Avec Sente et Verron, ne l’appelez pas Spirou mais Ptirou : « Quitte à triturer l’univers du Journal Spirou, autant y aller à fond et donner un vrai second degré de lecture aux fans. »
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Avec Sente et Verron, ne l’appelez pas Spirou mais Ptirou : « Quitte à triturer l’univers du Journal Spirou, autant y aller à fond et donner un vrai second degré de lecture aux fans. »

Certains détails passent inaperçus pendant des années avant de resurgir comme des évidences. Si l’on connaît bien Spirou et que sa popularité ne faiblit pas, on était loin de s’imaginer qu’il avait un « aïeul » qui ne fit malheureusement pas long feu sur les ponts d’un paquebot en route et à flot vers le nouveau continent. Il s’appelait Ptirou, ou peut-être pas d’ailleurs, mais Yves Sente et Laurent Verron y ont vu un héros parfait pour un one-shot étonnant où la véracité des faits laisse place à l’imagination et à la fiction, à la grande aventure en habit de groom. Interview avec les deux auteurs. Embarquement immédiat.

Bonjour à tous les deux. Avec Il s’appelait Ptirou, vous proposez ce qui est sans doute, jusqu’ici, l’album le plus inattendu de cette série/collection «Vu par ». D’ailleurs, en fait-il partie ? Sur la couverture, rien n’en témoigne ?

Yves Sente : Non. Il ne fait bien sûr pas partie des « Spirou de… » pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit pas d’un récit mettant en scène le personnage de Spirou mais bien le récit du personnage de Ptirou… qui a inspiré Spirou.

 

 

 

 

© Laurent Verron

 

 

Par ailleurs, quel est votre regard sur cette collection ? Qu’y avez-vous aimé ? Et l’évolution de Spirou et son univers, plus généralement, qu’en pensez-vous ?

Laurent Verron : Le principe est sympathique et l’interprétation de chaque auteur du personnage de Spirou est intéressante. C’est marrant, on est dans une période qui ressemble un peu au tout début des années 1980 où Dupuis voulait faire dessiner Spirou par plusieurs équipes. Ce qui était très décrié à l’époque…

Yves Sente : Personnellement, quand j’ai été en âge de découvrir les nouveautés de Spirou, c’était Fournier qui était aux commandes. Aaahh… « Du Glucose pour Noémie » ! Bien sûr, par la suite, j’ai découvert les merveilleux albums de Franquin, puis de Tome et Janry et leurs successeurs. J’ai plus récemment découvert avec le même bonheur les « Spirou vu par » de Bravo, Yann et Schwartz, Le Gall…  Pas mal de pépites dans tout cela.

 

 

 

 

© Sente/Verron chez Dupuis

 

La période Rob-Vel de Spirou, que représente-t-elle pour vous ?

Laurent Verron : La préhistoire de Spirou. Je n’ai même pas tout lu Rob-Vel. C’est vrai que c’est très éloigné de la BD d’après guerre et encore plus de celle d’aujourd’hui.

Yves Sente : Une période « très historique », plus proche de « Bécassine » que de la BD d’après guerre des journaux Tintin, Spirou, Pilote… C’est très intéressant sur le plan historique mais c’était quand même déjà fort éloigné des canons de lecture de ma jeunesse.

 

 

 

 

© Rob-Vel © Dupuis

 

Quel est votre rapport à ce héros au calot ? Quel est votre « âge d’or » le concernant ? Pourquoi ?

Yves Sente : Gamin, j’ai découvert la BD avec Tintin au Congo à l’âge de 6 ans. Je ne savais pas encore lire. Ce fut un choc. Après, toute BD qui me passait dans les mains était littéralement dévorée, qu’elle vienne de n’importe quel journal ou de n’importe quelle «école». Spirou fut évidemment un des premiers personnages qui a suivi Tintin dans mes assuétudes.

Laurent Verron : Spirou, pour moi, ça a été d’abord un journal que je lisais avec avidité. J’y ai découvert Gaston et Le Trombone Illustré, ce qui m’a amené à Franquin. C’est alors que je me suis mis à lire ses Spirou, assez tard finalement. Ses albums restent mon « âge d’or » de Spirou.

 

 

 

 

© Laurent Verron

 

On a tous en tête cette célèbre planche de la naissance magique de Spirou de la main de Rob Vel, mais j’ignorais totalement ce qui avait pu inspirer à l’auteur ce personnage devenu emblématique. Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de ce groom de paquebot ?

Yves Sente : Un témoignage de Rob-Vel lui-même issu du livre « La Véritable histoire de Spirou » de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault. Quelques lignes qui m’ont fait l’effet d’un choc et dans lesquels Rob-Vel raconte que c’est un mousse de sonnerie (origine véritable de cet uniforme rouge à bouton doré), qui avait mortellement chuté dans une cale lors d’une traversée sur un paquebot où il était steward, qui lui a inspiré l’apparence de Spirou lorsque, des années plus tard, Paul Dupuis est venu a Paris lui proposer de créer le personnage. Le drame semblait avoir beaucoup affecté Rob-Vel. Pour moi, c’était clair : je devais à tout prix raconter l’histoire de ce mousse anonyme.

 

 

 

 

© Sente/Verron

 

J’imagine, Laurent, que dans votre volonté de ne plus faire de reprise, vous n’étiez pas spécialement partant ! Qu’est-ce qui a changé la donne ? Qui vous a séduit dans cette histoire ?

Laurent Verron : C’est vrai que, lorsqu’Yves m’a téléphoné pour me proposer de faire un Spirou, je n’étais pas « chaud ». Mais dès qu’il m’a raconté qu’il s’agissait du véritable groom qui avait inspiré Rob-Vel, j’ai été enthousiasmé. Nous n’étions pas sur le personnage de bande dessinée mais sur un personnage réel dont on ne sait rien. Là, nous étions dans de la création pure et c’est ça qui m’a plu.

 

 

 

 

© Laurent Verron

 

C’est aussi votre premier album chez Dupuis, peut-être encore plus étonnamment pour Laurent. Que représente pour vous cet éditeur ?  Et pour vous Yves qui avez été éditeur ? Vous sentez une évolution éditoriale chez Dupuis ? L’audace et la revalorisation de son patrimoine (Tous les « vu par », les reprises…) sont-elles compatibles ?

Laurent Verron : En effet, cela me fait tout drôle d’être publié chez Dupuis, moi qui étais beaucoup plus « Spirou » que « Tintin ». Je suis chez l’éditeur de mes lectures de jeunesse !  La valorisation de leur patrimoine éditorial est la bienvenue, les dossiers de ces intégrales sont très bien faits et on y apprend plein de choses.

Yves Sente : Les reprises ont toujours existé dans la BD. Tout le monde semble l’avoir oublié mais Franquin était lui-même un « repreneur », tout comme Jijé. Cela n’enlève rien à la qualité de leur travail. Nous essayons de poursuivre honorablement (et pour le plaisir des lecteurs en plus du nôtre) cette tradition, tout comme l’éditeur.

 

 

 

 

© Sente/Verron

 

Mais entrons dans le vif du sujet avec cette histoire sur deux niveaux, entre cette veillée de Noël 1959 et cette croisière transatlantique de 1929. Pourquoi ce Noël 1959 ?

Yves Sente : 1959, parce que c’est l’année de la première apparition de Boule et Bill dans le Journal Spirou (le 24 décembre). C’était un clin d’œil de Laurent qui ne me gênait aucunement puisque je voulais installer « notre Oncle Paul » vers la fin des années 50.

 

 

 

 

© Sente/Verron chez Dupuis

 

Avec une utilisation des couleurs à contre-courant de ce qu’on voit habituellement dans les flashbacks. Tant qu’à parler de couleurs, Laurent, sur vos crayonnés, vous utilisez du noir, du rouge, du bleu. Pourquoi cette diversification ? Que vous permet-elle ?

Laurent Verron : Cela me permet de ne pas saturer mes dessins : je mets en place les personnages et les phylactères dans les décors avec le bleu ou le rouge puis je précise les attitudes avec une autre couleur et les expressions et certains détails avec une troisième . (Souvent, je termine avec le noir.) Lorsque plusieurs éléments se superposent, c’est plus clair pour moi.

 

 

 

 

© Sente/Verron


 

Elles sont présentes au début du processus mais aussi au final. Vous signez les couleurs de cet album, ça faisait longtemps que ça ne vous était plus arrivé ! Le plaisir est intact ?

Laurent Verron : Oui, c’est un plaisir de mettre en couleur ses planches. Et puis, j’y suis allé un peu à l’improviste et il aurait été difficile d’expliquer à une ou un coloriste ce que je voulais.

Le personnage qui nous ouvre la voie à cette histoire aux bases réelles mais au déroulement fictionnel n’est donc nul autre que l’Oncle Paul ! Que vous évoque-t-il, ce personnage ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de le faire revenir ? N’a-t-il pas ouvert la voie d’une certaine BD du réel? Y’a-t-il d’autres personnages dont vous vous êtes inspirés dans cet album ?

Yves Sente : Il y a beaucoup de gens qui s’appellent Paul et le « nôtre » porte une barbichette. De plus, il a une petite nièce en plus de deux neveux. Ce n’est donc pas celui du Journal… mais il est évidemment là pour y faire penser ! (Rire) Mais, puisque j’avais décidé de triturer l’univers du Journal Spirou, autant y aller à fond. Les fans de Spirou ont droit, dans cet album, à un vrai second degré de lecture.

En tout cas, certains personnages ne dépailleraient pas dans des vieux films noirs ! Comment les avez-vous campés, tous ces personnages ? À quoi doit-on penser dans leur création ?

Laurent Verron : Dans le scénario d’Yves, chaque personnage est décrit avec précision et moult détails sur sa personnalité. Cela me convient car je peux ainsi m’appuyer sur de bonnes bases pour créer graphiquement les protagonistes de notre récit. Je tiens à ce que chacun soit bien différent tant au niveau de la silhouette, de la physionomie, du visage, bien sûr, mais aussi dans sa façon de bouger. C’est très important que le lecteur ne les confonde pas lorsqu’il croise l’un ou l’autre personnage.

 

 

 

 

© Sente/Verron chez Dupuis

 

L’oncle Paul, un personnage-clé pour nous emmener vers d’autres époques, nous voilà donc en 1929. Dès les premières cases, on s’y croit, dans l’ambiance, les costumes, les bâtiments et, plus tard, les voitures, l’avion et le bateau. Quel travail de reconstitution, Laurent, non ? Comment vous y êtes-vous pris ? Beaucoup de documentation ?

Laurent Verron : Yves m’a fourni beaucoup de documentations. De même que mon ami et scénariste Yann m’a prêté un formidable bouquin sur les paquebots d’avant-guerre et j’ai aussi trouvé des photos sur internet. Mais il y a eu des moments où j’ai dû inventer, surtout en ce qui concerne certaines parties du navire et de l’hydravion car je ne trouvais rien qui puisse m’aider ! Mais nous ne faisons pas un récit documentaire ou purement historique. L’essentiel est que le lecteur ait l’impression que tout est cohérent et crédible et qu’il s’imagine parcourir les coursives ou les salles des machines du navire.

 

 

 

 

© Sente/Verron

 

Puisque la majorité de cette histoire se passe sur un genre de Titanic (le mot est lâché, il y a de ça chez vous, non ?), comment vous êtes-vous approprié la vie à son bord ?

Laurent Verron : Yves et moi trouvions intéressant de montrer la vie quotidienne à bord par des cases muettes. Ce sont les photos d’époque récoltées plutôt que le film « Titanic » qui m’ont servi de références pour cela.

Yves Sente : Pour être sincère, le film qui a traversé mon esprit n’était pas « Titanic » mais bien « La Légende du Pianiste sur l’Océan » dans lequel la vie des cales est beaucoup plus présente… et qui ne se termine pas en film catastrophe (ce qui n’était pas notre propos).

Ça a dû vous dépayser de Boule et Bill ? C’était le bon moment pour passer à autre chose ? Vous a-t-il fallu un temps pour sortir des réflexes Bouleetbillesques ?

Laurent Verron : Yves est tombé pile au bon moment avec ce projet de Ptirou. Je commençais à me lasser de Boule & Bill et j’avais cette envie de faire des choses plus personnelles. Perdre les réflexes Boule&Bill était- est- toujours un de mes objectifs pour essayer de progresser et actualiser mon dessin.

Entre le vertige du cirque (dans lequel un drame va changer la vie de Ptirou) et le mal de mer à bord, je me suis vraiment senti en immersion. Y’a-t-il eu un travail graphique particulier pour veiller à ça ou vous êtes-vous approprié les flots et leurs mouvements de manière assez naturelle ?

Laurent Verron : Je travaille avec la même motivation et le même enthousiasme sur toutes les scènes. L’immersion est naturelle au fur et à mesure de l’avancement des séquences. Mais c’est vrai que la mer est difficile à dessiner. J’ai dû trouver des solutions pour résoudre certains problèmes graphiques et faire ma « petite cuisine ».

 

 

 

 

© Sente/Verron

 

L’histoire vraie de Ptirou, qu’en sait-on ? Pas grand-chose ? Ce qui vous permettait du coup d’agir en totale liberté ? Plus que dans un Thorgal ou un Blake et Mortimer qui sont pourtant des séries totalement de fiction ? C’est paradoxal, non ?

Yves Sente : Liberté totale ! C’était notre envie et la condition (immédiatement acceptée) posée auprès de Dupuis. Tout est inventé sur base de cette anecdote qui m’a inspiré mais dont on ne sait quasiment rien. Comment s’appelait ce gamin ? Mystère. Était-il roux ? Boule de gomme. Nous nous sommes donc absolument tout approprié.

Laurent, certaines de vos envies ont-elles été intégrées au scénario ?

Laurent Verron : Je me suis permis certaines modifications dans le découpage et la mise en scène d’Yves. J’ai même rajouté une séquence dans l’histoire. Toujours en commun accord avec Yves. Ce fut une très agréable collaboration.

 

 

 

 

© Sente/Verron

 

 

 

 

© Sente/Verron

 

On l’a vu, Rob-Vel a été fortement influencé pour créer Spirou par cette rencontre sur un navire. Et vous, ça vous est déjà arrivé de rencontrer des gens que vous avez mis (ou auriez bien mis) en BD ?

Yves Sente : Non. Pas personnellement.

Laurent Verron : En ce qui concerne les personnages secondaires et les « figurants », il m’arrive d’intégrer des gens que j’ai « croqués » dans la rue ou ailleurs. Ces croquis pris sur le vif sont nécessaires pour renouveler l’inspiration et pour créer de nouvelles physionomies.

Notons que les faits avérés sont très dramatiques : le groom dont Rob-Vel s’inspirera meurt sur ce bateau. Jusqu’au bout, vous brouillez les pistes. Ptirou connaîtra-t-il le même sort, le doute est permis ! Comment avez-vous choisi la fin de cet album ?

Yves Sente : Secret de fabrication. Joker !

Toujours est-il que, dans un cas comme dans l’autre, il n’y aura pas de suite… du moins pas avec Ptirou mais peut-être bien avec… Juliette (cette jeune fille accablée par une maladie qui va se prendre d’affection pour votre groom), c’est ça que vous entendez avec « la suite une autre fois »?

Yves Sente : À la place de la petite  Marie, je voudrais aussi connaître la suite. Attendons Pâques 1960. Nous verrons bien…

 

 

 

 

© Laurent Verron

 

Oui, mais qui est cette Juliette, au final, un personnage ayant existé avec un destin fabuleux ?

Yves Sente : Patience, patience…

Vous ne changeriez rien à votre duo pour cette suite ?

Laurent Verron : Surtout pas !

Yves Sente : Vous savez, si on change ne fût-ce qu’une personne d’un duo, il ne reste rien du duo… J

D’autres projets ? En tout cas, Yves, vous n’en avez pas fini avec Dupuis puisque sort, d’ici quelques jours, Cinq branches de coton noir. Qu’est-ce que ça racontera ? Vous collaborez avec Steve Cuzor, une belle rencontre, là aussi ?

Yves Sente : Une belle rencontre également, nous en parlerons.

Avec plaisir et à très vite pour découvrir le destin de Juliette, alors !

 

Propos recueillis par Alexis Seny

 

Titre : Il s’appelait Ptirou

Récit complet

Scénario : Yves Sente

Dessin et couleurs : Laurent Verron

Genre : Drame, Aventure, Histoire

Éditeur : Dupuis

Nbre de pages : 80

Prix : 16,50€



Publié le 24/01/2018.


Source : Bd-best

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