Le 18 septembre 2012, nous avons eu l'honneur de rencontrer le dessinateur et coloriste "Ruben Pellejero" et de pouvoir l'interviewer dans les locaux de la maison d'Edition Dargaud. Cette interview fut un moment exceptionnel que nous partageons avec vous dès aujourd'hui...
Alexandra Veldeman (A.V.) : Cela fait bientôt trente ans que vous avez commencé à travailler en tant que dessinateur. On peut donc dire que vous avez connu des évolutions, des changements,... Pouvez-vous nous dire quels sont les changements que vous avez pu constater dans le milieu de la bande dessinée ?
Ruben Pellejero (R.P.) : Étant espagnol, j'ai pu constater principalement un changement sur le marché en Espagne, mais aussi sur le marché français. Le grand changement pour moi est, je pense, l'apparition du comics dans les revues de presse, quotidiens, hebdomadaire, mais aussi le changement de leur format. En Espagne, le comics a créé une nouvelle tendance, une nouvelle vague, avec de nouveaux lecteurs. Sur le marché français, tout n'a pas été aussi radical ; Le format a été maintenu, et oui, j'ai pu constater une évolution, en particulier concernant le style du comics français en général, de nouveau auteurs avec de nouveaux styles, qui ont révolutionné le monde du comics. Ils ont apporté un changement, ont formé une « cassure » avec le style traditionnel, et ont ouvert la voie à d'autres tendances. Leur dessin était plus avant-gardiste, moins traditionnel.
A.V. : Loup de pluie est une première pour vous, il semble qu'auparavant, vous n'aviez jamais eu l'occasion de vous attaquer à un Western. Quelle a été votre source d'inspiration pour ce Western?
R.P.: J'ai toujours aimé le « genre » - entendons par là, la traduction du genre Western -, je garde d'ailleurs en mémoire de nombreux auteurs, en grande partie des peintres et illustrateurs américains qui ont touché au thème. Je voulais, grâce à ce projet, rendre une sorte d'hommage à ces auteurs, mais également aux auteurs argentins et italiens qui exerçaient lors de mes débuts dans le monde du dessin. Ils ont été, sans conteste, la source qui a inspiré mon dessin et mes coups de crayons, sachant qu'ils faisaient énormément de Western. C'était un désir de traiter ce thème, avec ces références, en tenant compte également des nombreuses références cinématographiques que nous possédons tous. Des peintres comme Remington, qui ont dessiné ce genre de paysages m'ont également beaucoup inspiré.
A.V.: Votre collaboration avec Dufaux pour Loup de pluie est une première ; Comment s’est-elle passée? Qu'avez-vous ressenti en travaillant à ses côtés ?
R.P.: Au début, je l'avoue, avec une sensation d'énorme respect, car j'étais après tout face à un auteur de renom. On se demande face à un tel personnage ce qu'il peut penser de vous, comment réagir, ou ce qu'il va pouvoir exiger, en tenant également compte qu'il avait d'autres paramètres, bien différents de ceux que je connaissais de ce segment du monde du dessin, sachant que je faisais à ce moment-là un dessin plus « intimiste », et que cela impliquait d'entrée un changement, et par là même un défi qui m'intéressait et m'inspirait. C'était avant tout surprenant, car Jean a toujours été très réceptif à mon travail, il a été le premier à lui donner de l'importance, de la valeur, ce qui a donné un « coup d'accélérateur » à notre travail, créant une relation très ouverte, de liberté totale et de compréhension ; Une compréhension de sa part concernant mon mode de travail, me donnant une liberté absolue. Travailler de cette façon m'enrichit énormément.
A.V.: Dans loup de pluie, vous portez une double casquette : celle de dessinateur et celle de coloriste. Ne ressentez-vous pas une difficulté à porter cette double casquette ?
R.P.: J'ai toujours travaillé avec « mes propres couleurs ». Pour moi, le dessin et les couleurs sont un ensemble, je ne peux pas déléguer ces tâches à une autre personne, parce que lorsque je dessine, je pense déjà aux couleurs, ce sont énormément de choses que je fais, et je sais déjà quelle couleur va être utilisée pour aller avec la lumière, car pour moi, la lumière forme part du dessin. Je suis déjà habitué à cela, c'est un travail important, mais j'en profite énormément, car ce sont avant tout des aspects personnels importants qui m'enrichissent.
A.V. : Vous qui êtes en générale habitué à des bandes dessinées assez courtes. Le fait que Loup de pluie soit réparti en 2 tomes, vous facilite ou vous complique-t-il la vie?
R.P.: Le fait que ce projet ne compte que deux tomes n'est pas un facteur que je doive réellement prendre en compte. En réalité, j'ai toujours été en contraire quant à la réalisation d'une série, pour sa redondance, toujours travailler de la même façon du numéro un au numéro douze par exemple. Oui je peux dire avoir toujours été une peu en contre de travailler sur une série. Concrètement, Loup de Pluie comprend à première vue deux tomes, mais travailler de cette façon m'intéresse énormément, car cette façon de dessiner rend l’œuvre parfaitement fonctionnelle, elle n'oblige à rien, ce n'est pas un temps donné qui reste à « solutionner » ; Lorsque nous parlons de douze tomes, le travail aurait été beaucoup plus éprouvant ; Peut-être devrais-je alors tenir compte du style, et devoir dans ce cas confier le travail des couleurs à un autre, ne pouvant bien sûr tout faire par moi-même.
A.V.: Vous avez été nominée à plusieurs reprises au salon international de la bande dessinée de la Principauté des Asturies. Qu'avez-vous ressenti lors de cette nomination de la part de votre mère patrie ? Avez-vous ressentit la même chose lors du prix obtenu à Angoulême pour le silence de Malka?
R.P. : Avilés est un festival qui a énormément d'importance dans mon pays, c'est toujours agréable et l'on ne peut qu'être remerciant lorsqu'on reconnaît ton œuvre. On m'a également primé il y a deux ans lors du festival de Barcelone, où j'ai reçu le grand prix du salon du comics. C'était un grand honneur, surtout en sachant qu'il s'agissait de ma ville natale, et aussi parce ce festival est un salon de grande importance dans le domaine. Bien sûr, rien en comparaison avec ce qu'a signifié, en son moment, le prix du festival d'Angoulême. En effet, il s'agissait de récompenser non pas le dessinateur mais une œuvre à part entière, la « meilleure œuvre étrangère publiée en français ». Cette consécration, pour un auteur espagnol est significative, parce qu'on ne décerne pas tous les jours un prix à Angoulême, et encore moins pour une œuvre. Je peux sans hésiter dire qu'il s'agit du meilleur prix que j'ai pu recevoir dans le domaine du comics.
A.V.: Il semble que vous ressentiez une inquiétude vis-à-vis du lecteur de Loup de Pluie. Maintenant que le tome est sorti, et que celui-ci fait l'objet de critiques positives, vos craintes se sont-elles atténuées?
R.P. : Il est évident qu'il existe une étape d'angoisse quand on réalise une bande dessinée, plus particulièrement concernant la façon dont celle-ci va être acceptée, dont elle va être valorisée, si elle va plaire ou non, compte tenu des efforts et de la créativité que l'on y a investi. Il est vrai que lorsque les critiques tendent à surgir, celles-ci peuvent te couler ou peuvent au contraire te remonter le moral ; Dans ce cas-ci, elles m'ont bien sûr remonté le moral (rire). Cette appréciation positive de ton travail transparaît ensuite sur ton travail et te pousse à donner le meilleur de toi. Je ne suis pourtant pas de ceux qui pensent que si mon travail plaît d'une certaine manière, je vais continuer sur cette lancée ; Non au contraire, cela me stimule, et me pousse à créer de plus belle. Les critiques positives font que tu aies la force de jouir avec plus d'intensité. « Les critiques positives sont les bienvenues » (commentaire, rire).
A.V. : Les critiques, tant en Espagne, qu'en Belgique ou en France, énoncent une particularité essentielle de votre dessin, de votre coup de crayons. Selon eux, vous arrivez à faire véhiculer des émotions à travers le regard du personnage et du dessin. Dans Loup de Pluie, cette émotion est présente, ressentie grâce aux traits de crayons sur le visage et dans le regard. Pouvez-vous nous dire quel est votre secret?
R.P. : Je pense que toute chose ne recèle pas un secret, qui puisse dégager une émotion, car tout n'a pas toujours une explication. Parfois, cela vient de la propre sensibilité de chacun, qui permet de capter les arguments nécessaires, ceux qui sont durs à écrire sous une forme littéraire. On m'a souvent cité comme sachant refléter ces moments, ces sentiments, ces regards qui viennent donner forme et aboutissement au scénario. En ce qui me concerne, les scénarios me motivent ; J'ai toujours commenté le travail d'un scénariste, et je le fais mien d'entrée de jeu. Il entre très en profondeur dans mon esprit. Certaines histoires libèrent alors quelque chose, telles comme elles sont écrites ; Et celles-ci me transmettent alors cette émotion qui se doit de surgir en moi. Il est difficile de dire pourquoi tu libères cette émotion, c'est sans doute un ensemble de facteurs ; Des éléments basiques dont on doit tenir compte, comme l'encadrement, les portraits, ou encore les regards qui parlent par eux-mêmes sont très importants. Prendre en compte ces plans où apparaissent un portrait, ou juste un regard, les positionner au moment adéquat, et découper ce plan. Ces choses me viennent d'une certaine façon, que je peux définir, mais elles me viennent, il est difficile de fournir une explication.
A.V. : Etes-vous sur d'autres projets que Loup de pluie? Si oui, pouvez-vous nous en dire plus ?
R.P. : En ce moment, je tends à terminer, à continuer cette série, voir si celle-ci fonctionne, si elle représente une véritable option, car je pense qu'il peut y avoir une réelle continuité deux livres supplémentaires, mais il faudra encore voir, car il est encore trop tôt pour l'affirmer. J'ai également d'autres projets, mais il est encore tôt pour se risquer à les présenter. Ce que, oui je désirerais commenter, est un projet personnel d'une histoire que je suis en train de construire, une histoire avec scénario propre, dont je peux vous faire part, étant mon propre scénariste (sourire). Il sera premièrement prévu pour le marché espagnol, mais je chercherais ensuite un éditeur français qui serait intéressé, car c'est je l'avoue une histoire qui casserait avec la ligne habituelle de mon dessin. C'est une histoire beaucoup plus personnelle, de type autobiographique, mais pas complètement, qui mélange beaucoup d'éléments, et il s'agit pour moi d'un défi. Je le réalise peu à peu, entre autres histoires, car c'est un projet un peu plus personnel.
A.V. : Avez-vous connu des difficultés à faire votre place dans le milieu de la BD francophone? En Espagne, vous êtes considéré comme une star de cinéma, tout le monde connaît votre nom et vous êtes toujours représenté aux festivals de bande dessinée. Pensez-vous que cette différence est liée au milieu de la bande dessinée?
R.P. : Sur le moment, les choses ont été difficiles, surtout que sur marché espagnol nous avions principalement publié dans les revues et journaux. Ensuite, le scénariste avec qui je travaillais à l'époque, Jorge Zentner, et moi avons voulu exporter notre travail sur le marché français. Cette période a été réellement difficile, oui, car en Espagne, l'éditeur avait une fonction d'agent de presse, en plus d'être éditeur, et avaient logiquement des accords avec le reste de l'Europe et les Etats-Unis, et prendre contact avec ces éditeurs qui avaient déjà des intérêts créés avec les éditeurs espagnols a été extrêmement difficile. J'avoue que mon parcours en France a été très doux, a été très tranquille, pas du tout traumatisant, sinon bien sûr les efforts du début, conduisant vers une évolution avec les éditeurs et les scénaristes.
Propos recueillis par Alexandra Veldeman & Jonathan Feito Cigarria
Photo © Alexandra Veldeman
Images © Dargaud 2012
Interview © Graphivore - Alexandra Veldeman & Jonathan Feito Cigarria 2012
Traduction de l'espagnol au français © Jonathan Feito Cigarria
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