Comment choisir 10 albums sur une année de lecture de plus de 300 titres ? Forcément, le résultat est subjectif, mais il est là. Choisir, c’est renoncer. Voici donc, sans classement, la sélection des dix albums retenus pour vous et qu’il est encore temps de déposer au pied du sapin.
La première claque de 2020.
Aldobrando
Une route semée d’embûches, tel est le concept de la geste d’Aldobrando.
Un enfant est confié à un vieux sorcier. Son père le lui abandonne et file vers son destin pour la mort. Le précepteur l’éduque et on le retrouve jeune homme, disciple de son maître. Un jour, à la suite d’une préparation de potion tournant mal, le maître est blessé à l’œil. Pour le guérir, Aldobrando doit lui rapporter de l’herbe du loup. Traversant les forêts, le jeune novice arrivera en ville où un drame vient de se jouer. Le valet du roi a grièvement blessé le fils du roi avant de prendre la fuite, laissant pour mort le petit prince. A la suite d’un quiproquo, Aldobrando est accusé d’avoir pris part au méfait. Mis aux fers, il y rencontre un géant assassin qui va l’entraîner dans son évasion. Aldobrando réussira-t-il à prouver son innocence et à rapporter à son maître cette mystérieuse herbe du loup ?
On n’attendait pas Gipi dans une aventure romanesque. L’auteur de Notes pour une histoire de guerre et de La terre des fils signe une œuvre magistrale, formidablement bien construite, une histoire d’amour à grand spectacle où les mots donnent plus de force que les actes. Les personnages sont bien campés, avec une personnalité qui leur est propre : un adolescent sur le chemin de la vie, un monstre qui cache un cœur gros comme ça, une amoureuse improbable prête à braver tous les dangers, un soi-disant seigneur, Messire de pacotille qui se ridiculise pour un monde qui ne veut pas de lui, un roi adipeux et sot qui n’est qu’un porc à balancer, un Sire conspirateur qui ne se doute pas qu’il pourrait tomber dans son propre piège, un vieux sorcier qui, victime avérée, est en fait un philosophe et un père adoptif montrant tout simplement à son « fils » la voie à suivre,…
Le scénariste alterne les scènes sans aucun temps mort. De l’action, des dialogues choisis, le lecteur assiste à un drame théâtral à ciel ouvert dans de multiples décors.
Dans un style à la Griffo, Luigi Critone entraîne le lecteur des chemins enneigés à la chambre sobre d’une princesse triste, des geôles humides dans des bas-fonds miteux jusqu’à une clairière idyllique, pour finir dans une arène, fosse dans laquelle le destin de chacun va se jouer.
En parallèle à la version classique, les éditions Casterman publient une luxueuse version en tons de gris. Mais il serait regrettable de se priver des couleurs exceptionnelles de Francesco Daniele et Claudia Palescandolo qui sont tout simplement magnifiques. Elles illuminent de manière aquarellée cette histoire flamboyante, démontrant que les coloristes sont bien des auteurs à part entière prenant part intégrante aux œuvres auxquelles ils participent.
Une route semée d’embûches, tel est le concept de la geste d’Aldobrando. Un album indispensable, telle est la définition d’Aldobrando.
One shot : Aldobrando
Genre : Conte moyenâgeux.
Dessins : Luigi Critone
Scénario : Gipi
Couleurs : Francesco Daniele & Claudia Palescandolo
Traduction de l’italien : Hélène Dauniol-Remaud
Éditeur : Casterman
Nombre de pages : 204
Prix : 23 €
ISBN : 9782203166677
La conclusion d’une série que l’on n’oubliera jamais.
Irena 5 - La vie, après
1983. Après avoir planté un arbre sur la colline de Jérusalem, Irena se rend à Haïfa en voiture. Sur la route, les souvenirs remontent à sa mémoire. Des enfants dont les regards la hantent à la culpabilité de ne pas en avoir fait assez, Irena revient sur des moments de guerre et sur des instants d’après dans une Pologne complexe et dure.
« La vie, après ». Ce titre, coupé par une virgule comme un caillou sur lequel on trébuche sans pour autant tomber, montre combien il a été difficile de se reconstruire après la Seconde Guerre Mondiale. On apprendra que, pour Irena comme pour tant d’autres, ce ne sont pas des jours roses qui ont succédé aux jours noirs, même si le ciel s’était éclairci.
On a tout dit dans ces colonnes sur cette série et ses auteurs. Cet ultime épisode réunit toutes les qualités des précédents : aventure, émotion, tragédie et espoir. Avec la scène des enfants qui racontent leurs cicatrices en dessins, les auteurs poussent le concept consistant à raconter une histoire dramatique avec un graphisme enfantin, dans le sens noble du terme, comme une mise en abime. Quand Irena raconte le destin de Janusz Korczak et de sa « République des enfants », personne ne pourra retenir une larme lors de l’envol du train de Treblinka vers cette étoile qui brille et se reflète dans la mer.
La série se termine sur la rencontre entre Irena et Marek Halter, qui préface ce cinquième volume. Le cinéaste et romancier polonais recueillait des témoignages pour un documentaire de 2h 30 sorti en 1994 intitulé Les Justes.
Nominée pour le prix Nobel de la paix en 2007, Irena ne l’obtient pas, au profit d’Al Gore, alertant sur l’évolution du climat. Elle mourra l’année suivante. Ce prix, elle le mérite tant qu’il n’est même pas concevable qu’on puisse se demander si seulement elle en aurait été légitime. Alors, si le jury du Nobel est passé à côté, le jury des lecteurs de cette extraordinaire série le lui attribue à l’unanimité.
Parce que c’est une œuvre de mémoire, parce qu’on ne ressort pas indemne de sa lecture, et de par son sujet, son type de narration et son graphisme, Irena, cinq volumes scénarisés par Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël, dessinés par David Evrard et colorisés par Walter, est et restera la plus grande série des années 2010-2020.
Série : Irena
Tome : 5 - La vie après
Genre : Drame historique
Scénario : Morvan & Tréfouël
Dessins : Evrard
Couleurs : Walter
Éditeur : Glénat
Nombre de pages : 72
Prix : 14,95 €
ISBN : 9782344033036
Un siècle après, comme un écho.
Ils ont tué Léo Frank
1915. Enlevé en pleine nuit de la cellule de prison dans laquelle il est détenu, Léo Frank, soupçonné d’avoir violé et assassiné la jeune Mary Phagan, 14 ans, est emmené en pleine forêt pour y être pendu. Ce sont des hommes, des notables, des gens « bien comme il faut », qui ont organisé ce rapt et qui s’érigent en tribunal populaire.
1982. Alonzo Mann, témoin des événements, reçoit deux journalistes, Jerry Thompson et Robert Sherborne. En 1913, il était garçon de bureau dans une fabrique de crayons, la National Pencil Compagny sur Forsyth street. Celle-là même où travaillait Mary. Il a souvent voulu dire ce qu’il savait, mais personne ne voulait l’écouter. Aujourd’hui, il souhaite que la vérité dans le meurtre de Mary Phagan soit dévoilée. Alors, qui est le coupable ? Leo Frank, patron juif de l’entreprise dans laquelle travaillait la victime ? Ou bien Jim Conley, ouvrier noir qui a découvert son corps ?
Plus qu’un album de bandes dessinées, Ils ont tué Léo Frank est un témoignage journalistique d’une barbarie humaine. Xavier Bétaucourt est allé rechercher les témoignages, réquisitoires et plaidoyers des minutes du procès. Il a épluché les journaux de l’époque afin de rendre au mieux les propos des différents protagonistes de l’affaire.
Bétaucourt commence par le lynchage, pour revenir au jour du drame, et poursuivre par le procès. Un épilogue dépeignant l’Amérique de Trump montre que le chemin qu’il reste à parcourir pour que les mentalités changent est plus long que celui qui a été fait.
Olivier Perret, après Quelques jours à vivre, collabore pour la deuxième fois avec Xavier Bétaucourt. Dans un sépia début XXème, il illustre l’affaire. Les seules touches de couleurs concernent les scènes de témoignage d’Alonzo Mann. Même le final « trumpien » est retranscrit dans ce sépia angoissant signifiant que certaines mentalités n’ont malheureusement et dramatiquement pas évolué.
Alors qu’il y avait tout pour que l’ensemble soit poussif et ennuyeux tant au niveau scénaristique que graphique, les auteurs ont réalisé un livre passionnant qu’il est impossible de refermer avant de l’avoir terminé et dans lequel un certain suspens est maintenu le plus longtemps possible.
D’Autopsie d’un meurtre à Philapdelphia, de Douze hommes en colère à L’affaire Dominici, les films de procès sont légions. En BD, c’est beaucoup plus rare. Ils ont tué Léo Frank fait figure de réussite et de modèle dans le genre.
One shot : Ils ont tué Léo Frank
Genre : Chronique historique
Scénario : Xavier Bétaucourt
Dessins & Couleurs : Olivier Perret
Éditeur : Steinkis
Nombre de pages : 102
Prix : 18 €
ISBN : 9782368463734
La factrice du souvenir.
Si je reviens un jour… Les lettres retrouvées de Louise Pikovsky
Paris, années 80. Madame Malingrey prend le thé avec des anciennes élèves à elle. Elle leur montre les lettres que Louise Pikovsky, une autre de ses élèves de collège, lui a écrite durant l’été 1942, avant d’être déportée pour Drancy avec sa famille, et de ne jamais revenir. Le 22 janvier 1944, Louise écrit sa dernière lettre. Elle et les siens sont tous arrêtés. Elle court confier son cartable à son enseignante avant que la police, qui leur a demandé de se préparer, ne revienne les chercher.
L’histoire est divisée en trois parties. Une introduction montre Madame Malingrey évoquant le souvenir de Louise. Le corps de l’album est consacrée à la vie de Louise et de sa famille de 1942 à 1944. L’épilogue montre comment les lettres ont été retrouvées dans une armoire du lycée.
Paris, XVIème, 2010. au lycée Jean de la Fontaine, les lettres de Louise sont retrouvées dans une vieille armoire. Depuis les années 80 et le cinquantenaire du lycée pendant lequel Madame Malingrey avait fait dont de celles-ci à l’établissement, elles avaient été oubliées. La journaliste de France 24 Stéphanie Trouillard s’en est emparée pour réaliser un webdocumentaire en 2017. On peut le voir sur : http://webdoc.france24.com/si-je-reviens-un-jour-louise-pikovsky/, une forme d’écriture interactive et originale. Aujourd’hui, ce travail est transformé en bande dessinée pour les éditions Les ronds dans l’O dont le travail de mémoire, dans tous les sens du terme est l’un des objectifs.
Thibaut Lambert, après son sensible et drôle L’amour n’a pas d’âge, illustre l’histoire de Louise avec une simplicité cruellement efficace. On ne peut s’empêcher de rapprocher cet ouvrage de l’extraordinaire série Irena chez Glénat, racontant dans un graphisme « enfantin » l’histoire d’Irena Sendlerowa qui sauva plus de 2500 enfants juifs du ghetto de Varsovie. Les dessins issus de photos sont d’une grande émotion et l’on ne peut s’empêcher d’avoir une larme au coin de l’œil lorsque, une fois la bande dessinée terminée, le visage de Louise ouvre le dossier complémentaire dans lequel les photos des lettres retrouvées sont reproduites.
Louise voulait pouvoir lire, lire en ne s’arrêtant que pour penser à ses lectures. Il ne faut jamais s’arrêter de lire afin que des tragédies comme celles dont elle a été victime ne reviennent jamais. Et lisons, lisons pour Louise les livres qu’elle n’a pas eu le temps de lire...
Si je reviens un jour…. est une œuvre de devoir de mémoire. Elle se lit comme un roman, sauf que tout y est dramatiquement vrai. Cet album devrait être distribué par le Ministère de l’Education Nationale dans tous les collèges de France.
One shot : Si je reviens un jour...
Genre : Témoignages historiques
Scénario : Stéphanie Trouillard
Dessins & Couleurs : Thibaut Lambert
Éditeur : Des ronds dans l’O
Nombre de pages : 112
Prix : 20 €
ISBN : 9782374180847
L’histoire vraie d’une ascension.
Le col de Py - Histoire de vies...
Chloé vient d’avoir un petit frère : Louis. Une fille, un garçon, comme on dit, c’est le choix du roi. Les parents Camille et Bastien ont tout pour être heureux, les grands-parents ont tout pour être comblés. Mais il y a un mais. Louis souffre d’une malformation cardiaque. Son salut est en haut d’une montagne qu’il faut gravir. Plus haute que toutes les grimpées du Tour de France, plus raide qu’un Everest ou un Annapurna, la route pour sauver Louis est un chemin de croix pour sa famille qui n’en voit pas le bout. Il va falloir se serrer les coudes. Aidés par des proches aimants, les Laporte vont-ils conjurer le sort ?
« Certains histoires s'inventent, d'autres se racontent... » Inspiré de sa propre vie, Espé se lance dans l’exercice difficile de la biographie. Même si elle est légèrement romancée, l’histoire de Louis, c’est celle de son fils. Emouvoir sans jamais être larmoyant, le pari était difficile tant on peut rapidement tomber dans le pathos dans ce genre d’exercice. Après Le perroquet sur la schizophrénie de sa mère, Espé poursuit sa catharsis en racontant ce parcours intimiste. Les relations entre Louis et son grand-père sont l’angle principal et le pivot autour duquel tourne le récit. De médecins bienveillants en praticiens maladroits, les Laporte vont parcourir leur chemin de croix.
Espé est un auteur caméléon. Dessinateur réaliste sur le succès Château Bordeaux scénarisé par Corbeyran, il adopte un style un brin plus souple dans cette histoire de vie. Est-ce pour « dédramatiser » une histoire dont on ne sait pas si l’issue va être fatale ou pas ? L’auteur ne manque pas en tout cas de nous faire verser une petite larme de tristesse ou d’émotion. Mais quel que soit la méthode qu’il adopte pour dessiner un album, il y a un point commun entre toutes ses productions : Espé est philanthrope et altruiste. Il aime dessiner les sentiments de ses personnages et les fait ricocher dans le cœur ou à la face des lecteurs.
Le col de Py est-il une histoire de vie ? Oui. Le col de Py est-il une histoire de sport ? Oui. Le col de Py est-il une histoire à suspens ? Oui. Le col de Py est-il une histoire d’amour ? Oui. Le col de Py est-il une histoire fantastique ? Oui, tout simplement.
One shot : Le col de Py - Histoire de vies...
Genre : Histoire de vies
Scénario & Dessins : Espé
Couleurs : Aretha Battistutta
Éditeur : Bamboo
Collection : Grand Angle
Nombre de pages : 104
Prix : 17,90 €
ISBN : 9782818976173
Le chemin de la lucidité prend parfois de curieux détours.
Peau d’homme
Lorsque sa marraine fait découvrir à Bianca une peau d’homme, celle-ci ne se doutait pas que le cours de sa vie allait s’en trouver bouleversé. Promise à un riche marchand qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, la jeune femme ne voit pas son avenir sous un ciel très radieux. Dans l’Italie du Quattrocento, déguisée en homme, Bianca va faire la connaissance de son futur époux, découvrir sa face cachée et en apprendre plus sur les mœurs masculins. Costumée en Lorenzo, elle ouvrira les yeux et ouvrira ceux du monde.
Véritable ode à la liberté sexuelle et volonté d’aide à assumer ses désirs, Peau d’homme est une œuvre majeure mais malheureusement posthume d’Hubert. En transposant près de six cents ans en arrière un problème de société contemporain pas encore complètement résolu, Hubert invite à la réflexion et ouvre les esprits sans pour autant donner de leçon.
Par l’entremise de sa peau d’homme, Bianca va découvrir que Giovanni, son libertin de futur mari, a un penchant marqué pour la gent masculine. De supposée « victime » en début de récit d’un destin écrit, la belle rousse va passer à un statut de salvatrice. Le chemin est parsemé d’embûches dont la plus difficile à franchir fait partie de sa propre famille. Son frère Angelo prêche la bonne parole de Dieu. Tentatrices, corruptrices et impures fornicatrices sont des créatures sataniques. Hubert en fait le porte-parole de l’intolérance.
Zanzim a la lourde tâche de porter haut le scénario de son camarade trop tôt disparu. Les deux hommes avaient l’habitude de travailler ensemble et c’est d’ailleurs Zanzim qui avait poussé Hubert à traiter de ce sujet délicat. Une fois l’angle trouvé et l’histoire finalisée, le dessinateur s’est lancé dans son enluminure. Entre L’âge d’Or de Pedrosa et Beauté du même Hubert et des Kerascoët, le trait de Zanzim offre une approche magnifique à ce récit sensible. Il multiplie les originalités allant de planches classiques à des découpages éclatés, passant de colorisations classiques à des scènes de bagarres toutes rouges ou à des déambulations en noir et blanc sur lesquelles se détachent en couleurs les personnages principaux de l’instant. Et que dire des crachas infâmes de l’homme d’Eglise dont les paroles s’enflamment comme sur des vitraux.
Tant au point de vue scénaristique, graphique que du message porté, Hubert et Zanzim, sous couvert d’ouverture d’esprit et de tolérance, signent un album marquant de l’année et l’une des plus belles histoires d’amour depuis Sambre.
One shot : Peau d’homme
Genre : Tolérance
Scénario : Hubert
Dessins & Couleurs : Zanzim
Éditeur : Glénat
Collection : 1000 feuilles
Nombre de pages : 160
Prix : 27 €
ISBN : 9782413000167
Avancer, se dépasser et atteindre le cosmos.
Incroyable !
Belgique, années 80. Jean-Loup est un petit garçon bourré de tocs. Il rentre tous les jours de l’école en se lançant des défis lui permettant de remporter des points. Très solitaire, l’enfant vit avec son papa. Sans sa maman disparue, il s’est construit un monde imaginaire. Il discute avec un roi des belges et rêve de rencontrer le vrai, en chair et en os. Son loisir favori est de rédiger des fiches sur tous les sujets, quels qu’ils soient. Très doué en éloquence, il adore présenter des exposés. Est-ce que cela va l’amener à se dépasser ?
Sensible, émouvant, drôle, l’histoire de Jean-Loup est l’une de ces petites pépites qui tombent parfois du ciel et sur lesquelles on trébuche parce qu’on n’y avait pas fait attention. Du haut de sa taille d’enfant, Jean-Loup démontre que l’imagination peut déplacer des montagnes et amener à des sommets inaccessibles. C’est en cela que les enfants ont des capacités plus développées que les adultes. Jean-Loup donne envie de ne pas grandir, parce que les enfants sont plus forts.
Avec L’éveil, la réédition des Ombres et cet Incroyable album, Vincent Zabus est l’un des scénaristes phares de l’année 2020. Ses histoires ont la particularité de placer le lecteur dans l’âme de ses personnages. Alors que de nombreux auteurs emmènent leur public jusqu’au bout du monde pour vivre des aventures formidables, Zabus nous invite à un voyage beaucoup plus lointain, au cœur de soi-même.
La couverture d’Hippolyte le confirme : des livres, Jean-Loup… et l’espace. Le dessinateur a légèrement simplifié son trait pour mieux appuyer sur l’importance du voyage spirituel du personnage. L’ambiance crayons de couleurs et les arrière-plans hachurés sécurisent les jeunes lecteurs dans un cocon rassurant, comme la doudoune de Jean-Loup qui le dissimule et le protège à la manière d’une châtaigne dans sa bogue. Sempé et Peynet montrent leurs ombres dans le graphisme plein d’amour d’Hippolyte.
Tirée d’une pièce de théâtre de Vincent Zabus et Bernard Massuir, l’histoire est transposée si naturellement qu’on dirait qu’elle a été conçue pour le neuvième art. Zabus était l’interprète des neuf personnages, trente majorettes et deux milles manifestants de ce récit initiatique sur le sens de la vie, les peaux de banane et les loutres de nos rivières.
Incroyable ! Sans « zabusé », Incroyable est l’un des meilleurs albums de l’année ! Vraiment incroyable !
One shot : Incroyable !
Genre : Conte moderne
Scénario : Vincent Zabus
Dessins & Couleurs : Hippolyte
Éditeur : Dargaud
Nombre de pages : 200
Prix : 21 €
ISBN : 9782205079654
Un docu-fiction passionnant.
L’étrange cas Barbora S.
Andrea est journaliste pour la revue Media. Depuis quelques mois, elle enquête sur l’étrange cas Barbora S. Ses recherches commencent à porter leurs fruits. Une affaire de maltraitance familiale sordide est en train de prendre la dimension d’un complot aux ramifications complexes.
Tout commence à cause d’un babyphone. Un homme surveillant son bébé par caméra s’aperçoit que celle-ci est brouillée par des perturbations. A cause d’interférences de fréquences, il capte les images d’une maison voisine. En découvrant une enfant nue et menottée, il appelle la police qui se rend aussitôt sur place. La mère est arrêtée. L’enfant, Anna, est recueillie mais ne tarde pas à s’évader. On la retrouvera quelques mois plus tard en Norvège sous l’apparence d’un jeune garçon. Il s’agit en fait de Barbora S. et c’est une femme de 33 ans. L’enquête aux sources pédopornographiques et sectaires s’annonce complexe.
Les scénaristes Marek Sindelka et Vojtech Masek ont travaillé six ans et demi pour présenter ce qui s’apparente à un docu-fiction. S’inspirant de faits réels, ils ont créé le personnage d’une journaliste, Andréa, pour s’intéresser au côté médiatique de l’affaire. Toutes les questions n’obtiendront pas de réponses mais « l’équation à mille inconnues » est partiellement résolue, comme ils l’expliquent dans leur préface. Le résultat est addictif, haletant. Ce « cas » est le genre de livre qu’on ne peut pas refermer avant de l’avoir terminé. Le lecteur est tenu en haleine jusqu’à la dernière page, et quand on dit la dernière page, c’est vraiment la dernière page.
Déroutant au départ à cause de la distance qu’il impose, le parti pris d’un lettrage informatique se justifie par le traitement journalistique du récit. On est tellement pris par l’histoire qu’on en oublie vite ce qui aurait pu être gênant.
Marek Pokorny est l’un des plus brillants dessinateurs tchèque. Cet album va certainement être pour lui le sésame d’une reconnaissance internationale. Il multiplie les traitements graphiques selon les points de vues ou les flashbacks. Si l’enquête actuelle d’Andréa a un trait réaliste commun mais un peu froid qui correspond bien au ton du récit, les résultats des recherches sur le passé des personnages, et en particulier Anna, se passent d’encrage dans des couleurs directes. Pour le passage d’un style à l’autre, il navigue entre planches classiques avec quelques cases et compositions plus complexes allant jusqu’à 48 cases dont certaines microscopiques. Les pages de cahier d’Anna ont le trait enfantin correspondant à son âge, ou plutôt à l’âge de celle dont elle prend l’identité. Ajoutons à cela des doubles planches aux points de vues originaux et des découpages d’un classicisme inédit (voir la scène des témoignages lors du procès).
La couverture démontre elle aussi que Pokorny marche sur les pas d’un Chris Ware. Elle est composée de cases indépendantes dont l’ensemble forme le visage de Barbora : un nœud, des ovnis, des cygnes formant un cœur, une guêpe, une route, un ravin. C’est la première fois que l’on voit une devanture de BD qui a la qualité, l’esthétique et la puissance d’un générique d’une série HBO.
« L’étrange cas Barbora S. » a été élue meilleure bande dessinée 2018 en République Tchèque. C’est la première fois qu’un roman graphique de ce pays est exporté. Et il se pourrait bien que ce soir pour devenir le meilleur album de l’année 2020 chez nous.
One shot : L’étrange cas Barbora S.
Genre : Polar docu-fiction
Scénario : Marek Sindelka & Vojtech Masek
Dessins & Couleurs : Marek Pokorny
Traduction : Benoît Meunier
Éditeur : Denoël Graphic
Nombre de pages : 208
Prix : 23 €
ISBN : 9782207159729
La bête n’est pas morte.
Le Marsupilami - La bête 1
Port d’Anvers. C’est l’histoire d’une tête de bielle qui a rendu l’âme à 130 miles des côtes du Brésil. La tuile ! Enfin, la tuile, ça sera plutôt les conséquences. Après la réparation des avanies, le navire vient donc de débarquer en Belgique. La halte forcée en haute mer n’a pas vraiment été appréciée par les passagers clandestins du bateau. Certains des animaux de contrebande ont ravagé leurs cages et ont pris le pouvoir dans les bas-fonds du navire. C’est ce que remarque l’armateur qui vient constater les dégâts. Parmi ces bêtes, il y a LA bête !
A l’école, le jeune Amaï est le souffre-douleur de ses petits camarades. Ce n’est pas facile d’être le fils d’un allemand dans la Belgique, quelques années après la guerre. L’enfant vit dans son monde. Au grand désespoir de sa mère, il recueille tous types d’animaux et transforme sa maison en véritable arche de Noë. La rencontre avec la bête va bouleverser sa vie.
Frank Pé est l’un des plus formidables dessinateurs animaliers du moment. On le savait depuis Zoo, la trilogie qu’il a signé avec Philippe Bonifay. On s’en doutait déjà bien avant, grâce à Broussaille, mais aussi grâce à un one shot aujourd’hui oublié qui mériterait une remise en avant dans une belle réédition : Comme un animal en cage, l’unique aventure de Vincent Murat, scénarisée par Terence. « La bête » d’aujourd’hui est un étonnant écho à cette œuvre de jeunesse.
Des cales sales d’un paquebot de contrebande à une jungle palombienne inextricable, Frank Pé montre un monde plus réaliste que ce que l’on avait pu avoir jusqu’à présent pour le Marsupilami, à part dans quelques histoires courtes des albums dérivés.
Zidrou situe le récit en 1955, époque à laquelle Spirou et Fantasio ont ramené l’animal de Palombie. L’introduction est proche de films comme Godzilla, Alien ou Les dents de la mer dans lesquels les monstres se devinent plus qu’ils ne se voient. De part son traitement plus adulte, de part la tension inhérente, « La bête » a tout d’un blockbuster.
Le potentiel d’un personnage comme le Marsupilami semble infini. Entre les mains d’artistes comme Frank Pé et Zidrou, son temple est bien gardé. La bête est un des must de cette fin d’année.
Série : Le Marsupilami - La bête
Tome : 1
Genre : Aventure
Scénario : Zidrou
Dessins & Couleurs: Frank Pé
Éditeur : Dupuis
Nombre de pages : 156
Prix : 24,95 €
ISBN : 9791034738212
C’est sans doute ainsi que naissent les contes.
Castelmaure
Par les chemins des campagnes, des villages et des cités, le mythographe recueille les contes et les légendes que l’on veut bien lui narrer. Mais ces histoires sont-elles vraiment imaginaires ? Qu’en est-il de celle de cette sorcière qui vit dans les bois ? Un Roi qui n’arrivait pas à avoir d’enfant avec son épouse est allée la consulter dans sa masure. Une séance de chamanisme plus tard, voici la Reine enceinte. Pas seulement elle, mais aussi toutes les femmes du Royaume. Quel sortilège s’est-il abattu sur la contrée ?
Le problème avec des auteurs comme Lewis Trondheim ou Joann Sfar, c’est qu’ils produisent tellement d’albums qu’il est impossible de tout lire et qu’il est complexe de séparer le bon grain de l’ivraie, si ivraie il y a. Castelmaure n’est pas de l’ivraie, Castelmaure n’est pas du bon grain. Castelmaure est mieux que ça. C’est un nectar. C’est l’un des tous meilleurs albums du stakhanoviste qu’est Trondheim.
Une sorcière gobe des yeux de lapins observée par un enfant inquiétant. Un harangueur de foule invite la populace à admirer un monstre de foire moitié homme moitié femme. Un gentilhomme qui se fait arracher sa bourse par un mendiant devient ivre de violence tel un Dr Jekyll. Une jeune fille entend des voix dans sa tête qui lui ordonnent de tuer tous les hommes qui s’approchent. Une Reine pleure de voir son ventre plat. Tous ces personnages aux destins croisés sont quelques-uns des protagonistes de cette geste d’un Roi qui ne rêvait que de donner un héritier à son Royaume.
Trondheim écrit un conte comme on ne croyait plus pouvoir en lire. Dans un Moyen-Âge tout ce qu’il y a de plus classique, il nous invite au cœur d’un drame familial. Les éléments sont introduits les uns après les autres avant de se mêler ou de se démêler dans une construction scénaristique exemplaire, car au-delà d’être une histoire passionnante Castelmaure peut aussi être un cas d’étude de conception d’un scénario avec un grand S.
Alfred ne se contente pas de dessiner ce conte. Il l’enlumine. Entre des scènes qu’on aurait pu lire dans Messire Guillaume de Matthieu Bonhomme et d’autres plus proches d’une Belle au bois dormant, entre des colorisations dignes de Hubert et des cases grandioses, Alfred garde sa personnalité dans cette histoire dont les personnages sont empreints d’une violente sensibilité.
Les contes sont éternels. Les contes sont merveilleux et maléfiques. Les contes sont empiriques. Les contes sont aussi renouvelables. C’est ce que prouvent ici Trondheim et Alfred avec l’un des meilleurs albums de l’année.
One shot : Castelmaure
Genre : Conte moyenâgeux
Scénario : Lewis Trondheim
Dessins : Alfred
Couleurs : Alfred & Lou
Éditeur : Delcourt
Collection : Shampooing
Nombre de pages : 144
Prix : 18,95 €
ISBN : 9782413028901
© Uderzo, Goscinny
L’histoire d’un mouchoir rouge : Mary Jane, par Franck Le Gall & Damien Cuvillier, aux éditions Futuropolis
Un chef d’œuvre enfin réédité : La grande arnaque, par Carlos Trillo & Domingo Mandrafina, aux éditions iLatina
Splendide, magistral, éblouissant, faites votre choix : Stella, par Cyril Bonin, aux éditions Vents d’Ouest
Du pur délire. Hilarant avec un H majuscule : Pic Pic, André & leurs amis, par Stéphane Aubier & Vincent Patar, aux éditions Casterman
Un ami qui vous veut du bien : Tous les héros s'appellent Phénix, par Jérémie Royer, aux éditions Rue de Sèvres
Magique, un merveilleux conte aux influences multiples : Le serment des lampions, par Ryan Andrews, aux éditions Delcourt
Une vie dans un cri silencieux : Contes des cœurs perdus 4 - Jeannot, par Loïc Clément & Carole Maurel, aux éditions Delcourt
L’aventure d’une vie, so fantastic, so british : Le grand voyage de Rameau, par Phicil, aux éditions Soleil
Traquer les bourreaux : Beate et Serge Klarsfeld—Un combat contre l’oubli, par Pascal Bresson & Sylvain Dorange, aux éditions La boîte à bulles
De simples professeurs... : Cas d’école, par Remedium, aux éditions Les Equateurs
Laurent Lafourcade
© Uderzo, Goscinny
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