"Le Chat Erectus" - Interview
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Alexandra Veldeman (A.V.) : Si un novice de la bande dessinée, mangeur de langues de chat (boîte à l’effigie du chat) vous interpelle dans une grande surface et vous demande : « Qui est Geluck ? », que pourriez-vous lui dire ?

Philippe Geluck (P.G.) : Je lui dirais : « Comme Aladdin, ouvre la boîte, frotte-là avec un chiffon et tu verras un Djinn qui en sortira et qui te proposera trois vœux.  Il va te dire : je peux réaliser ton rêve, t’offrir ton poids en chocolat, en langue de chat,… ».  Non, plus sérieusement, je ne sais pas.  Si je savais moi-même, qui je suis, je pourrais lui répondre, mais je ne le sais pas.  Est-ce que l’on sait réellement qui l’on est ? N’oublions pas que l’on ne se voit que de l’intérieur et qu’on ne peut pas sortir de soi.

Mais qu’est-ce que je lui dirais ?  Je sais, je lui dirai que Geluck est un brave type, un honnête homme qui a essayé de faire du mieux qu’il pouvait marrer ses contemporains, qui s’est donné sans compter à son métier en essayant de préserver avant tout ceux qu’il aime : sa femme, ses enfants et maintenant son petit-fils, des dangers, du grand méchant loup qui nous tourne autour ;  Et pardonnez-lui s’il a failli, mais il a fait du mieux qu’il pouvait.

A.V. : En mars 2013, vous soufflerez vos 30 ans de Chat, comment appréhendez-vous cela ou vivez-vous cela ?

P.G. : Il n’y aura pas de gâteau, il n’y aura pas de bougies.  Le problème, et c’est le Chat qui le dit, avec l’âge moins on a de souffle, plus on doit souffler de bougies ;  C’est paradoxale.  Je vous rassure, j’ai du souffle mais je ne vais rien faire pour l’anniversaire.  Il va passer comme ça.  J’ai fait énormément pour les 20 ans du Chat, pas mal encore pour les 25 ans, mais pour les 30 ans ça va je ne vais pas tous les cinq ans organiser une fête nationale avec des défilés dans les rues, des costumes traditionnels, …

 

 

A.V. A vos débuts, auriez-vous pu croire que le chat allait connaître un tel engouement ?

P.G. : Je l’espérais secrètement, je me disais que ça pouvait arriver.  J’avais très vite eu le sentiment d’avoir trouvé un personnage qui avait une vraie personnalité et qui aurait beaucoup de choses à dire.  Si on m’avait posé la question à l’époque, je n’aurais pas osé dire oui, je pense que… ;  Parce que ça aurait paru prétentieux. Maintenant, on ne me croira plus si je disais :  « Je ne pensais pas qu’il allait connaître un tel engouement ».

Ça se passe exactement comme dans les plans que j’avais faits.  Je peux même dire que je savais que vous viendriez m’interviewer aujourd’hui, c’était prévu, tout est écrit.

 

A.V. : Vous avez touché à différents aspects de la culture et de l’information (tv, radio, livre, bd). Qu’est-ce que ça vous a apporté d’avoir pu voir tous ces différents aspects?

P.G. : Un renouvellement constant de la mise en danger que je m’impose.  Dans le métier d’artiste, on n’aime pas être confortable, dès que l’on sait faire une chose, on a le sentiment d’avoir accompli un cycle et si les choses commencent à se faire facilement et automatiquement, cela ne nous intéresse plus.  Ce qui est intéressant, ce sont les défis à relever.  C’est un peu comme pour un alpiniste ;  Une fois qu’il a atteint un sommet, il sait qu’il a su le faire, et passe à un autre sommet.  Par ailleurs, de changer de métier comme ça, cela m’a permis à chaque fois d’apprendre ce métier et la chose que j’aime le plus c’est apprendre.  Ce n’est pas terminé, je vais encore exercer d’autres métiers dans les années qui viennent et une fois que je sais que je peux le faire, je suis rassuré et je passe alors à autre chose.  Mais dans le Chat, j’apprends toujours même au bout de 30 ans, j’ai l’impression d’apprendre graphiquement des choses, je progresse dans la technique.  Et puis, il a encore tellement de choses à dire que je ne vais pas devenir chirurgien ou cuisinier la semaine prochaine, on va encore attendre un peu avant de passer à autre chose.

 

A.V. Avez-vous, à un moment donné, ressenti des difficultés de passer de l’un à l’autre, de revêtir ces différentes casquettes (dessinateur, télévision,…) ?

P.G. : Non, bien au contraire, cela me stimule, cela me donne de l’énergie.  Je peux me reposer d’une activité en pratiquant une autre et je pense que si je ne faisais que de la radio ou que du dessin, je serais sans doute plus épuisé de ne faire qu’un seul métier qu’en en faisant quatre à la fois.

A.V. Dans bon nombre de vos albums, vous utilisez des images, des gravures ou des dessins ayant une certaine ancienneté, mais votre particularité est de les sortir de leur contexte.  D’où vous est venue cette idée ?

P.G. : Je renoue avec une tradition qui est celle du collage, les surréalistes et Prévert notamment a fait des collages absolument délicieux dans lesquels il découpait des photos, des images et faisait dire des choses aux personnages, ou il donnait des titres aux œuvres.  Ensuite dans Hara-Kiri, qui a été le journal de ma jeunesse, journal satirique et « drôlissime », J.B. le dessinateur et le professeur Choron tenaient une rubrique qui s’appelait « l’Art Vulgaire » et dans laquelle, ils reproduisaient des tableaux anciens en mettant des bulles aux personnages.  C’était toujours extrêmement vulgaire mais ça restait drôle puisque les tableaux étaient oniriques, et ce décalage m’a toujours fait hurler de rire.  C’est aussi dans d’autres publications, où je remets des dialogues sur des photos de cinéma ou d’actualités, que je renoue donc avec cette tradition.  Pour ma part, j’utilise des gravures car cela reste du dessin et c’est toujours élégant, et il y a toujours le côté ridicule des personnages qui posent de manière onirique, c’est un peu comme à l’opéra quand les artistes sont sur une scène qui fait 20 mètres de large et qui sont obligés de faire des gestes énormes pour qu’on les voit, c’est un peu la même chose que pour ces gravures.


 

A.V. : Le titre de cet album a été un long processus démocratique, laissé aux mains de vos lecteurs.  Que pensez-vous de leur choix maintenant que la couverture a été adoptée.

P.G : Maintenant que c’est fait, j’aurais voté pour cette couverture également.  De toute façon, ce que je n’ai pas dit mais c’est comme dans les élections en Belgique où l’on demande le vote des électeurs et après on décide quand même de faire ce que l’on veut, je savais d’avance que j’allais choisir cette couverture mais je ressentais le besoin d’être conforté dans mon choix.

A.V. : Dans cet album vous abordez différents aspects de l’actualité qui ont bouleversé le monde.  Pensez-vous que tous les thèmes puissent être abordés de façon générale ou doit-on avoir une certaine limite?

P.G. : Pour moi, on peut parler de tout sérieusement, mais aussi de tout sous le biais de l’humour parce que l’humour est l’une des multiples façons d’analyser les choses.  C’est presque de la philosophie l’humour et par conséquent, les thèmes graves, les thèmes légers, peuvent tous être passés à la moulinette, et évidemment parfois ça passe mieux que d’autres et parfois certains morceaux ne passent pas.  Mais, mon travail, c’est de démontrer que l’on peut rire de tout.

Lorsque vous parlez des évènements qui ont bouleversé le monde, certains de ces évènements n’ont pas spécialement eu de conséquences graves sur la marche du monde.



A.V. : Dans la version luxe de cet album, nous avons la chance de pouvoir suivre les épisodes de la semaine du Chat ainsi que la minute du Chat.  La voix utilisée pour les épisodes est celle de Jean-Yves Lafesse ;  Pourquoi ne pas avoir prêté votre voix au Chat ?

P.G. : Pourquoi pas ma voix ?  C’est parce que j’avais fait des essais et je trouvais que ça n’était pas une bonne idée, tout simplement parce que le Chat c’est le Chat et moi c’est moi, et si je lui donne ma voix, il risque d’avoir une confusion des genres.  Et puis, pourquoi Lafesse ?  J’avais au départ choisi Patrick Chaboud, mon complice de Lollipop et mon ami, et je trouvais que c’était formidable.  Suite à l’écoute des premiers épisodes, France2 a décidé que la voix n’était pas la plus adéquate.  On ne devrait jamais les écouter puisque c’était très bien.  D’un autre côté, ils voulaient une voix plus connue, médiatiquement plus forte, or Chaboud n’est pas connu en France alors que Lafesse l’est.  On a passé un Casting et la voix de Lafesse s’est imposée.  Il était d’accord et c’est un vrai bon choix parce qu’il a une sacré voix, il « donne une personnalité ».  Certains trouvent que cela a vieilli le chat d’avoir la voix de Lafesse mais en même temps, il y a une drôlerie dans sa voix qui est assez exceptionnelle.

 

A.V. : Vos gags sont assez courts, parfois très brefs, là où d’autres dessinateurs et humoristes mettraient plusieurs pages à faire le même gag, alors que vous en quelques cases, en quelques bulles voire même parfois une seule, le chat sort les griffes et hop a frappé.  On se rend compte que dans ce 17ème tome, le chat devient plus piquant, mordant abordant même des sujets d’actualité.  Comment avez-vous vécu cette évolution ?

P.G. : Vous savez cette évolution se fait lentement en moi.  C’est vrai que comme tout à coup, on assiste à la sortie d’un nouvel album, et dans celui-ci on voit des choses plus tordues, plus violentes, ça peut faire un choc mais chez moi cette évolution a été progressive.  Je ne me suis pas rendu compte du monstre qui sommeillait en moi et qui sortait de moi.

Vous connaissez peut-être la série télévisée « Fringe » où il y a des espèces de trucs gluants qui sortent d’un bonhomme ?  Je crois donc qu’on a fait des expériences sur moi et qu’il y a des trucs qui doivent sortir.  Maintenant pour reparler des séries télévisées, une autre comparaison pourrait être faite lorsque vous parlez de la brièveté de mes propos face à la longueur d’autres, il y a une série dont on a énormément parlé, intitulée « The Killing ».  Il s’agit d’une série danoise ou suédoise - je confonds toujours les deux-, beaucoup de personnes ont trouvé cela remarquable, moi, j’ai regardé la série et je ne suis pas arrivé au bout, car au bout de 10 épisodes, il n’avait pas encore trouvé le meurtrier et il y a 20 épisodes en tout.  Je me dis, quand même, les danois mettent 20 épisodes à trouver le coupable là où Columbo arrive à le faire en cinquante minutes.  Il y a un certain manque d’efficacité, je préfère donc être le Columbo du gag et aller droit au but, c’est pourquoi je ne dessine pas de décors.


 

A.V. : Imaginons un jour que trois fantômes vous représentant, tel le conte de Charles Dickens, « le Drôle de Noël de Monsieur Scrooge », vous abordent, celui du passé, du présent et du futur ;  Que changeriez-vous ?

P.G. : D’abord je vérifierais que ces fantômes ne soient pas des femmes en Burka parce que ça y ressemble un petit peu [rire].

Dans le passé, qu’est-ce que je changerais ? Et bien, je ne peux pas tout changer.  Je m’y serais peut-être pris autrement pour que la fille qui ne me regardait pas quand j’étais adolescent, me regarde.  En même temps, il faut faire attention de toucher au passé, car cela pourrait avoir des conséquences, imaginez qu’elle m’ait regardé, qu’elle ait vu ma beauté intérieure parce que ma beauté extérieure à l’époque n’était pas terrible et donc qu’elle se soit intéressée à moi, que l’on soit tombé amoureux et que ça aurait été une longue histoire ;  Je n’aurais peut-être pas rencontré ma femme parce que j’aurais été avec l’autre. Tout compte fait, je ne touche pas à ça.  Je vais plutôt changer ce salopard, ce camarade de classe qui m’a empêché de copier sur lui pendant les examens de physique en troisième secondaire - je lui en veux encore-, il a caché tout avec une feuille, alors soit j’aurais arraché la feuille et j’aurais quand même copié, soit je lui aurais pété la gueule à la récré après, mais j’aurais dû réagir autrement [rire].

Pour le présent, je ne sais pas, je m’arrangerais…  Enfin non, je ne changerais rien du présent, il est magnifique.

Pour le futur, je dirais au fantôme d’aller « fantômer » ailleurs car mon futur dépend de moi, c’est moi qui peut apporter ce que je souhaite pour le futur, je ne vais pas le laisser à quelqu’un d’autres.  Je plaisantais tout à l’heure en disant que tout est écrit, mais je suis persuadé du contraire.  Je pense que rien n’est écrit contrairement à ce que certains pensent, que Dieu a tout écrit.  Selon moi, tout est à écrire et nous tenons notre destin entre nos mains et c’est ça qui me fait enrager notamment quand je vois le monde partir dans le fossé, je me dis que nous sommes responsables de notre propre malheur,  donc ce que je vais faire c’est continuer à ouvrir « ma gueule » pour alerter sur les choses dangereuses, dire que l’on peut mieux faire et essayer de le faire déjà moi-même.

 

Propos recueillis par Alexandra Veldeman & Jonathan Feito Cigarria

Photos © Veldeman Alexandra

Images © Casterman 2012

Interview © Graphivore - Alexandra Veldeman & Jonathan Feito Cigarria 2012


Pays : Belgique

Date de l'événement : du 30/10/2012 au 30/10/2012.

Publié le 04/11/2012.


Source : Graphivore

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