En exclusivité pour BD-Best, Laurent Lafourcade a eu la chance d’interviewer cet immense auteur à la carrière exceptionnelle et que tous les passionnés de bandes dessinées ont lu un jour : Christian Godard.
L'auteur a 87 ans. Avec André-Paul Duchâteau, il est l’un des derniers gentlemen de la BD. Il a un site officiel : www.godard-christian.org et un blog qu’il alimente de souvenirs et d’actualités : http://christiangodard.canalblog.com.
Dans cet entretien, nous survolerons sa carrière d’une richesse incroyable. Après ses débuts dans la presse magazine, nous nous arrêterons sur ses plus grandes séries : Norbert et Kari, Martin Milan, La jungle en folie, Le vagabond des limbes, Toupet, puis sur ses principaux partenariats en tant que scénariste.
Aujourd’hui, en voici la première partie. Christian Godard nous raconte le démarrage de sa carrière, puis son arrivée au Journal Pilote et la création de sa première grande série : Norbert et Kari.
Bonjour Monsieur Godard. Vous êtes issus d’une époque bénie où la presse magazine était reine. Vous souvenez-vous de votre toute première publication ?
C’était aux éditions Rouff au début des années 50. Ils publiaient des petits fascicules, pas vraiment des albums, de quinze pages dans lesquelles on pouvait développer une histoire sur cette longueur avec un personnage ou un couple de personnages. Les éditions Rouff était une maison d’édition ancienne qui s’était longtemps spécialisée du côté de la littérature, qui a fait plus ou moins faillite et qui s’était raccrochée aux branches avec la bande dessinée. Ils n’avaient aucun sens de ce qu’il fallait faire dans ce domaine pour trouver des lecteurs. Ça a été une chance pour moi puisque que ça m’a permis de faire mes débuts. Dans ces petits fascicules de quinze pages très très très approximatifs, j’ai pu faire Biscoto marmiton, Pip & Joc,… C’était dans une autre vie!
Puis vous avez publié dans d’autres maisons d’éditions.
Dans un deuxième temps, j’ai travaillé pour Bernadette Ratier chez IMA, l’ami des jeunes, avec la série Tim et Anthime. Puis, avec beaucoup de chance, j’ai réussi à travailler pour des maisons un peu plus sérieuses, ce qui nécessitait un peu plus de savoir-faire, comme Edimonde, et ensuite pour Vaillant. Je n’ai pas tout de suite commencé avec un personnage récurrent. Il a fallu tout un tas d’étapes intermédiaires.
Entre temps, j’avais travaillé dans le journal de Benjamin. J’animais la dernière page avec la série “Benjamin et Benjamine”. A cette époque, je fus rappelé sous les drapeaux pour plus de huit mois en Algérie où j’ai été mêlé, bien malgré moi, à la chasse aux révoltés qui résistaient et qu’on appelait les fellaghas. Ça impliquait, qu’on le veuille ou non, de faire des patrouilles la nuit, sans lumière, dans le noir absolu, ou bien, de jour, passer au peigne fin des villages entiers dans lesquels on ne trouvait plus que des femmes, et plus aucun homme. Triste époque. Mais on nous envoyait là-bas sans nous demander notre avis…. Quand je suis rentré, je pensais reprendre les personnages que j’avais créés, mais la série Benjamin et Benjamine avait été reprise par Uderzo et Goscinny. Il se trouve que Uderzo était le dessinateur que j’admirais le plus au monde depuis ma plus petite enfance. Ce qui fait que je n’ai jamais osé retourner au journal de Benjamin et Benjamine pour dire que c’était moi qui avait inventé ces personnages ! En même temps que Benjamin et Benjamine, j’ai fait tout un tas de trucs afin de gagner ma vie comme “Choupi et Choupinette” et “Titi volcan”. J’ai travaillé pour “Pierrot champion”, je faisais “L’agence Flick contre Fantomuch” dans un fascicule, qui s’appelait Biribu, un petit format, comme on disait à l’époque, qui a disparu depuis.
La raison qui explique pourquoi je suis passé par un tas de journaux et fascicules à cette époque, c’est qu'à 17 ans j’ai décidé de mon propre chef d’interrompre mes études, et de travailler. Mon père était métreur-vérificateur dans le bâtiment et ma mère était fleuriste. La vie était dure à cette époque et je voulais aider mes parents. Mon père m’a trouvé une place dans une entreprise du bâtiment où je m’occupais du secrétariat et des relations avec les ouvriers. Je suis ensuite parti au service militaire, qui durait à cette époque un an et demi, où j’exerçais la fonction de professeur d’éducation physique, ce à quoi je m’étais longuement entraîné en amont, en faisant des stages dits de préparation militaire. J’avais droit à une chambre à deux. Pendant cette période, j’ai pu préparer des projets pour mon retour à la vie civile. Je croyais être un dessinateur de gags comme on en publiait beaucoup à l’époque dans France-Dimanche, Ici Paris et les journaux comme ça. Je suis rentré avec trois cents gags dessinés pour essayer de les vendre à ces journaux en question. J’ai dû en vendre deux ou trois… Par contre, j’ai constaté que c’était beaucoup plus facile dans le domaine de la bande dessinée.
Vous avez été élevé avec des bandes dessinées comme Monsieur Poche d’Alain Saint-Ogan.
Bien sûr, entre autres.
Mes débuts sont extrêmement compliqués à résumer car ils sont faits de tout un tas de passages absolument extravagants. Je prenais tout ce qui se présentait.
C’était une chance de bénéficier de toute cette presse pour se faire la main.
Oui. A cette époque, il y avait du travail partout et les dessinateurs de bandes dessinées étaient cent fois moins nombreux qu’aujourd’hui. Par voie de conséquence, on était plutôt bien accueillis partout. On vous testait pour voir ce que vous étiez capable de réaliser. J’ai ainsi appris les rudiments.
Ensuite, les choses ont commencé sérieusement pour moi à partir du moment où j’ai travaillé pour Vaillant.
Entre autres, vous avez succédé à Will au dessin des strips hebdomadaires de Lili mannequin dans Paris-Flirt sur scénario de Goscinny.
Pendant cette période, je suis un jour allé sonner à tout hasard à la porte de l’agence Edimonde, pas loin du Boulevard des Italiens à Paris, ne sachant pas ce que j’allais trouver dernière. Je fus accueilli par un petit monsieur très modeste et très aimable. C’était René Goscinny. Il n’était pas connu à l’époque. Il écrivait déjà Lucky Luke pour Morris mais ne signait que de ses initiales, RG. Il a regardé ce que je faisais et m’a demandé si je voulais reprendre une série qui s’appelait Lili mannequin qui était dessinée de main de maître par Will, déjà très doué pour son jeune âge. Il voulait arrêter la série qui était une bande en trois dessins. J’ai donc repris Lili mannequin pendant un certain temps.
Ensuite, on a fait des planches à droite et à gauche. René Goscinny a repris le scénario de Pipsi, une série que j’avais créé. Il m’a aussi écrit des gags comme La Potion Magique (deux ans avant Astérix le Gaulois !) dans le journal Pistolin. On a fait des travaux publicitaires. Pendant ce temps-là, une équipe nombreuse cherchait à trouver les moyens de créer un journal qui devait devenir, ensuite, Pilote, si bien que, très naturellement, quand ils ont lancé le journal de Pilote avec toute l’équipe, je me suis trouvé embarqué dedans. C’était en octobre 1959.
Vous vous trouvez donc au sommaire du premier numéro de Pilote.
J’ai commencé dans Pilote sur une série de René Goscinny qui s’appelait Jacquot le mousse. On a fait une seule histoire qui se déroulait sur trois bandes et sur une demi-page. C’était approximatif, aussi bien de son côté que du mien. Ensuite, on a fait Tromblon et Bottaclou, en même temps que je démarrais, tout seul, Les missions de l’Agent secret É-1000. C’était des histoires complètes.
En 1963, vous créez votre première série célèbre Norbert et Kari.
Il y avait deux co-rédacteurs en chef chez Pilote à l’époque, Goscinny et Charlier. Charlier m’a dit un jour : “Il serait peut-être temps, Christian, de passer aux choses sérieuses”. L’expression était plutôt flatteuse. C’est comme ça que j’ai pu démarrer Norbert et Kari qui a connu une publication absolument régulière. Il était très rare que je m’arrête plus d’une semaine entre deux histoires longues. J’ai pu faire ce que je rêvais de faire. Ça m’a permis de me développer en tant que dessinateur, de développer ma personnalité, d’arriver à une certaine forme de professionnalisme. Les dernières histoires restent sur le plan graphique extrêmement heureuses et abouties. « L'île aux monstres » est l’histoire que j’ai pris le plus de plaisir à dessiner, et où j’ai eu le sentiment d’être arrivé à, disons, un point culminant sur le chapitre graphique. C’était une période très très heureuse sur le plan créatif. J’étais libre et je trouvais des moyens à hauteur de mes ambitions.
Kari, jeune polynésien, est un ami de Norbert, parisien qui aspire au calme en fuyant la capitale. Il est roux à moustaches. Il fait penser un peu à vous. Est-ce volontaire ?
(Rires) Pourquoi pas ? Oui, je suis beaucoup dedans bien sûr, mais je dirais que, si je repense à cette époque, la ressemblance n’était pas volontaire. Par contre, mon mode de pensée était volontaire.
C’est une série qui démarre de la manière suivante : Norbert est coincé dans un embouteillage, il en a marre d’être toujours coincé dans les embouteillages. Par voie de conséquence, il descend de sa voiture. Il décide de l’abandonner et d’abandonner également cette civilisation de merde. Il choisit de partir là où, peut-être, il fait bon vivre, c’est à dire du côté de Tahiti et des îles polynésiennes, là où la civilisation n’a peut-être pas encore tout pourri. L’idée m’est venue car mon père, à cette époque, avait un ami qui habitait là-bas. Il venait nous rendre visite tous les deux ou trois ans à Paris et nous racontait sa vie en Polynésie. Il avait une maison traditionnelle au bord de la mer. Quand il avait envie d’aller se baigner, il faisait vingt ou trente mètres. C’était sa vie. Ça m’avait beaucoup fait rêver. J’ai donc imaginé un personnage qui s’en va avec cette idée de quitter la civilisation et de retrouver un monde vivable. En vérité, j’éprouvais à cette époque, un peu en avance, des sentiments qui devaient nous conduire, cinq ans plus tard à Mai 68. J’avais, sans le savoir, cinq ans d’avance…
Norbert va se rendre compte que l’atoll de Taaratatah n’est pas si calme que ça.
Exactement. Il va être très déçu, parce qu’il faut raconter des histoires. Je n’étais pas là pour dire qu’il a trouvé un mode de vie qui lui convient, qu’il est heureux et que tout se passe bien. Je n’allais pas intéresser beaucoup de lecteurs de cette façon. Bien évidemment, il fait la connaissance d’une autre forme de vie qu’il n’attendait pas du tout, ce qui me donne l’occasion de raconter des histoires, parce que mon rôle à moi c’est de raconter des histoires.
Sous des travers humoristiques, on apprend qu’il n’y a en fait pas de paradis perdus. Pensez-vous qu’il y a un espoir de tranquillité pour quelqu’un quelque part ?
Non, je ne pense pas. Encore de moins en moins de nos jours. Mais j’ai été très gâté par la vie parce que j’ai pu y faire tout ce que j’ai décidé et que j’avais envie d’y faire. Tout le monde n’a pas cette chance extraordinaire de se dire : « Je prends la décision de faire quelque chose, je vais le faire et personne ne m’en empêchera. ». J’ai eu beaucoup de chance car j’avais choisi de ne pas m'intégrer dans la civilisation telle qu'elle vous l’est proposée à Paris -je suis parisien de naissance - et je ne voulais pas partir parce que ce n’était pas mieux ailleurs, ni en Bretagne, ni à la montagne. Il y avait toujours les impôts à payer. L’Etat vous suivait à la trace, vous faisant payer des trucs que vous n’attendiez pas. C’est la raison pour laquelle l’ami de mon père était parti en Polynésie. Ça me faisait rêver. Il a bien sûr été un peu déçu à droite et à gauche, mais tout de même c’était autre chose. C’est comme ça que j’ai trouvé l’idée de Norbert et Kari. Les lieux s’y prêtaient merveilleusement.
C’est en pleine période Norbert et Kari qu’a eu lieu en 1968 cette fameuse révolution au sein du journal Pilote dans laquelle Goscinny s’est vu malmené par une partie des auteurs qui critiquait sa gestion du journal. Vous y étiez ?
Cet épisode de mai 68 et de cette fameuse réunion dans une brasserie avec quelques gugusses et René Goscinny, j’en fais, un peu, le récit dans le volume trois des compilations de Martin Milan à paraître prochainement. J’en fais une narration personnelle, qui va complètement à contre-courant de ce qui se dit aujourd’hui quand certains qui n’ont pas vécu cette période veulent absolument essayer de comprendre ce qui s’y est passé. Moi je l’ai vécu, j’y étais.
Tout ce qu’on raconte sur cet événement, ce sont des ‘approximations, par définition ré-imaginées’, avec les meilleures intentions du monde certes, mais partiellement réinventées par des gens qui ne l’ont pas vécu, dont certains qui voudraient faire croire qu’ils y étaient, et qui fantasment. Vous lirez donc les détails de mon témoignage dans l’intégrale de Martin Milan Tome 3, bien que je répugne à me mêler de cette affaire, et que je reconnaisse sincèrement que l’intention des initiateurs qui enquêtent sur le sujet est respectable.
Vous avez toujours été fidèle à Goscinny.
J’étais très ami avec Gotlib. On a eu un projet de journal, lui, moi et Tabary. On avait poussé très loin l’idée, commençant à se distribuer les rôles. Mais nous avons été interrompus, à peu près au moment où j’ai commencé à travailler pour Tintin Belgique. A mon retour, il n’en était plus question. Gotlib avait pris une autre direction.
Les premiers albums de Norbert et Kari ne paraissent qu’en 1974 chez Hachette. Dargaud n’a jamais voulu éditer la série ?
Je suis bien obligé de constater que, chez Dargaud, à partir de mai 1968, tout ce qui se passait ne pouvait se passer qu’avec l’aval de Goscinny qui avait monté d’un étage et d’un grade. Il m’avait fait visiter son bureau, un peu plus tard, toujours en 68. Depuis son bureau, sans se lever de son siège, il pouvait ouvrir ou fermer les rideaux de la baie vitrée en appuyant sur un bouton. Pareil pour la porte. S’il avait voulu que la maison fasse des albums avec ma série, c’était facile, il appuyait sur le bouton, pas le même que pour les rideaux, celui d’à côté. Or, il m’avait convoqué pour me demander de faire « très exactement le contraire ». Il voulait que je fasse deux pages par semaines, avec à chaque fois un sujet différent, sur le mode parodique. Ça ne m’intéressait pas vraiment. Il ne m’a même pas parlé de Norbert et Kari, et de la dernière histoire parue. Mais il savait très bien qu’il aurait été impossible de produire quatre planches de cette sorte par semaine. J’ai beaucoup hésité. Je travaillais pour cette maison depuis plus de dix ans. Et puis, au point où j’en étais arrivé, j’estimais qu’il aurait été normal que la maison travaille à son tour un peu pour moi ! Seulement, il est important de se souvenir que Norbert & Kari était une série initiée par Charlier, et non par Goscinny… J’ai donc fini par décider de ne plus participer aux réunions de rédaction, et de partir. Ce fut une décision très difficile à prendre qui m’a demandé plusieurs mois. Un véritable déchirement. Mais Goscinny ne m’a jamais rappelé. Aujourd’hui, certains n’hésitent pas à me dire que « Norbert et Kari au Royaume d’Astap » est un chef-d’œuvre. Moi, je n’ai jamais prétendu une chose pareille. Mais si ma collaboration à Pilote s’est arrêtée là, en tout cas, ce n’est pas parce que je bâclais mon travail !
Je connaissais bien Henri Filippini, à qui Hachette avait proposé un poste de directeur de collection.
Quand Jacques Glénat avait démarré sa maison d’édition, c’était Filippini qui se chargeait de lui trouver des auteurs. Moyennant quoi, j’y ai publié l’une des trois premières séries, L’agent secret É-1000. Filippini m'avait contacté vers cette époque-là pour savoir si ça m'intéresserait de démarrer une collection chez Hachette. C’est ainsi qu’on y a édité Norbert et Kari.
Puis, Filippini me demandant ce que j’avais envie de faire d’autre, je lui ai dit que je pensais à une série de science-fiction depuis longtemps. J’allais essayer de trouver un partenaire car je ne souhaitais pas la dessiner. Je voulais un dessin réaliste et moi je suis plutôt un dessinateur humoristique ou semi-humoristique. J’ai posé la question à Julio Ribera que je connaissais déjà qui était intéressé. On a commencé Le Vagabond des limbes pour Hachette, qui au troisième album a renoncé à publier de la BD.
Filippini, qui était donc également chez Glénat, leur a proposé une reprise de Norbert et Kari où l’on a continué pendant longtemps. Je l’ai ensuite poursuivie au Vaisseau d’Argent, avant qu’elle ne soit rachetée par Dargaud dans les années 90 et exploitée quelques temps chez eux, puis que je récupère mes droits au début des années 2000.
Norbert et Kari vont connaître deux rebonds. Le premier en 1981 dans Gomme avec Un empire sur pilotis, le deuxième en 1989 avec La maison du kloune. On sent que ces personnages vous tiennent à cœur et que vous n’avez jamais voulu les abandonner.
Norbert et Kari, j’étais parti pour que ça dure toute ma vie. Les circonstances ont décidé pour moi. Quand je suis arrivé à maturité complète sur le plan graphique, c’était sur Norbert et Kari. J’étais parfaitement satisfait de mes moyens à cette époque-là, ce qui était quelque chose d’important pour moi parce que je n’avais pas du tout l'habitude d’être satisfait de ce que je faisais ! J’en étais arrivé à un point qui me convenait parfaitement et j’aurais aimé continuer toute ma vie comme ont pu le faire certains autres avec leurs propres séries. Or, c’est le moment en 1968 où Goscinny prend les commandes et décide que le journal Pilote va changer de formule. L’une des premières décisions qu’il a prises a été de demander des choses différentes à ses collaborateurs. Il m’a convoqué et m’a donc dit : “Je voudrais que vous me fassiez deux pages par semaines qui n’aient pas de rapport entre elles. Vous venez me trouver au bureau, vous me proposez un sujet, j’accepte ou non, et vous faites deux pages par semaine un peu comme la Rubrique-à-Brac ou les Dingodossiers. Essayez de trouver un titre du même genre pour que ça puisse s’inscrire dessous.”. Je repars penaud car ce n’était pas du tout ce que j’ai envie de faire. Il ne m’a pas du tout parlé de Norbert et Kari. La dernière histoire que j’ai racontée était pourtant réussie, mais dans un esprit complètement incompatible avec ce qu’il voulait que je fasse.
J’ai fait ces pages thématiques pendant quelques mois, en me posant la question de comment pouvoir bien faire pour continuer l’un et l’autre. Et puis je me suis dit que j’allais d’abord essayer de comprendre pourquoi il m’avait fait cette proposition-là. Alors, au lieu de lui proposer toutes les semaines deux pages nouvelles, j’ai décidé de ne plus retourner à la rédaction. Jusqu’alors, j’étais toujours présent aux réunions du journal. J’ai cessé d’y aller. J’ai attendu qu’il m’appelle, mais il ne l’a pas fait. J’ai attendu une semaine, deux semaines, trois semaines. Il ne m’a pas appelé et je suis parti. Il y avait à deux pas de là, quelqu’un qui s’appelait Greg, qui était un ami et qui me disait : “Viens. Tu veux faire une histoire longue ? Fais-la.” C’est à partir de ce moment que Martin Milan a pris son envol.
Vous n’avez pas pensé partir au Lombard avec Norbert et Kari ?
Ça aurait posé des problèmes insolubles. Dargaud avait les droits. Il aurait fallu les négocier et les racheter. Le Lombard et Dargaud étaient à l’époque deux maisons différentes.
Je voulais aller vite. J’avais déjà raconté des histoires courtes de Martin Milan. J’avais un personnage qui était tout près pour des histoires longues et c’est à partir de là que j’ai consacré mon temps à Martin Milan.
Revenons sur la touchante maison du Kloune. Cette histoire est vraiment au croisement de trois de vos principales séries. Il y a l’exotisme de Norbert et Kari, la poésie de Martin Milan et l’onirisme du vagabond des limbes.
Je ne me suis pas posé la question, jamais. Quand j’avais envie de raconter une histoire, je la racontais voilà tout. Je la racontais parce que j’en avais envie. Pour moi, tout cela est lié, poésie, exotisme et onirisme. J’essaie de me faire plaisir à moi-même et de raconter des histoires tout en étant sincère.
J’essaye de faire des choses que les autres en général ne font pas. Ils ont un système calibré pour répondre à une clientèle. C’est le gros problème de la bande dessinée qui est devenue une industrie Il faut faire des trucs qui se vendent. Quand on trouve un truc qui se vend, on le répète à l’infini. C’est la raison pour laquelle on peut classer les séries qui ont du succès dans des schémas classiques, que l’on peut définir en peu de mots. C’est une manière de considérer la BD comme de la marchandise, alors que c’est un art de la narration. Le banquet d’Astérix, si j’y avais été invité, j’aurais évité d’y aller. Il y est parce que la clientèle réclame un produit fini.
Chaque fois, j’essaye de raconter une histoire que je n’ai pas racontée avant parce que c’est la seule façon de surprendre. C’est un avantage, parce que je me fais plaisir, mais c’est aussi un gros risque. Je ne fais pas un produit. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais vendu à deux millions d’exemplaires. (Nous avons quand même atteint les cinquante mille, voire soixante-dix mille exemplaires sur Le vagabond des limbes à l’époque de ma maison d’édition, Le vaisseau d’argent…)
De nombreux récits de Norbert et Kari n’ont jamais été publiés en albums, non seulement de courts récits complets, mais aussi des grandes histoires à suivre. Une intégrale serait bienvenue.
Oui, je l’espère beaucoup. Je serais disposé à discuter de cette éventualité à condition qu’elle soit sérieuse. Une adaptation théâtrale du Royaume d’Astap est d’ailleurs actuellement en cours, par Bruno Lemaître (d’Opale BD) et la Compagnie Gérard Philipe. L’époque de Norbert et Kari était une époque où j’étais heureux de faire ce que je faisais tous les jours. Vous n’avez pas ce ressenti-là lorsque vous faites un produit.
(à suivre…)
Entretien réalisé par Laurent Lafourcade
Les dessins sont © Christian Godard
La photo de titre d’article est © Laurent Mélikian
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