ma première réflexion. Mais comme je fais moi-même mes couleurs, je sais à quel point celles-ci vont venir appuyer l’encrage, le compléter, le terminer. En tant que dessinateur, je trouve que le noir et blanc explore une autre facette. Ce sont deux plaisirs, vraiment.
Extrait du tome 2 © Brugeas/Toulhoat
Dans les remerciements, c’est Emmanuel Herzet que vous citez, Vincent.
Vincent : Je l’ai connu sur un autre projet, une série en cours de réalisation. On se skype une fois par semaine avec, pour but, de s’améliorer mutuellement. Emmanuel, c’est un coup de foudre professionnel comme rarement cela arrive. Il y en a eu un avec Ronan et celui avec Emmanuel. C’est lui qui, le premier, a lu le scénario d’Ira Dei, son retour est toujours intéressant.
Récemment, Vincent, avec Thomas Legrain, vous signiez le premier tome de The Regiment qui revenait sur l’histoire du SAS. Finalement, d’où vous viennent cette passion et cette envie de visiter l’Histoire à différentes époques, dans des contextes variés ?
Vincent : En lisant énormément de livres d’Histoire, depuis tout petit, je me suis rendu compte à quel point elle était génératrice d’histoires, parfois folles. C’est là que j’ai appris que la réalité dépasse toujours la fiction parce qu’elle s’en fiche d’être crédible… là où le scénariste, le conteur essaie toujours de l’être.
Extrait du tome 2© Brugeas/Toulhoat
Ronan : Vincent y est venu plus tôt que moi. Je m’y suis vraiment intéressé et m’en suis passionné sur le tard… quand j’ai rencontré Vincent.
Quels sont vos projets ?
Continuer un peu sur Ira Dei. Puis, on donnera certainement un nouveau cycle au Roy des Ribauds.
Merci à tous les deux. Entre-temps, on a appris que vous seriez aussi à la tête d’une aventure de Conan le… Cimmérien, en mai chez Glénat.
Propos receuillis par Alexis Seny
Série : Ira Dei
Tome : 1 – L’or des caïds
Scénario : Vincent Brugeas
Dessin et couleurs : Ronan Toulhoat (Instagram)
Genre : Guerre, Médiéval, Aventure
Éditeur : Dargaud
Nbre de pages : 64
Prix : 13,99€
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